En 2009, en Égypte, dans le désert du Sinaï, des migrants originaires de l’Érythrée et du Soudan1 ont été enlevés, torturés et ont fait l’objet de demandes de rançon. Parmi ceux qui se sont échappés, plusieurs se sont rendus en Israël. Certains sont morts. D’autres portent des traces permanentes ou ont été traumatisés psychologiquement. Malgré le fait que les médias, les organismes des droits humains et des universitaires aient publié des articles concernant ce problème depuis cinq ans, l’Égypte et Israël ont très peu agi pour empêcher cela.
Chemins vers la contrainte et l’exploitation
Le trafic d’êtres humains implique des formes de contrainte pour prendre le contrôle d’un individu afin de pouvoir l’exploiter. L’exploitation englobe des formes de travail ou prestations forcées, la servitude, l’exploitation sexuelle, l’esclavage ou des pratiques qui ressemblent à de l’esclavage, et le prélèvement d’organes2.
Tout d’abord, les conditions de vie en Érythrée et au Soudan représentent la raison principale de ces déplacements de réfugiés à travers la région. L’Érythrée est un état autoritaire militaire qui persécute activement certains groupes sociaux dans le pays. Au fur et mesure que les réfugiés érythréens se déplaçaient vers le Soudan de l’Est pour se protéger, ils ont été soumis à des contraintes ou kidnappés et amenés vers le Sinaï pour faire l’objet de demandes de rançon et pour être torturés. Au Soudan, la violence généralisée au Darfour, au Kordofan Méridional, et au Nil Bleu a eu pour résultat le déplacement des réfugiés vers des États voisins. La persécution et la violence généralisée dans certaines régions de l’Afrique de l’Est sont les raisons principales qui expliquent le déplacement des Érythréens et des Soudanais, ce qui les rend vulnérables à la contrainte et à l’exploitation.
Deuxièmement, l’Égypte est devenue un pays de transit majeur pour les migrants venant de l’Érythrée et du Soudan. Lorsqu’ils sont en transit en Égypte, les migrants érythréens peuvent se retrouver dans l’impossibilité d’accéder à des procédures de demande d’asile ou de protection des réfugiés, ce qui augmente le risque pour eux d’être exploités de nouveau. Depuis la chute de Moubarak en 2011, la péninsule du Sinaï est devenue une région relativement peu administrée, sans loi et qui voit ponctuellement des troubles sociaux et de la violence, ce qui favorise le développement des trafics et de la torture dans la région.
Troisièmement, depuis 2005 le nombre de réfugiés africains arrivant en Israël a augmenté, passant de quelques centaines à plus de 60 000. La majorité des demandeurs d’asile inscrits en Israël est originaire du Soudan et de l’Érythrée. La réponse d’Israël a consisté à criminaliser les réfugiés, en empêchant ceux qui arrivent du Sinaï de bénéficier d’une protection internationale, à ériger une clôture frontalière pour empêcher des entrées supplémentaires, et à détenir et déporter ceux qui sont déjà arrivés. Le fait d’empêcher l’entrée de victimes potentielles de torture et de trafics et de ne pas fournir une protection adéquate à ceux qui ont pénétré dans le territoire israélien soulève des préoccupations graves concernant les droits humains, et n’empêche pas le développement des trafics et de la torture au Sinaï.
Au-delà du trafic
Le mot torture désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne afin d’obtenir des renseignements ou des aveux, de la punir, de l’intimider ou de faire pression sur elle lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement expresse ou tacite3. Partant des définitions formelles émises par les Nations Unies de la torture et du trafic4, il faut répondre à trois questions cruciales : est-ce que les événements au Sinaï constituent de la torture et du trafic ? Si oui, qui sont les trafiquants et les tortionnaires ? Quelle est l’implication des agents officiels ou de l’État dans les trafics et la torture ?
Les témoignages des survivants du trafic dans le Sinaï font apparaître un certain nombre de pratiques abusives qui vont au-delà du trafic, et constituent de la torture. Les témoignages fournis par des migrants ayant fait l’objet de ce trafic comprennent des descriptions de contraintes, d’enlèvements, de captivité, d’extorsion par des rançons, de violences sexuelles, et de cas d’homicide.
En 2013 Amnesty International a publié un rapport sur les méthodes spécifiques utilisées, révélant une liste extensive de traitements violents équivalents à de la torture, utilisés pour détenir les migrants afin d’obtenir une rançon de leur famille5.
Par ailleurs, selon des rapports sporadiques, certains migrants au Sinaï se sont fait enlever des organes dans le cadre d’un trafic commercial d’organes (y compris des cornées, des foies et des reins), organisé avec le soutien de médecins locaux corrompus. Plusieurs acteurs au Sinaï ont infligé des douleurs aiguës pour intimider et obliger une tierce partie à payer une rançon pour obtenir la libération d’un migrant détenu en captivité par la contrainte, ou ont participé à des trafics d’organes. Sur la base de tels rapports, les événements au Sinaï représentent un trafic d’êtres humains et de la torture.
