L'insociable sociabilité des hommes

Emmanuel Kant

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Emmanuel Kant, « L'insociable sociabilité des hommes », Revue Quart Monde [En ligne], 160 | 1996/4, mis en ligne le 05 juin 1997, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/733

Souvent, la tolérance est entendue comme une valeur, c'est-à-dire comme la vertu de quelqu'un qui accepte la différence. On prône la tolérance comme on prône le respect de chacun. Or la signification de la tolérance est l'action de concéder l'indulgence pour ce que l'on ne peut empêcher ou que l'on croit ne pas pouvoir empêcher. Ce qui signifie que loin d'être une valeur, elle signifie beaucoup plus une concession par rapport à ce qui devrait être. La personne qui tolère accepte donc un écart par rapport à ce qu'elle estime être juste et bon. La question de la tolérance pose alors une référence à la morale, mais elle pose aussi et surtout la question de la vie en société. Ce texte de Kant nous propose une analyse d'un des paradoxes de l'homme : ce dernier veut exister et être reconnu pour ce qu'il est, mais pour ce faire, il a besoin des autres...

Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance régulière de cette Société. J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer [...]. Sans ces qualités d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuels parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur que n'en a leur troupeau domestique ; ils ne combleraient pas le néant de la création en considération de la fin qu'elle se propose comme nature raisonnable. Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre commodément et à son aise ; mais la nature veut qu'il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s'en libérer sagement.

1 « Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » (1784), in La Philosophie de l'histoire (Opuscules), trad. Stéphane Piobetta
1 « Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » (1784), in La Philosophie de l'histoire (Opuscules), trad. Stéphane Piobetta, Aubier, Paris 1947, pp. 64-66

Emmanuel Kant

Philosophe allemand, 1724-1804

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