Le salaire à vie comme droit politique à la place du marché du travail

Bernard Friot

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Bernard Friot, « Le salaire à vie comme droit politique à la place du marché du travail », Revue Quart Monde [Online], 229 | 2014/1, Online since 07 June 2020, connection on 14 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5851

L’auteur explicite sa conception du salaire à vie, telle qu’il l’a récemment exposé dans différentes ouvrages : aux Éd. La Dispute L’enjeu des retraites (2010), L’enjeu du salaire (2012), Puissances du salariat (2012), et chez Peter Lang, avec Bernadette Clasquin, The wage under attack : employment policies in Europe (2013).

Le marché du travail trouve son fondement dans l’obligation, pour ceux qui ne sont pas propriétaires de leur outil de travail, d’aller porter sur un marché ad hoc une partie d’eux-mêmes, objectivée dans une marchandise, la force de travail. Sur le marché des forces de travail, les acheteurs ont la main. En tant qu’offreurs d’emploi, ils l’emportent nettement sur les offreurs de force de travail : les propriétaires de l’outil de travail décident du lieu, du nombre, de la vocation des emplois et embauchent sur ceux-ci qui ils veulent. Nous mesurons l’inhumanité d’un tel marché, la négation dont sont l’objet ceux qui ne trouvent pas d’employeur, la souffrance au travail générée par le chantage à l’emploi pratiqué à l’envi par les techniques de management. Comment en sortir ?

L’Emploi, une divinité ?

Supprimer le marché du travail n’est pas simple, et d’abord parce que sa violence est intériorisée par ses victimes. Par des visites dans des salons d’orientation, par l’expérience charnelle de la peur de leurs parents de perdre leur emploi, par l’inscription de leur scolarité dans des filières inégales, les enfants apprennent dès leur jeune âge à conformer leur désir aux « exigences du marché du travail ». Éducation et scolarisation sont un long apprentissage du travail d’appauvrissement de soi1 pour obéir à l’injonction d’employabilité. Notre attachement à la laïcité ne va pas jusqu’à récuser la présence dans l’espace public de cette divinité meurtrière. Tous les jours, dans les médias, des économistes pires que les curés d’avant le concile nous menacent de l’enfer si nous ne sommes pas sages : pour sauver l’emploi, il faut en supprimer une partie et réduire les salaires. Ces sermons indécents sont relayés à tout moment, même à leur corps défendant, par celles et ceux qui ont fait de l’emploi une divinité. Les parents s’inquiètent de l’employabilité de leurs enfants. Un candidat qui ne dirait pas « faire de l’emploi sa priorité absolue » aurait peu de chances d’être élu. La « bataille de l’emploi » est un objectif commun aux syndicats et au patronat. Qui trouverait à redire à une biographie d’un militant ou d’un politique intitulée « Une vie au service de l’emploi » ? Jusqu’à présent, l’Emploi est une divinité à laquelle nous sommes prêts à sacrifier notre bonheur collectif.

S’il y a une telle intériorisation de l’Emploi par ses victimes, c’est parce que sa religion sert les intérêts de celles et ceux qui ont le pouvoir, c’est-à-dire qui décident de la valeur économique. Valeur : il faut introduire ici ce terme abstrait, car la compréhension des chemins de sortie du marché du travail suppose ce détour théorique. Ce que nous faisons « vaut » dans deux sens qu’il ne faut surtout pas confondre. La valeur d’une activité peut être son utilité sociale : faire du café ou conduire des enfants à l’école sert à quelque chose. L’essentiel de notre vie éveillée consiste ainsi à produire des « valeurs d’usage ». Mais si l’on considère que par exemple, s’agissant de la conduite d’enfants à l’école, quand cette activité est le fait des parents, elle ne sera pas payée, alors qu’elle le sera quand elle est le fait d’une assistante maternelle, on voit bien que ce que nous faisons vaut (ou ne vaut pas) selon un second sens : la « valeur économique », aujourd’hui exprimée en monnaie, qui vient dans certains cas doubler la valeur d’usage.