De nombreux acteurs transnationaux sont impliqués dans le trafic et la torture au Sinaï. Prenons l’exemple des déplacements à partir de l’Érythrée : des courtiers locaux en Érythrée peuvent aider des migrants à traverser la frontière avec le Soudan de l’Est, où ils seront kidnappés par un autre groupe et amenés au Sinaï, où ils sont transférés à un troisième groupe qui va les détenir pour obtenir des rançons élevées avant de les libérer ou de les tuer6. Ainsi, le nombre de groupes transnationaux différents complique les efforts pour empêcher les trafics et la torture, poursuivre en justice les acteurs impliqués, et protéger les victimes.
Enfin, d’autres rapports font état de l’implication des officiels érythréens, soudanais et égyptiens - tels que des militaires, des policiers et des membres des forces de sécurité - dans l’enlèvement et le trafic des migrants, tandis que des groupes non étatiques au Sinaï sont impliqués dans l’exploitation et la torture des migrants qu’on leur vend7. Même quand les trafiquants ou les tortionnaires locaux sont détenus par la police, ils peuvent être libérés. Les actions locales de la police peuvent ne pas être suivies d’effet à cause de la complicité d’agents officiels ou des démentis officiels.
Absence de réaction
Aucune mesure significative n’a été prise par l’Érythrée, le Soudan, l’Égypte ou Israël pour mettre fin aux trafics et à la torture au Sinaï, malgré l’augmentation de la publicité à ce sujet, et des manifestations publiques qui ont eu lieu contre les trafics et la pratique de la torture au Sinaï. L’absence de réaction a été troublante.
La complicité de l’État et l’implication d’acteurs non étatiques transnationaux ont rendu plus difficiles les tentatives de mettre fin aux trafics et à la torture au Sinaï. La persécution actuelle en Érythrée et l’implication des forces de sécurité érythréennes ont favorisé la persistance des trafics dans la région. En Égypte, les migrants qui survivent à la torture peuvent être placés en détention suite à leur calvaire, et ne pas bénéficier de soins médicaux appropriés, ni de soutien psycho-social pour leur traumatisme, ou de protections juridiques contre le trafic d’êtres humains, ce qui les met dans une situation encore plus dangereuse. On soupçonne aussi que les forces de sécurité égyptiennes soient impliquées en perpétuant ou en fermant les yeux sur les abus au Sinaï, ce qui complique encore la situation.
La réaction israélienne aux migrants qui entrent dans le Sinaï consiste à les traiter comme des « agents infiltrés » soumis à la détention et la déportation, en conformité avec la très critiquée Loi anti-infiltration de 2012, et sa version reformulée datant de 20138. En 2013, on estimait qu’à peu près 200 survivants des trafics et de la torture au Sinaï étaient détenus en Israël, depuis la mise en œuvre de la nouvelle loi en juin 20129. De plus, une clôture frontalière longue de deux cent trente kms et haute de sept mètres a été érigée entre Israël et le Sinaï égyptien pour empêcher l’entrée des migrants traversant le désert du Sinaï. Selon le droit international des réfugiés et des droits humains, il est illégal d’empêcher des migrants de bénéficier d’une protection ou de punir des demandeurs d’asile pour l’entrée illégale (Israël a signé et ratifié la Convention sur les Réfugiés de 1951). Puisque ceux qui traversent le Sinaï sont confrontés à des abus graves de la part des trafiquants qui les détiennent pour obtenir des rançons, la construction de la clôture du Sinaï ne fait qu’exacerber les difficultés actuelles pour fournir une protection suffisante aux migrants torturés et soumis aux trafics. Plutôt que de détenir et de déporter, les gouvernements de la région devraient commencer à protéger les victimes et à empêcher des victimisations supplémentaires.
Perspectives de progrès
Les États doivent empêcher tout acte de torture d’avoir lieu dans tout territoire sous leur juridiction, et aucun individu ne doit être refoulé vers un endroit où on a des bonnes raisons de penser qu’il risquerait d’être torturé. Dans le passé, des efforts pour mettre fin à la torture se sont focalisés, avec raison, sur la torture par les États et les agents officiels. Par contre, la plupart des cas d’abus contre les migrants au Sinaï ont été perpétrés par des acteurs non étatiques transnationaux, avec des preuves de complicité de la part de l’État. Néanmoins, les États sont sous obligation positive d’empêcher les acteurs non étatiques de violer les droits humains des migrants. Dans le cas de la torture, le principe de « diligence raisonnable » implique que les États ont le devoir de fournir une protection aux migrants, à travers des moyens législatifs ou autres, contre la torture pratiquée par des individus publics ou privés10.
Un certain nombre de recommandations peuvent être formulées à partir de la pratique des droits humains. Premièrement, protéger et aider les victimes des trafics et de la torture est une priorité importante pour tous les acteurs concernés. Deuxièmement, empêcher des abus supplémentaires aidera à protéger et à aider. Troisièmement, la poursuite en justice des acteurs étatiques et non étatiques complices dans la torture et le trafic d’êtres humains peut empêcher le développement des abus malfaisants. Enfin, la coopération transnationale entre les Etats et la société civile dans la région et à l’étranger peut faciliter la protection des victimes et empêcher des abus supplémentaires11.