Refuser l'intolérable

Mascha Join-Lambert

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Mascha Join-Lambert, « Refuser l'intolérable », Revue Quart Monde [En ligne], 160 | 1996/4, mis en ligne le 05 juin 1997, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/738

Texte repris à partir de l'étude La tolérance vécue en milieu défavorisé, une réflexion menée dans le cadre de la campagne du Conseil de l'Europe contre le racisme, la xénophobie, l'antisémitisme et l'intolérance, mars 1996.

Berlin, train régional S-Bahn, août 1993. Je viens d'arriver en Allemagne pour contribuer à l'action contre le racisme, la xénophobie, l'antisémitisme et l'intolérance parmi la jeunesse allemande. Je ne connais rien ni personne et n'ai aucune idée préconçue pour mes activités. Dans le wagon, en face de moi, une jeune maman avec son garçon de deux ans environ. Sur les bancs d'à côté, deux hommes, l'un âgé, l'autre plus jeune. Tous les deux semblent un peu perdus et portent de grands sacs en plastique. Dans l'espace entre les portes, trois femmes gitanes, fatiguées, avec une petite fille. L'une d'elles boit un caf‚ dans un gobelet en plastique.

Elles envoient la fillette quémander une pièce d'argent. L'enfant s'adresse d'abord aux deux hommes. « Mais que veux-tu, nous sommes nous-mêmes de pauvres gens. Rien à donner ». Et comme elle insiste : « Va-t-en, vieille vache », avec un geste irrité du bras. La petite vient vers nous. La maman serre très fort son enfant dans ses bras et regarde fixement par la fenêtre. Je jette, pour ma part, un regard vers les femmes gitanes les suppliant de comprendre que je ne peux donner quelque chose sans offenser injustement les Allemands présents. Elles haussent les épaules et descendent à la station suivante.

Ce jour-là, je me suis donné une règle pour tout ce que j'entreprendrais dorénavant. Je ne parlerai pas de tolérance aux jeunes. Je ferai tout pour leur permettre de se découvrir et de s'aimer. Alors, nous irions à la rencontre des étrangers. Après, nous parlerions. La vie se chargerait du reste.

La tolérance, c'est un effort partagé pour que chaque personne, chaque groupe, puissent vivre ses identités. La misère menace l'identité culturelle et morale. A force de privations, d'insécurités et de dépendances, la précarité et l'isolement rongent l'exercice des valeurs culturelles d'une personne, d'une famille, d'un groupe, jusqu'à compromettre sa conscience d'identité culturelle.

Reste alors la quête de dignité humaine qui, pour être l'essence même des valeurs civiques, ne l'en rend pas moins vulnérable à des dérives de toutes sortes et à des récupérations par des groupes plus forts. La résistance que les gens y opposent de toute leur force reste pourtant perdue pour eux-mêmes et la cité si elle n'est pas mise en valeur.

Bâtir la tolérance signifie aussi pour une société mettre en valeur la quête d'identité culturelle de ses membres, donc refuser l'isolement culturel de ses membres les plus pauvres. Il faut faire attention à ne pas simplifier la question de la tolérance en une question d'autochtones face à des étrangers. Le voyage universel passe par le voyage vers le fond de la solitude de la personne la plus misérable parmi nous, quelles que soient sa couleur, sa race ou sa religion.

Il faut se méfier autant d'une tolérance à bon marché envers des « cultures de pauvreté ou de misère ». Les Roms et Sinti refusent la misère tout en demandant de pouvoir vivre leurs valeurs. Les jeunes sous-prolétaires l'affirment fortement : il s'agit avec eux, avec leurs valeurs de tolérance qui sont d'abord le pardon et l'accueil, d'éradiquer la misère.

La tolérance est une pratique vitale qui naît, dans la précarité et l'isolement, de l'expérience de vie. On l'a vu à maintes reprises et on l'a dit, le pardon et l'accueil sont des pratiques essentielles pour qui est soumis à la misère et à l'isolement car eux seuls permettent de rester humain. Actes de résistance à la déshumanisation, actes de civilisation de base. « Le même sang coule dans les veines » est dit en écho de Marseille à Storkow. La bonté et notamment l'accueil de l'enfant sont des critères que l'on applique à celui qui passe la porte. Cela, tous les quartiers d'Europe où cohabitent les misères du monde le vivent.

