Pauvreté, une question de dignité.

Blandine Grosjean

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Blandine Grosjean, « Pauvreté, une question de dignité. », Revue Quart Monde [En ligne], 196 | 2005/4, mis en ligne le 01 juin 2006, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6839

A l'Université Quart Monde, un reportage suisse sur la Louisiane montre la solidarité.

Comment les médias montrent-ils les “pauvres” ? Comment nous, journalistes, pouvons-nous “témoigner” sans humilier ceux qui vivent cette pauvreté, comment pouvons-nous “dénoncer” la misère - ou l’incurie publique - sans enfoncer encore plus ceux qui acceptent de raconter leur vie ? Comment respecter le droit à l’image et à la parole de ceux qui ne bénéficient parfois même plus du droit à un toit, ni celui d’élever leurs enfants, comment leur reconnaître leur “dignité”, quels qu’ils soient, clochard du métro parisien, enfant des rues d’Afrique ou vieillard de Louisiane ? La “dignité” n’est pas un concept journalistique.

Pour L., c’est que personne n’écrive qu’elle a sombré dans l’alcool “sinon les gens qui connaissent ma famille vont dire “ tels parents telle fille”. Pour cette famille, c’est d’obtenir qu’une équipe de télévision ne diffuse pas les images de rats courant dans la caravane “car si une assistante sociale voit ça, elle retire les gosses”. Ça n’a rien à voir avec la vérité, ni l’objectivité, ni même l’information.

Ces histoires ont été racontées mardi à l’université populaire d’ATD Quart Monde. Le thème de la soirée était “les médias et la pauvreté”. Les “militants”1 ont voulu parler de La Nouvelle-Orléans, parce qu’ils se sont sentis visés par le traitement médiatique de cette catastrophe. Les gens qui ont connu la grande pauvreté reniflent immédiatement la moindre atteinte à la dignité. De La Nouvelle-Orléans et son ouragan, ils n’ont vu, lu et entendu parler des “pauvres” restés sur place que de “façon négative”. Pour lancer le débat, ils ont projeté un reportage de la Télévision suisse romande2. Ça racontait la petite vie qui s’était formée dans un quartier oublié de tous autour d’une femme noire, gaie et édentée, qui avait stocké nourriture, l’eau, tabac, charbon, alcool, une véritable épicerie dont elle a fait profiter les voisins trop vieux, trop malades, fous ou alcooliques pour quitter la zone. On la voyait préparer les repas, les livrer aux plus fatigués, Blancs et Noirs. Un bien joli reportage, assurément original, dont nous, les quelques journalistes présents, n’avons perçu le sens qu’une fois les lumières rallumées. Les militants ont alors raconté qu’en France, il n’avait été montré de cette catastrophe que l’équation pauvreté-délinquance-violence.

Les journalistes suisses ont découvert à La Nouvelle-Orléans cette oasis de solidarité, par chance peut-être. Parce qu’ils n’avaient pas d’idées préconçues, de synopsis déjà établi. Tous les participants ont bien senti que la dignité des pauvres-fous-alcooliques de ce quartier de La Nouvelle-Orléans avait été préservée par la caméra, et même qu'elle avait grandi sous le regard bienveillant de cette caméra. Au cours de la soirée, un monsieur avait lu le message d’un habitué de l’université, hospitalisé : “Dites-leur que la misère abîme celui qui la vit. ” La misère tient aussi à distance le journaliste. “Ça leur fait peur”, dit un militant.

Lu dans Libération du 1er octobre 2005 et reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

1 Selon la terminologie d'ATD Quart Monde, les militants sont les personnes en situation de grande précarité qui ont décidé de s'engager avec le mouvement.

2 Pour l'émission Mise au point du 11 septembre.

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