Susciter la volonté que la misère n’existe pas

Joseph Wresinski

p. 54-58

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Joseph Wresinski, « Susciter la volonté que la misère n’existe pas », Revue Quart Monde, 240 | 2016/4, 54-58.

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Joseph Wresinski, « Susciter la volonté que la misère n’existe pas », Revue Quart Monde [En ligne], 240 | 2016/4, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6759

Le 21 avril 1982, à Montréal, le père Joseph Wresinski était interviewé par Raymond Beaugrand-Champagne, dans le cadre de l’émission Rencontre. En voici de larges extraits.

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Joseph Wresinski

Raymond Beaugrand-Champagne : Père Wresinski, vous dites de ce milieu de sous-prolétaires que vous connaissez bien, que c’est un milieu où la misère se transmet comme un héritage, un milieu dont on est prisonnier, dont on ne peut pas sortir ; et vous pourtant vous êtes un religieux, vous avez reçu une instruction, vous êtes la preuve qu’on peut en sortir.

Joseph Wresinski : Oui, parce que j’ai eu la chance de rencontrer dans ma vie des prêtres qui étaient des vrais prêtres parce qu’ils avaient mis, j’allais dire, au fronton de leur presbytère : « Ici tout homme qui se présente est accueilli, tout homme qui se présente est un frère. » J’ai eu la chance de connaître ainsi des prêtres qui, aux moments les plus durs de la vie de ma maman par exemple, ont été présents auprès d’elle. Ce n’était pas des prêtres qui faisaient beaucoup de charité, ils étaient très pauvres eux-mêmes, puisqu’ils donnaient tout, mais c’étaient des hommes qui comprenaient que la misère ce n’est pas simplement une question d’argent, ce n’était pas simplement de manquer de pain - c’est ça bien sûr ! - mais c’était de donner le pain avec tellement d’amour et tellement de cœur que le pain avait goût de gâteau, de brioche, si je peux m’exprimer ainsi. Et le curé de ma paroisse était un homme comme ça. Il venait deux fois par an voir maman, il restait avec elle une ou deux heures, et on préparait la fête de la venue du curé de la paroisse. On mettait des fleurs, on faisait des économies pour acheter des petites choses, moi-même je volais pour pouvoir lui faire des cadeaux. Au fond, toute la maison était sens dessus dessous parce que le curé allait venir. Et pendant le temps qu’il parlait à maman, c’était un temps vraiment de grâce, de présence de Dieu. Et ma mère sortait de ce contact avec son curé toute ragaillardie, toute nouvelle, toute rajeunie. Et moi, quand j’étais enfant, je me disais : quand je serai grand eh bien je ferai comme cela, je ferai comme ce curé-là, je m’occuperai des gosses comme moi-même qui étais un gosse bien misérable et qui ne mangeais pas tous les jours son content, mais qui avais la chance d’avoir ainsi une mère qui pouvait entretenir des relations si profondes avec un homme qui était un homme de Dieu.

R. B-C. : Vous avez dit que vous voliez, vous auriez pu devenir un voleur !

J.W. : Oui. D’ailleurs quand j’étais enfant on a dit à ma mère qu’il fallait me placer, que je serais bien mieux si j’étais recueilli chez les Orphelins d’Auteuil, parce que tout le monde disait : « Il va devenir un voleur. » Et je suis devenu un voleur, parce que de toutes manières un prêtre il vole toujours quelque chose. Il cherche au moins à rencontrer les cœurs et à se les gagner, et aussi il cherche à faire que les hommes rencontrent Dieu. C’est un pêcheur d’hommes, un prêtre. C’est quelqu’un qui essaie de ramener à l’Église tous ceux qui souffrent, qui ont faim, qui pleurent.

R.B-C. : Est-ce que vous étiez de ce milieu de mauvais pauvres auxquels vous vous attachez particulièrement maintenant, c’est-à-dire ceux qui sont exclus, ceux qui sont rejetés, ceux qui n’ont plus que la violence pour langage ?

