Souvent, on demande aux personnes qui ont la vie difficile de nier leur histoire et de repartir de zéro. Pourtant, cette histoire est constitutive de leur vie présente. Une maman rencontrait une éducatrice envoyée par le juge pour enfants. Elle a commencé par dire son histoire, expliquant qu’elle ne maîtrisait pas la lecture et l’écriture et que c’était donc difficile de comprendre des documents et de soutenir sa fille. L’éducatrice a coupé court en disant : « Ça, c’est de l’histoire ancienne. Maintenant, c’est le présent et l’avenir qui doivent compter. Il faut arrêter de s’enfermer dans ces histoires passées. » À la fin de l’entretien, elle lui a donné un papier : « Est-ce que vous êtes d’accord de le relire et de signer ? » La maman l’a regardée : « Je vous ai dit que je ne savais pas lire. » L’histoire passée induit le présent ! C’est la réflexion de cette maman qui a inspiré le titre de cette rencontre. Nous vous livrons ici des extraits du compte-rendu.
Martine Le Corre (animatrice) : J’aimerais qu’on reparte du mot que vous avez choisi dans vos préparations pour dire votre histoire. Ce qu’on cherche, c’est à construire ensemble.
M-T. L. : le mot COMBAT ; depuis que je suis toute petite, j’ai toujours vu mes parents au combat pour vivre et moi j’ai dû faire la même chose.
M. L. : le mot AGRESSION ; quand j’étais petite je me suis fait agresser par des insultes, des coups.
C. F. : le mot POURQUOI ; j’ai été en nourrice.
C. C. : le mot VÉRITE ; je suis de la DDASS1 et je ne sais pas tout.
G. S. : le mot VIOLENCE.
P. L. : le mot COLÈRE ; j’ai toujours été en colère parce que ma mère doit être toujours en combat, par rapport à l’école par exemple.
A. Z. : le mot CHANCE ; je n’ai pas eu une vie très compliquée.
C. P. : le mot SÉPARATION ; j’ai été placée à l’âge de huit ans, loin de mes parents.
B. S. : le mot CHALEUR ; j’avais une famille modeste mais chaleureuse.
J-C. B. : les mots RACINES PAYSANNES, avec une ambiance de solidarité, de travail ensemble.
Mon histoire, c’est aussi…
J-L. A. : le mot RIEN ; mon histoire n’existe pas, je n’ai pas grand-chose à vous raconter. Je n’ai connu ni mes parents, ni mes grands-parents. J’ai été placé en famille d’accueil. On n’a jamais cherché à savoir ce que j’avais. J’en suis sorti seul, parce que j’ai voulu combattre la vie en disant : « Il faut que j’y arrive ». C’est tout.
A. J. : le mot INCOMPRIS ; mes parents n’étaient pas compris, surtout mon père qui n’était pas considéré. Il travaillait, avait un problème d’alcool. Et moi, il fallait que je sois un peu la force pour la famille ; on n’a jamais cherché à me comprendre.
G. R. : le mot SOUFFRANCE. Balloté de foyer en foyer, comme si on se débarrassait de moi, pourquoi personne ne m’a compris, ne m’a aidé à devenir un homme. On a dit de moi que j’étais un enfant difficile, envieux et jaloux des autres enfants. C’est dans mon dossier à la DDASS. J’ai cru tout cela, je me suis senti différent. Personne ne m’a aidé à changer ce qui n’allait pas.
Qu’est-ce qu’on a tiré de positif de ce qu’on a vécu ?
I. A. : le mot CHAOTIQUE. On était une famille de onze enfants, pas riche. Quand un bébé arrivait je me disais : « Je vais encore être de corvée », mais on était heureux. Mes parents avaient bon cœur et recevaient toujours du monde. Bien sûr, des fois mes parents s’engueulaient et on avait peur. Ce que mes parents m’ont donné, c’est le respect avant tout, puis le partage ; choses importantes que j’ai pu transmettre à mes enfants. Et quand on vit dans la galère, on essaie un peu d’oublier. Quand ça n’allait pas, mon père chantait. Il embarquait tout le monde dans ses chansons, c’était un rayon de soleil. On était heureux. Le bonheur est toujours là parce qu’on chante encore.
