Habitats et habitants non ordinaires face à l’inhospitalité souveraine

Marc Bernardot

p. 31-36

Citer cet article

Référence papier

Marc Bernardot, « Habitats et habitants non ordinaires face à l’inhospitalité souveraine », Revue Quart Monde, 249 | 2019/1, 31-36.

Référence électronique

Marc Bernardot, « Habitats et habitants non ordinaires face à l’inhospitalité souveraine », Revue Quart Monde [En ligne], 249 | 2019/1, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 14 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7938

Les formes d’habitats non ordinaires (désormais HNO) sont réapparues alors qu’elles ont été, un temps, considérées comme limitées à des « îlots de pauvreté », voire disparues. Elles constituent l’habitat d’une moitié au moins de l’humanité actuelle (Davis 2005) en cours d’urbanisation accélérée et sans planification, et sont redevenues une réalité visible dans les pays dits développés (Bruder 2017).

Index de mots-clés

Bidonvilles, Habitat, Logement

La bibliographie et la version intégrale de ce texte, que nous avons dû raccourcir en raison du nombre de contributions reçues pour ce dossier, seront disponibles en ligne sur le site de la Revue Quart Monde.

Ce texte s’inspire de l’article publié en 2018 dans la revue SociologieS, Marc Bernardot, « L’habitat non ordinaire et les hospitalités. Utilités, immunités et sociétés ». Voir : http://journals.openedition.org/sociologies/6810

Des travaux récents ont mis en évidence plusieurs causes qui remettent en question l’idée d’une « crise du logement » localisée (Bernardot 2014, Desmond 2016). L’affaiblissement des politiques sociales, la modification des rapports du capital à l’espace, le double mouvement d’accélération et de contrôle des mobilités, l’essor des villes globales et des métropoles régionales constituent des tendances générales (Sassen 2016) qui favorisent l’accroissement et la visibilité nouvelle de l’HNO. Il peut être défini comme un habitat en dessous ou en dehors des normes légales du fait de son état et de son utilisation. Ses habitants eux-mêmes sont hors normes du fait de leur statut. Ils ne correspondent pas aux standards de la famille « moyenne » : ménages d’une seule personne, célibataires, familles élargies, étudiants ou retraités, chefs de famille féminins ou en situation de domesticité, résidents sans titre d’occupation, ayant dépassé la durée d’occupation ou ayant été illégalisés, ou dont la pratique d’habitat est jugée illégitime du fait d’un détournement de lieux non prévus pour l’habitat, d’une occupation de lieux inhabitables ou présentant des caractéristiques socio-démographiques, politiques ou culturelles jugées incompatibles avec l’habitat, par exemple des économies informelles ou illégales. Cela tient principalement au fait que les différents types d’HNO sont souvent en lien avec la mobilité (Cousin, Loiseau, Viala, Crozat, Lièvre 2015).

L’habitat est parfois mobile dans le cas des groupes « nomades », ou considérés comme tels. Mais cette circulation est à la fois matérielle et statutaire pour les migrants et les déplacés, les travailleurs pauvres et les sous-prolétaires, les ambulants et certains groupes d’itinérants (marins et bateliers, saisonniers et transhumants, colporteurs et camionneurs, prostituées et travailleurs mobiles, forains et travellers, artistes intermittents et activistes, touristes et pèlerins, militaires, sportifs extrêmes et gypsy scholars). Il s’agit aussi aujourd’hui des formes d’habitats associées aux circulations ou installations temporaires liées aux mutations contemporaines des espaces urbains, des marchés de l’emploi, de la logistique et des modes de travail : à distance, dans des entreprises en réseaux, sur les chantiers, plates-formes et bases de vie de l’industrie extractiviste, dans les camps de divers types. La langue américaine a généré des néologismes pour décrire ces pratiques d’habitat qui associent travail précaire, mobilité et insécurité spatiale : Vandwelling (usage de fourgonnette d’habitation), Stealthcamping (camping furtif), Workampers (travailleurs en camping).

L’habitat non ordinaire et l’hospitalité

Les éléments de bornage de l’HNO présentés ici (en résumé : in-ordinaire, en lien avec la mobilité et d’une temporalité complexe) témoignent d’un objet sociologique sans définition fixe et appellent à l’utilisation de méthodes et de paradigmes divers pour contourner les difficultés. Dans cette polarité entre installation et passage, visibilité et furtivité, traces et effacement, il y a comme un paradoxe physique à vouloir estimer simultanément la position et le mouvement. L’HNO, comme l’hospitalité d’ailleurs, est essentiellement défini du point de vue des « propriétaires », des habitants « normaux », des « accueillants » et plus largement des institutions de contrôle de l’espace et des mobilités. Et pourtant, comment penser cette instabilité et cette mobilité depuis une position immobile (Retaillé 2014) et sans le point de vue des « accueillis » et des habitants non ordinaires ?

L’HNO multiplie les questionnements de l’hospitalité. Pour commencer, de l’hospitalité de qui s’agit-il ? S’agit-il d’individus, d’associations locales, d’autorités municipales, de dispositifs étatiques ou d’organisations supranationales ? Autre question : De quel habitat parle-t-on quand est formulée l’hypothèse d’une hospitalité ? De résidences insolites pour touristes ou d’abris de vagabonds ? De villas cossues construites sans permis ou de bâtisses précaires en brindilles ? D’établissements ou d’installations non ordinaires, certes, mais exotisés, à visées éducatives ou performatives de voyageurs reconnus ou de regroupements dénigrés comme symbolisant la pauvreté, de surcroît étrangère, d’inconnus de passages ? Les grilles de perception et les échelles de classement de ces hôtes et de leurs lieux constituent un enjeu et traduisent non seulement les concurrences mais aussi les mouvements entre les catégories de perception et les définitions juridiques et statutaires.