J.W. : Il n’y a pas de mauvais pauvres. Il y a des êtres qui ont été maltraités par la vie et que les autres n’ont pas reconnus et compris. Il n’y avait pas de mauvais pauvres autour du Christ, tout le monde était là et tout le monde faisait partie du cortège. Il y avait les moins pauvres, les plus pauvres, il y avait les miséreux, il y avait ceux qu’on montrait du doigt. Et aujourd’hui je crois que c’est la même chose dans les cités. Les hommes qui sont enfermés sont ceux qui ont été marqués par un état profond de misère. Mais personne ne veut la misère ; la misère, je dirais, ce n’est pas un héritage qu’on convoite, on vous l’impose, vous la subissez. Vous vous efforcez avec la misère qui est sur vos épaules d’être le moins mauvais possible […] Je n’ai jamais rencontré ni des menteurs ni des vrais voleurs dans le monde de la misère. J’ai rencontré des malheureux, des gens qui souffrent et c’est tout à fait autre chose, et qui ne veulent pas leur situation, ni pour eux, ni pour leurs enfants, et qui au fond ne trouvent pas toujours et rarement d’ailleurs des hommes, des femmes pour les comprendre, les écouter, perdre du temps avec eux.

R.B-C. : Vous dites : « Il n’y a pas de mauvais pauvres », mais c’est comme ça qu’on désigne ceux auxquels vous vous attachez. Vous les appelez, vous, « les exclus » ; vous dites : « Ils sont exclus de tout, ils sont exclus du travail, ils sont exclus des syndicats, ils sont exclus des droits à la personne ».

J.W. : Mais ce n’est pas parce que les autres vous excluent que vous êtes un mauvais pauvre. Ce n’est pas parce que les autres vous excluent que vous êtes méchant. Si les autres vous excluent c’est parce que parfois ça arrange tout le monde, vous comprenez, de ne pas avoir à soutenir à l’usine un travailleur qui n’en peut plus de fatigue, un travailleur qui n’a pas appris de métier, qui ne sait pas se servir de ses cinq doigts. C’est parfois plus facile de dire de quelqu’un qu’il n’est pas intéressant, que de l’aider, parce que l’aider supposerait qu’on accepte de faire avec lui un bout de route, et parfois un bout de route qui est long. Au fond, ce sont des prétextes. On exclut des gens, on refuse de les prendre en compte parce que, au fond, les hommes sont ainsi faits qu’ils ont peur de ceux qui en demandent trop, c’est-à-dire qui demandent trop d’amour, parce que vraiment pour sortir quelqu’un de la misère il faut beaucoup d’amour, beaucoup d’amour.

R.B-C. : Ça ne se fait pas du jour au lendemain.

J.W. : Il faut se mettre à leur place et se dire : celui-là il est capable comme moi vraiment de parler, d’aimer, de prier. Mais on croit que ceux qui sont dans la misère sont comme des pierres et des morceaux de bois, qu’ils ne pensent pas, qu’ils ne réfléchissent pas. On les traite un peu comme des enfants. Or le Christ nous a dit : ce sont ceux qui semblent comme des enfants qui entreront au paradis. On sera peut-être très, très curieux que la prophétie du Christ se réalise, lui qui disait que les prostituées - sous-entendu la racaille - seront ceux-là qui seront les premiers dans le Royaume des Cieux pour accueillir les gens bien, les gens que l’on dit bien.

R.B-C. : Vous dites : « Ils sont comme des enfants », mais ils n’ont pas toujours la grâce des enfants. Je pense par exemple à ces femmes ou à ces hommes qui ne se lavent pas, qui n’ont pas de vêtements de rechange, qui arrivent tout à coup à l’hôpital et qui sentent mauvais. Le personnel hospitalier n’est pas très heureux de les accueillir. Tout le monde les rejette.