PC. : J’ai eu la chance d’avoir des bons parents nourriciers. Si je suis ce que je suis aujourd’hui, c’est grâce à eux parce que j’ai appris des choses bien. C’était une famille normale, entre guillemets. J’ai pioché un petit peu chez tous les gens que j’ai connus, qui m’ont entourée, qui ont été gentils avec moi. C’est ce qui a construit ma vie d’aujourd’hui et je continue à piocher, voilà.
M-T.L. : Ce que je retiens en point positif de mon histoire, c’est la force que j’ai puisée dans celle de mes parents, avec tout l’amour qu’ils nous ont apporté. J’essaie de redonner ça à mes enfants. Je leur dis : « Gardez le courage, gardez la tête haute ».
M-L.C., pour J. G. : « Pour moi, mon histoire c’est la m…, je construirai une autre histoire pour mes enfants. »
Un événement devenu leçon de vie
I.A. : Je ne suis pas fière de ce que j’ai fait quand j’étais petite. C’était plus fort que moi, je volais par nécessité, par gourmandise. À l’école, j’ai voulu faire comme les gosses de riches qui avaient des gâteaux, des bonbons. Ce n’est pas les parents qui me poussaient, ça venait de moi. Un jour dans un magasin, où il y avait deux arrière-boutiques, je savais comment ça se passait, le temps que la dame aille chercher les courses, je piquais. Entre deux, un petit monsieur était entré et avait piqué du poisson, dont la queue sortait de sa poche. Et moi pour ne pas me faire prendre, j’ai dit : « Eh Madame regardez, il vous a piqué du poisson » et j’ai pris mes jambes à mon cou avec tout ce que j’avais volé. Quand j’ai grandi, on m’a fait comprendre ce que j’avais fait : lui, il avait volé parce qu’il avait faim. Ça m’a poursuivie toute ma vie : j’avais vendu quelqu’un ; pour moi c’était horrible. Ça m’a permis de dire à mes enfants de ne pas voler et de ne jamais « vendre » quelqu’un.
A.J. : Pour nous, mon père courageux a arrêté de boire. Je retiens de lui son courage, son abnégation. Ce que je fais aujourd’hui comme lui, mettre ma fierté dans ma poche pour mes enfants.
G.S. : Étant jeune, j’ai vécu la violence et je l’ai reproduite, involontairement. Un jour, j’ai réalisé qu’il fallait protéger mes enfants, j’ai demandé l’aide de l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance). Même si mes enfants sont encore placés, je suis fière de les avoir protégés de ma violence, contrairement à moi qui n’ai pas été protégée.
J-L.A. : Si je me suis défendu seul dans la vie, si j’ai combattu, c’est grâce à la grand-mère de ma mère nourrice. J’avais dix, onze ans. Il fallait arracher les betteraves parce qu’il allait geler. Je me souviens d’une seule chose, je pleurais sur le tas. La grand-mère m’a seulement dit : « Tu sais, ce soir n’est pas encore arrivé, faut continuer ». Voilà pourquoi j’ai trouvé le moyen de puiser dans ma vie et de dire : « Ben, faut continuer ».
On a le droit d’être fier…
Marie-Rose Blunschi2 : Le père Joseph a voulu qu’on connaisse l’histoire. Il a dit : « Dans le Mouvement, il faut qu’on garde les traces », et aux volontaires : « Si vous voyez le courage d’une maman, il faut en garder trace parce qu’il y a assez d’écrits sur tout ce qui ne va pas ». Ainsi, au Centre Joseph Wresinski, on garde l’enregistrement des voix, les écrits des volontaires, les témoignages, etc. Tout cela pour que quelqu’un puisse un jour écrire cette histoire.