Valeur économique et valeur d’usage

Le terme de « travail » est réservé aux activités qui produisent et de la valeur d’usage et de la valeur économique. Ainsi, un parent conduisant ses enfants à l’école ne travaille pas alors que l’assistante maternelle faisant la même activité travaille. Il saute aux yeux que la valeur économique, et donc le travail, sont une convention sociale. Dans les années 1950 par exemple les soins étaient une activité utile mais pas du travail, ce qu’ils sont devenus depuis. Non pas parce qu’ils auraient changé de contenu (ce n’est pas le contenu de l’activité, le travail concret, qui fait qu’il y a travail au nom, valeur économique ou non), mais parce qu’ils se sont inscrits dans une institution légitime pour changer l’activité en travail. Les religieuses, réputées simples productrices de valeurs d’usage parce qu’elles n’avaient pas d’emploi, ont été remplacées par des infirmières, réputées productrices de valeur économique parce qu’elles avaient un emploi. En inscrivant l’activité « soins » dans un emploi, on l’a transformée en travail. La valeur économique n’est pas un en soi contenu dans telle activité, il n’y a pas d’essence de la valeur. La valeur économique n’a pas d’autre fondement que politique, elle est le fruit des rapports sociaux : c’est une convention sociale qui s’exprime dans des institutions spécifiques.

La valeur économique renvoie au pouvoir. Toutes les activités ont un usage social, mais elles n’ont de valeur économique que pour autant qu’elles assoient le pouvoir des dominants. On pourrait alors - et bien des projets de réforme sociale sont construits là-dessus - chercher le salut dans la suppression de la valeur économique, de la monnaie, du travail. La vie en société reposerait sur la transparence de la production des valeurs d’usage, chacun y contribuerait selon ses capacités et recevrait selon ses besoins. Disons-le tout net : ce rêve d’une activité débarrassée de la valeur économique est mortifère. Casser le thermomètre n’a jamais guéri de la fièvre. La valeur économique signale le pouvoir qui nous tient. Le mot « travail » n’existe pas dans toutes les langues, la monnaie n’a pas toujours existé pour exprimer la valeur, mais la valeur économique a toujours existé car elle renvoie à une dimension inhérente à toute société. L’émancipation, cette dynamique au cœur du mouvement social, consiste à humaniser la convention de valeur, à se débarrasser de la violence de ses institutions lorsqu’elles sont devenues à la fois intolérables et remplaçables, pour en construire d’autres qui seront un progrès en humanité mais qui seront encore expression du pouvoir. L’humanisation du pouvoir est une entreprise aussi décisive que celle de la nature, et elle est, comme cette dernière, toujours inachevée.

Le salaire à la personne

Pour la résumer en quelques mots2, la convention capitaliste de la valeur économique, telle qu’elle s’est construite dans la lutte de classes entre bourgeoisie et aristocratie entre le 14ème et le 19ème siècle, s’exprime dans la propriété lucrative, le marché du travail, la mesure de la valeur économique par le temps de travail, le crédit (pour le financement de l’investissement). Ce sont là les quatre institutions décisives de la « valeur d’échange » qui est la forme capitaliste de la valeur. Les propriétaires des moyens de production sont les seuls légitimes pour décider de l’objet, de la modalité et du partage de la production en nous réduisant à l’état de demandeurs d’emploi, en nous soumettant la dictature du temps et en nous endettant. Se dégager de cet étau suppose conjointement l’expropriation des propriétaires lucratifs et la généralisation de la propriété d’usage de tous les outils de travail par ceux qui les mettent en œuvre, la suppression du marché du travail et son remplacement par le salaire à vie, le remplacement de la mesure de la valeur par le temps par sa mesure par la qualification des producteurs, la suppression du crédit et le subventionnement de l’investissement par une cotisation économique abondée par une création monétaire. Sortir du capitalisme est possible en menant la lutte de classes sur ces quatre institutions décisives, en travaillant à les rendre à la fois intolérables et remplaçables.

Intolérables. Ça ne se joue pas que dans les faits, c’est aussi affaire de représentations. Certes, le fait de l’incapacité des capitalistes et de leur convention de valeur économique à être porteurs d’émancipation est aujourd’hui patent et met en cause leur légitimité. Mais l’exaspération populaire que ce fait produit, ne conduit pas spontanément à la mise en cause de la propriété lucrative, du marché du travail, de la mesure de la valeur par le temps, ou du crédit. Loin s’en faut. Cinq siècles de construction de ces institutions les ont légitimées, et on pourrait dire des quatre ce que j’ai dit de la religion de l’Emploi. Un travail considérable de délégitimation de ces institutions est à mener, à toute occasion. Par exemple en dénonçant la légitimité de tout dividende, en soutenant tous ces trentenaires qui refusent le marché du travail, en récusant le principe même du « repreneur » en cas de défaillance de l’actionnaire, en incitant au refus de l’introduction de toute mesure par le temps de travail, en menant campagne pour l’illégitimité de toute dette finançant un investissement.