J.W. : Ce n’est pas agir comme des enfants, parce que sinon il faudrait dire que tous ces jeunes qui à un moment donné ne se lavaient pas et sentaient mauvais à dix pas d’eux-mêmes, c’étaient des enfants. Ce n’étaient pas des enfants, c’étaient des contestataires d’une société. Ici, c’est vrai parfois, on est étonné de voir la négligence que semble avoir les familles, des mères, des pères. Alors je ne peux pas ne pas songer à ma mère. C’est souvent en référence à elle que je me situe par rapport aux plus pauvres. Ma mère restait des nuits entières assise inerte, sans bouger parce que le lendemain elle savait qu’il n’y avait rien à manger, elle ne pensait pas à se laver, vous savez, elle ne pensait pas à se faire coquette, elle pensait seulement que les gosses auraient faim. Quand vous sortez d’une entrevue avec une assistante sociale qui vous parle de retirer vos gosses, ou quand un homme qui, arrivé le matin à l’atelier ou à l’usine, se trouve renvoyé sous un prétexte d’un vol qu’il n’a pas commis, j’en ai connu, etc., alors ne vous étonnez pas que parfois ce qu’on appelle « la propreté », la propreté n’est pas tellement importante. Au fond, on n’y pense même pas. Ce qui compte, vous savez, ce n’est pas les odeurs des gens, je dirais c’est ce que le cœur des gens porte, j’allais dire de baume.

R.B-C. : J’essayais de voir qu’est-ce qui fait peur aux gens, parce que vous disiez : « La misère fait peur, elle repousse. » Alors, il y a ça, mais il y a aussi le fait que souvent, dans ces milieux, ce qui fait nos règles de conduite à nous ne peuvent plus être suivies. Les gens ne peuvent plus respecter les lois. Ça n’est plus le même langage, ni le même comportement. Comment faire le pont ?

J.W : Remarquez, l’insolite fait toujours peur. L’étranger fait toujours peur. On ne sait pas à qui on a à faire. Moi je crois que, plus profondément, ce qui fait peur aux gens, j’allais dire, surtout aux chrétiens, ce qui fait peur aux chrétiens c’est parce qu’ils savent très bien qu’ils ne sont pas fidèles à celui quand même qui était « le Pauvre » et que, s’ils étaient fidèles, il faudrait qu’ils changent de vie, il faudrait qu’ils acceptent de s’appauvrir, de perdre du bien. Il faudrait qu’ils acceptent de ne pas dépenser comme ils le font. Ils seraient obligés d’avoir une autre attitude, et vis-à-vis même de leurs proches, de façon à s’habituer à avoir une attitude différente vis-à-vis des pauvres. Moi je crois que ce qui fait peur, c’est qu’on ne peut pas, devant un pauvre, ne pas se poser la vérité de soi-même, la vérité des soi-disant idées que nous avons, des principes qui sont les nôtres, car le pauvre met toujours en cause - je parle des très pauvres - nos idées sur la démocratie, nos idées sur l’Évangile, nos idées sur la religion. Le pauvre, il n’y a pas de problème, il nous enserre de partout, il nous met au pied du mur : « Qui es-tu ? ». « Qui es-tu », c’est la question qu’on posait au Christ. Et le Christ disait : « Je suis le Fils de Dieu ». Ça veut dire quoi : « Je suis le Fils de Dieu » ?… « Je suis le Pauvre parmi vous. Je suis le sans défense parmi vous. Je suis le rejeté, l’exclu, le mal compris et le mal aimé parmi vous. » Qui es-tu ?… Est-ce que nous pouvons dire, nous chrétiens, devant le pauvre : j’ai fait tout ce qu’il fallait pour que la société ne crée plus de misère ? Je crois que c’est une des raisons pour laquelle… et la raison, à mon avis, fondamentale - et le reste ce sont des prétextes - la raison fondamentale pour laquelle on a peur des pauvres.