Mohamed Aïssaoui :3 Merci d’avoir parlé, de m’avoir fait confiance. C’est un moment d’une richesse extraordinaire. Je me sens très proche de vous parce que j’ai vécu dans l’extrême pauvreté en Algérie. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir un travail dans un grand journal. Pour moi, la vraie différence entre les riches et les pauvres, c’est l’incroyable confiance que les riches ont en eux, la fierté qu’ils ont de leur histoire, même si elle n’est pas très belle parfois. Je crois pourtant qu’on a plus le droit d’être fier de pouvoir survivre dans une situation de précarité et d’y vivre la solidarité. Votre fierté c’est de vous être sortis de telles situations. Qui pourrait réussir à s’en sortir ainsi ?
Il y a un lien avec le livre que j’ai écrit : L’affaire de l’esclave Furcy. C’est l’histoire d’un long combat pour la justice, pour sortir de sa condition. Furcy est un homme de 31 ans qui a toujours vécu comme esclave parce qu’on a caché à sa mère qu’elle avait un contrat d’affranchissement. C’est son fils qui découvre cela quand elle meurt. Il aurait donc dû vivre libre. Pour sortir de sa condition, il entreprend un combat judiciaire. On a essayé de l’écraser, de l’humilier, de lui prendre ses papiers pour qu’on ne connaisse pas son nom. Au bout d’une lutte de 27 ans, il y arrive, aidé par des avocats, par sa sœur libre, elle, qui avait appris à lire et à écrire.
Le premier acte d’un esclave ce n’était pas d’avoir un toit, mais un nom : pas de liberté sans identité. Il a couru après des papiers pour pouvoir se marier et faire reconnaître ses enfants libres. À cette époque, les enfants d’esclaves n’appartenaient pas à leurs parents mais à leurs maîtres. Donc pas de famille reconnue, pas de nom, seulement des surnoms ou des sobriquets qui changeaient en fonction des maîtres qui les achetaient ; pas d’arbre généalogique, pas de traces jusqu’en 1848, date de l’abolition de l’esclavage. Il y a vraiment des similitudes entre l’extrême pauvreté et l’esclavage. Pour conquérir la liberté, il faut accéder à la parole, prendre la parole, raconter son histoire en s’entraidant.
Chacun dans son histoire a senti que la famille est vraiment un cocon où l’on doit être protégé. C’est vers ce refuge que j’ai couru. Quand j’ai eu mon premier appartement, j’ai dit à mes enfants : « Ici c’est le refuge, on ne se bat pas ici ». On peut être en colère de devoir toujours combattre, mais tenir, être solide, rester accroché à sa famille, à ce qu’elle nous a apporté, on peut en être fier. C’est ma famille et quelques enseignants qui m’ont donné ma confiance en moi, même si c’est très difficile quelquefois d’accepter l’aide, la main qu’on nous tend.
A.J. : Je me dis que mon histoire à moi c’est un arbre. On a voulu me couper de mes racines, mes enfants ont embelli cet arbre, mais malheureusement deux belles branches ont été coupées.
M-L.C. : Je suis devenue fière le jour où j’ai rencontré le mouvement ATD Quart Monde qui m’a aidée à me déculpabiliser de mon histoire. La fierté, on la puise dans la reconnaissance que l’autre nous donne, cela ne m’intéresse pas d’être fière toute seule.
C. L. : Je reprends une réflexion qui a déjà été dite dans le Mouvement. À une certaine époque tout le monde trouvait que c’était une utopie de vouloir abolir l’esclavage, puis l’esclavage a été aboli. Maintenant on peut dire que c’est une utopie de vouloir abolir la pauvreté… Oui, c’est une utopie, mais on va faire tout ce qu’il faut pour la réaliser.