Ma rencontre4 avec le Quart Monde, c’est d’abord une rencontre au niveau de la pensée. C’est pourquoi en lisant Les Pauvres sont l’Église5 je m’interroge sur ces deux logiques de la pensée du père Joseph : confessionnelle et interconfessionnelle.
Une logique confessionnelle
Le fondement de la logique confessionnelle du père Joseph - celle du chrétien -, c’est que « les pauvres sont la voie vers le Christ ». Quel est son argument ? Le père Joseph dit :
« Si tu ne vis pas parmi les pauvres comme l’a fait le Christ, tu ne pourras pas comprendre le Christ. Si nous nous sommes éloignés de Dieu le Père, c’est justement parce que nous nous sommes éloignés des pauvres ».
Pourquoi ?
Aujourd’hui, nous ne pouvons pas revivre en chair et en os le chemin de croix que le Christ a tracé de son vivant, mais une partie de l’humanité continue à souffrir dans sa chair comme le Christ, en subissant au quotidien la souffrance, l’humiliation et l’exclusion. C’est là leur vie de tous les jours, ils ne l’ont pas choisi. Donc, le chrétien n’a pas besoin d’imaginer la passion du Christ à travers les livres religieux, car dans le monde réel des gens sont tourmentés jour et nuit. Et leur tourment parle de la passion du Christ.
Ces jours-ci, en Chine, comme nous sommes en été, des inondations affectent tout le pays. Lors d’une inondation, si une personne tombe à l’eau et se noie, comment allons-nous l’aider ? D’habitude, nous restons sur la rive pour tendre la main, c’est déjà bien. Mais il existe des gens qui vont sauter à l’eau.
Dans le passé, ceux qui voulaient aider les pauvres restaient sur la rive pour tendre la main. Mais le père Joseph - et ceux qui le suivent - ont choisi de sauter à l’eau. Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu te mouilles, tu deviens toi-même une personne à l’eau, tu luttes avec celle qui se noie afin de regagner ensemble la rive.
Une logique interconfessionnelle
Dans ce monde, les deux tiers de la population ne sont pas chrétiens. Alors le fait de se reconnaître dans les pauvres, en y reconnaissant le Christ n’est pas une évidence pour tous. Le bouddhiste ne peut pas être en accord. L’athée n’y croit pas. Le confucianiste ne peut pas l’accepter.
Je cherche donc à comprendre la logique interconfessionnelle du père Joseph. Il nous dit que le Mouvement Quart Monde est interconfessionnel, interpolitique et non pas aconfessionnel, apolitique. Cela veut dire qu’il ne rejette pas la confession ni la politique. Au contraire, les gens de toutes les confessions, de toutes les positions politiques peuvent se retrouver au sein d’un même Mouvement. Là il n’y a pas de frontières.
Que dit le père Joseph ? « Les plus pauvres sont les témoins de nos sincérités ». Son argument tient-il la route ? Il dit encore : « La misère est l’échec de toute la société, mais seuls les pauvres portent la souffrance de cet échec. » Aujourd’hui, de plus en plus de personnes reconnaissent que la pauvreté n’est pas liée au péché des pauvres, ni à des fautes qu’ils auraient commises. Si une partie de l’humanité assume l’échec de toute une société, n’est-ce pas elle la plus tolérante ? N’est-ce pas elle la conscience de la société ?
À partir de là, comment aller plus loin ? Quel sens tout cela a-t-il pour ce monde ?
Le dialogue entre les civilisations
Depuis le milieu du 20e siècle, il y a un besoin croissant de dialogue entre les civilisations, entre les religions et entre les peuples. Le père Joseph nous dit que les personnes de différentes confessions ont un même témoin : « Les plus pauvres sont les témoins de nos sincérités ». C’est justement ce point qui est le fondement d’un dialogue possible entre les civilisations.
Tous, de différentes confessions ou sans confession, nous pouvons nous retrouver sur ce même point et aller au bout de nos convictions. Et alors nous pourrons dire, comme Joseph :
« Tu es juif, je serai juif avec toi ; tu es musulman, nous serons musulmans ensemble. »6
Nous pouvons ajouter :
« Si tu es bouddhiste, je pratiquerai la compassion avec toi ; si tu es confucianiste, je cultiverai avec toi le sens de l’humain ».
Je me suis posé la question : l’humanité existe-t-elle seulement sous la forme d’un mot écrit dans un texte, vide de sens, ou constitue-t-elle vraiment un ensemble d’êtres humains ? C’est seulement grâce aux plus pauvres que le mot humanité pourra prendre un sens. Seuls les plus pauvres, comme témoins de notre sincérité, pourront authentifier que nous formons bel et bien une humanité. Ce n’est que si chacun va jusqu’au bout de ses convictions que pourra apparaître cet ensemble qu’est l’humanité. C’est pourquoi prendre les plus pauvres comme témoins de nos sincérités est la base principale du dialogue entre les civilisations.