R.B-C. : On se sent coupable et on se sent lâche, mais en même temps, qu’est-ce qu’on peut faire si les structures de nos sociétés qui sont organisées pour la sécurité sociale, le revenu minimum garanti, et tout, si les structures ne peuvent pas atteindre tout le monde, qu’est-ce qu’on peut faire ? Est-ce qu’il faut casser le système ?

J.W. : Les structures doivent pouvoir atteindre tout le monde, autrement ça voudrait dire qu’elles sont inhumaines, car les structures sont faites pour tous les hommes dans une société donnée. […] Nos sociétés se laissent accaparer par les classes moyennes. Nous n’avons pas une école démocratique pour tout le monde, nous avons une école pour une catégorie de gens. Le travail n’est pas organisé pour tous les hommes, pour tous les travailleurs, mais pour une catégorie de travailleurs, voyez-vous. L’habitat n’est pas, au fond, bâti et conçu pour des familles qui ont des enfants à élever et qui ont des difficultés. L’habitat est conçu pour ceux qui ont de l’argent pour payer. Enfin toute notre société est ainsi conçue. Au fond, nous acceptons que les très pauvres, au fond, soient en permanence, continuellement étrangers chez nous.

R.B-C. : Et vous dites que c’est une priorité de s’occuper des exclus si on veut que la justice existe dans nos sociétés.

J.W. : Oui, parce que d’abord, eux, ils ont à nous dire beaucoup de choses sur la justice, vous savez. Car ils ont vécu l’injustice, ils savent ce que c’est, eux, d’avoir été maltraités, de ne pas avoir les moyens encore pour élever les enfants. Ils savent ce que c’est que d’être lésés en tout, d’être mal payés au travail, de ne pas être protégés ni dans sa santé, ni dans ses droits. Ils savent ce que c’est toute leur vie d’être ainsi bafoués dans leurs droits. Ils savent aussi ce que c’est la liberté. La liberté, quand on dépend continuellement d’une administration qui est tatillonne et qui use vis-à-vis de vous de l’arbitraire… Les pauvres savent ce que c’est que de dépendre des œuvres de charité, des dames de charité, des hommes de charité, de tous ceux qui viennent là et qui vous encombrent pour vous donner des miettes, car on ne vous donne toujours que des miettes. Alors ils peuvent nous parler de la liberté. Sakharov nous parlait de la liberté, mais les pauvres qui sont à notre porte peuvent nous parler de la liberté avec beaucoup plus d’intensité, j’allais dire presque de vérité. Mais on ne les entend pas parce que au point de départ, on a peur, on a peur d’eux, on croit qu’ils portent la haine alors qu’ils ne portent que du désespoir.
[…]

R.B-C. : Pour une famille qui sort de la misère, combien y restent ? Vous croyez, vous, que la misère peut disparaître ?

J.W. : Ah, je suis sûr ! Qu’une volonté politique des gouvernements, qu’une volonté politique des hommes et… Si vous voulez que la misère disparaisse il faut que dans le cœur du malheureux on mette la passion de tirer l’autre. Malheureusement ce n’est pas cela que l’on fait lorsqu’on a une famille que l’on trouve à peu près bien et qui est dans la misère, alors on s’en accapare, on la coupe même des autres, on lui dit : « Il ne faut pas que vos enfants fréquentent ces gosses, vous ne vous en sortirez jamais si… etc. etc. » Et les gens commencent à avoir peur, commencent à ne plus fréquenter leur voisinage. Et alors on sort des gens de la misère comme à la pêche à la ligne, l’un après l’autre. Les gens sortiront de la misère, elle sera détruite lorsque nous aurons mis au cœur des malheureux, au cœur de ceux qui la supportent, la passion de la solidarité et de l’entraide. Par conséquent, quand nous aurons, si vous voulez, propagé - j’allais dire - une sorte de besoin qu’autour de soi la misère n’existe plus.

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