Remplaçables. Là, beaucoup de chemin a déjà été fait. Il faut le répéter, y compris à ceux-là mêmes qui se battent pour l’émancipation et qui pourtant adhèrent au postulat de l’absence de révolution au 20ème siècle. La classe ouvrière a imposé des institutions de la valeur économique anticapitalistes. Pour s’en tenir à celle qui est l’objet de cet article, le remplacement du marché du travail par le salaire à vie concerne aujourd’hui plus de dix millions de personnes en France : les fonctionnaires et ceux des retraités qui ont une pension proche de leur salaire.

Les fonctionnaires ont conquis un statut qui attribue la qualification, et donc le salaire, à leur personne et non pas à leur emploi. Ils sont payés pour leur grade et non pas pour leur poste. Évitons tout contresens en rappelant ce qui oppose qualification et certification. La certification atteste que le titulaire du diplôme sait produire telle valeur d’usage (chaudronnier, comptable). La qualification, au contraire, atteste que son titulaire contribue à tel ou tel niveau à la production de valeur économique, correspondant à tel salaire (OP2, indice 325). Avec le grade, le titulaire de la qualification est la personne même du fonctionnaire : c’est sa personne qui est payée. Alors qu’un salarié du privé n’est jamais payé, lui : c’est son poste qui est payé parce que c’est son poste qui est titulaire de la qualification (la convention collective qualifie des postes, jamais des personnes), si bien qu’il peut se retrouver au chômage et perdre son salaire. Un fonctionnaire n’est jamais chômeur parce qu’il a un salaire à vie.

Il en est de même pour les retraités dont la pension est proche du salaire. Lorsqu’un salarié du privé prend sa retraite, ce qui était jusqu’ici la qualification de son poste devient sa qualification personnelle. Il est désormais payé à vie, il n’a plus besoin de passer par le marché du travail pour être reconnu comme producteur de valeur économique.

Évidemment, le capital ne désarme pas. La fonction publique et la retraite comme salaire à vie sont la cible des réformateurs depuis trente ans. Ils prétendent que les fonctionnaires et les retraités seraient un coût, qu’ils dépenseraient de l’argent produit par ceux qui, parce qu’ils sont sur le marché du travail soumis à un employeur et à des actionnaires, sont les seuls productifs. Il ne sera possible de vaincre les réformateurs qu’en passant à l’offensive par un projet de généralisation de la qualification personnelle qui supprimera le marché du travail. Chacun doit se voir attribuer à sa majorité, outre le droit de vote, le droit à la qualification avec un salaire à vie en progression jusqu’à sa mort. Par exemple, si l’on décide qu’il y a quatre niveaux de qualification avec un salaire minimum de 1500 € nets par mois et un salaire maximum de 6000, chacun disposera à dix-huit ans du premier niveau de qualification (et donc de 1500 €) et d’un droit à carrière salariale par le jeu de l’ancienneté et des épreuves de qualification qu’il souhaitera passer. Droit politique reconnaissant qu’il est producteur et décideur de la valeur économique, toute progression dans son salaire sera irrévocable.

1 Je reprends cette expression au collectif auteur de l’excellent Choming out paru en 2012 aux Éd. d’une certaine gaieté, Liège.

2 Je renvoie à L’enjeu du salaire pour l’exposé des deux conventions de valeur en conflit aujourd’hui, la convention capitaliste et la convention

1 Je reprends cette expression au collectif auteur de l’excellent Choming out paru en 2012 aux Éd. d’une certaine gaieté, Liège.

2 Je renvoie à L’enjeu du salaire pour l’exposé des deux conventions de valeur en conflit aujourd’hui, la convention capitaliste et la convention salariale.

Bernard Friot

Bernard Friot, professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre, est économiste et sociologue. Ses travaux portent sur la sécurité sociale et plus généralement sur les institutions du salariat nées au 20ème siècle en Europe continentale. Chercheur à l’IDHES, il appartient à l’Institut européen du salariat (ies-salariat.org) et à Réseau salariat (reseau-salariat.info).

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