L'autre est perçu d'abord par l'angle de sa misère et non par son appartenance culturelle. S'il paraît comme une menace, c'est cet état de misère qui inspire craintes ; s'il inspire confiance, c'est par ses qualités de résistance humaine à la déshumanisation. D'une pratique vitale pour les individus, la tolérance peut évoluer vers une pratique publique par laquelle un groupe peut affirmer des valeurs communes.

La tolérance est une pratique active. Si elle est une pratique vitale pour chacun mais qu'elle reste cachée, il s'agit alors de la mettre en valeur. Elle invite à rencontrer les minorités sociales et raciales non seulement sous l'angle de l'administration ou de la charité, mais en tant que personnes capables d'agir pour le bien d'autrui. Ceux qui veulent arroser le jardin de la tolérance dans nos sociétés sont alors invités à devenir témoins de l'humanité de ces minorités, pour la mettre en valeur, pour la protéger, et pour la faire grandir afin que les plus pauvres eux aussi puissent donner le meilleur d'eux-mêmes.

D'individuelle, la tolérance peut devenir une pratique publique. Regardons les exemples de Marseille et de Storkow. Malgré toutes les différences, l'expérience de Marseille est aussi un « Village de la paix », celle de Storkow un laboratoire d'universalité. Dans les deux cas, des médiateurs ont joué un rôle déterminant. Ils ont permis à des individus de concourir pour donner corps public à leurs valeurs de tolérance. Storkow permet en quelque sorte une permanence de l'Europe, loin de la Bosnie. Un jardin sauvé, cultivé pour pouvoir refleurir un jour.

Comment comprendre autrement l'invitation « permanente de tous ceux du « Village de la paix » en une future Bosnie, prononcée par l'instituteur d'un village bosniaque qui a rejoint l'équipe de Storkow ? De la même manière, les Marseillais ont voulu sauver la tolérance - crier à la folie d'une confrontation militaire entre le monde islamique et le monde occidental - pendant la guerre du Golfe. Avec leurs moyens tout simples mais aussi avec la force irremplaçable de leur expérience de vie.

Tous, ils rappellent que les valeurs communautaires sont indissociables des valeurs de tolérance. Ainsi, avec des personnes de cultures différentes mais soumises à des précarités et des pressions semblables, on peut d‚couvrir la proximité des grands courants de pensée et de foi en ce qui concerne le pardon, le respect du faible, les aspirations au partage et à la communion.

La tolérance, au-delà d'un regard bienveillant, évolue alors vers l'intérêt pour l'autre, l'accueil, le pardon. Au-delà de « la reconnaissance et l'acceptation de l'altérité de l'autre »1, l'amitié et un engagement commun nous sont proposés ici. Au bout de la tolérance active survient le refus commun des situations qui laminent la liberté d'exercice des valeurs. Il s'agit de tolérer ce qui rend l'autre étranger afin d'agir avec lui là où il veut être reconnu l'égal de tous.

Ce message vient des familles de Marseille, des jeunes de Tiszabö, des réfugiés bosniaques et de tous les autres. Il est une invitation à vivre d'autres expériences entre majorités et minorités mal considérées dans nos pays. La lutte contre la misère et l'exclusion peut devenir une chance pour tous de grandir en humanité.

1 Dr. H. Simon, Centrul Judaicum Berlin, 1993
1 Dr. H. Simon, Centrul Judaicum Berlin, 1993

Mascha Join-Lambert

Mascha Join-Lambert, allemande, française par mariage, diplômée en sciences politiques, est volontaires du Mouvement international ATD Quart Monde. Elle y a longtemps été attachée à la coopération avec les organisations internationales européennes. Maintenant responsable de l'équipe d'Allemagne, elle vit, depuis trois ans, avec sa famille dans l'ancienne Allemagne de l'Est.

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