Si nous voulons continuer à nous interroger sur le Quart Monde, nous devons sans cesse revenir au père Joseph, à ce qu’il en pense.
Au commencement de cet exercice, j’ai parlé de ses deux logiques, l’une confessionnelle basée sur ses pensées chrétiennes, l’autre interconfessionnelle. Nous devons nous demander maintenant quelle est la méthodologie ? Quelles sont les démarches ?
La méthodologie Wresinski
Tout d’abord, il faut avoir « le courage de se compromettre ». Ce sont les termes utilisés par le père Joseph lui-même. Le courage de se compromettre. Il dit aussi : « Donner sa vie est un droit de l’homme »7. À qui adresse-t-il ces paroles ? Aux volontaires, bien sûr. Les volontaires sont devenus pauvres eux aussi, ils ont sauté à l’eau et luttent avec ceux qui se noient. En ce sens, ils sont eux aussi devenus des démunis. Mais on pourrait dire que le père Joseph s’adresse également aux militants. Ceux-ci sont déjà démunis : s’ils veulent se donner, il ne reste que leur vie à donner. Le père Joseph s’adresse également aux alliés. Même si ces derniers ne se sont pas encore au point de devenir démunis, être allié est aussi une forme de dévouement.
Après cette première démarche difficile, si nous voulons aller plus loin, sur quoi se concentrer ? C’est de la famille qu’il faut se soucier. Le père Joseph dit : « La famille, lieu sacramentel par excellence »8. On pourrait ajouter que la famille est une terre sainte, la plus sainte des terres.
Probablement qu’en Occident, la société moderne ne s’est pas établie sur le modèle de la famille. Mais dans la société chinoise traditionnelle, c’est à partir de la famille que se construit la société. La famille est le point de départ de la formation de l’individu. C’est par elle qu’un homme apprend les quatre directives sociales : rites, sens moral, pudeur et honnêteté9. C’est au sein de la famille que l’homme fait son chemin ; ayant bâti une famille harmonieuse, il est alors prêt à gouverner10.
Lorsque l’on parle de la société moderne, on souligne trop souvent les droits des individus. Le père Joseph veut que l’on revienne à la base fondamentale de l’individu, c’est-à-dire la famille. Car c’est au sein de la famille que se réalisent l’amour, la bienveillance, le soutien, l’attention aux autres.
Pour sa troisième démarche, le père Joseph propose une méthode concrète : il demande aux volontaires de partager la vie des plus pauvres et de l’écrire. Il leur demande d’être à l’écoute de ceux qui ont une vie brisée, éclatée, sans les interrompre, mettre en doute ; sans juger, sans poser des questions, sans donner de leçons ou réprimander. Avec cette méthode, le père Joseph cherche à compléter l’histoire. Car jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de l’humanité est incomplète : il manque l’histoire des pauvres. En ne comprenant pas l’histoire des pauvres, nous n’arriverons pas à nous comprendre nous-mêmes.
Vers une nouvelle période axiale
On arrive à la quatrième démarche, qui prend en compte l’aspect politique et social : donner la priorité aux plus pauvres. Mais comment expliquer ce point en philosophie ?
Je me suis toujours intéressé à ce que l’on appelle « la période axiale ». Il s’agit de la période historique de l’an 800 av. JC à 200 ap. JC, qui marque la naissance des civilisations. Nous savons que durant cette période, en 800 av. JC, à l’entrée du temple de Delphes fut gravée la célèbre maxime « Connais-toi toi-même ». Dans le même temps, en Chine, en 750 av. JC, Laozi écrit dans son Tao Tö King (Livre de la Voie et de la Vertu) : « Qui se connaît lui-même est lumineux ». Une même idée a été exprimée en Occident et en Orient presqu’en même temps, alors que les uns ignoraient l’existence des autres. Au cours de cette période, les hommes posaient la même question sans se connaître : la vie est difficile, comment aller au-delà de cette vie temporelle ?
Aujourd’hui, les chrétiens, les musulmans, les bouddhistes, tous nous connaissons l’existence des autres. C’est pourquoi nous pouvons dire que nous entrons dans une nouvelle période axiale : les peuples de différentes civilisations vont chercher ensemble à se dépasser et à répondre à ces questions : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Comment aller au-delà de cette vie temporelle ? Nous ne voulons pas faire face seuls à ces questions en tant qu’individus, mais en tant qu’humanité.
Arrivé à ce point-là, réfléchissant en terme d’humanité, nous avons raison de dire qu’une brebis égarée, c’est tout un troupeau égaré. La dignité d’une partie de l’humanité piétinée, c’est toute l’humanité piétinée. Cette brebis égarée, cette partie de l’humanité privée de dignité, c’est le pôle de ralliement pour tous les hommes.
Nous sommes en marche vers une nouvelle période axiale : l’humanité dans son ensemble ne pourra faire face à l’éternité que lorsqu’elle se joindra aux plus pauvres.