L’HNO face à l’inhospitalité

L’HNO peut être considéré comme l’habitat de l’inhospitalier par excellence. L’abri de fortune, dans les conditions de menace que rencontrent les infortunés en fuite, est le premier de ces cas de figures. C’est aussi le campement et le bivouac, le « camp volant » des soldats, des défricheurs et des explorateurs, le chariot des colons, qui partagent avec la plate-forme d’extraction et la base de vie des ouvriers en zone désertique la caractéristique d’être situés dans des contrées hostiles pour des raisons d’isolement, de climat ou d’exposition à des risques extrêmes. C’est l’habitat de l’incertain, du danger, c’est la maison de la guerre.

L’HNO est, de plus, la matérialisation et la manifestation de conditions d’inhospitalité, en particulier dans les villes, où les êtres en quête d’abri doivent se contenter d’interstices impropres, ou rendus tels, à l’habitat, de recoins sombres et exposés aux vents et à l’écroulement, aux équipements répulsifs (Terrolle 2004). Dans les zones non urbaines ce seront les zones humides voire inondables, sous la menace d’éboulement, des ruines, des friches et des espaces arides ou escarpés qui, simultanément, accueilleront et repousseront les habitants de fortune. Ces installations sont non ordinaires d’abord parce qu’elles se dressent subrepticement sur des espaces non ædificandi, – i.e. qui ne peuvent recevoir d’édifices –, sur des bas-côtés d’axes de circulation, fluviaux, automobiles ou ferroviaires, ou parce qu’elles se logent dans des bâtiments qui ne sont pas ou plus destinés à être habités, non achevés ou détournés de leur destination première (de stockage par exemple dans le sens étymologique du läger, ou de défense comme des bunkers – voir pour la Suisse par exemple (Del Biaggio & R. Rey 2017)), installations désaffectées ou rendues inhabitables, terrains pollués ou souillés, exposés aux aléas (climatiques, écologiques ou géologiques) ou pathogènes (troglodytes, tunnels, réseaux de transports et abris souterrains). L’inhospitalité se manifeste donc par les faits, cinglants et boueux.

Mise à l’index et à l’écart

Mais elle s’exprime aussi dans les mots. L’HNO est construit en effet par la langue, celle des sédentaires et des institutions, qui conjugue le discours de l’hostilité aux mobilités, aux précarités, aux pauvretés et à tout ce qui constitue leurs signes culturels. Le fait que l’habitat soit mobile, auto-construit ou en-dessous des normes suffit souvent à enclencher l’identification métonymique de son occupant à un problème, même s’il est autonome et que son installation est provisoire. Domine alors une phraséologie de l’arché, celle « des archives et du pouvoir », dirait J. Derrida, de la construction en dur, des murs et des digues. Une rhétorique de l’hospitalité « immunitaire », au sens proche de celui que donne A. Brossat aux « démocraties » contemporaines (2004), pour laquelle l’accueil est conçu comme une mise à l’index et à l’écart et qui l’organise comme un traitement épidémiologique, un isolement préventif, un contingentement étanche, avant expulsion et effacement. Une quarantaine en somme, face à des habitants, forcément intrusifs, immanquablement abusifs, traités comme des éléments menaçants, des espèces invasives, des germes contaminants, des ordures irrécupérables, des pathologies sociales et morales, rendues mécaniquement étrangères et aliénées (Bernardot 2011).

Les langues administratives et médiatiques se chargent de traduire ces représentations en scénarii. Les campements sont « illicites, illégaux, sauvages ». Les occupants sont « sans droit, sans papiers, illégitimes ». Leurs activités sont « souterraines, informelles, clandestines » ou « parallèles ». Les dispositifs « saturent » et « débordent ». Il faut donc « résorber, démanteler, liquider ». Ces discours utilisent des métaphores liquides pour les politiques de logement, sociales et migratoires, traduisant la présence de l’HNO par des formules de l’infiltration et de l’érosion, de l’inondation et de l’engorgement. Car l’hospitalité inhospitalière, celle-là même maintenant banalisée du militaro-humanitaire, doit être mise en scène et en mots avec la forme de médiatisation spécifique au fait-divers, celle de l’incident, du sinistre, homologue à celles, toujours spectaculaires, de la pauvreté, de la maladie et de l’étrangeté. Une mise en abîme bien rodée fait apparaître l’HNO dans une double irruption, dans l’espace simultanément concret et médiatique, à partir d’une polarité oxymorique entre victimisation (face au mal logement, à l’insalubrité, au saturnisme ou aux « risques » d’épidémie et pour l’ordre public…) et criminalisation, c’est-à-dire, dans la sémantique de l’hospitalité immunitaire, entre indignité, falsification, invasion.

Cette combinaison des logiques d’accueil et de refoulement qui constitue les « régimes d’inhospitalité » repose fondamentalement sur l’idée que cette hospitalité, plus que mesurée, cette sollicitude sévère qui se dit « humaine fermeté », est néanmoins un privilège fait à l’accueilli qui en fait forcément mésusage. C’est pourquoi cette fable de l’hospitalité se doit d’exprimer d’abord la répulsion immunitaire par le provisoire et le précaire qui, tout en venant redoubler la condition victimaire et déshumanisante de l’accueilli, adressent un message collectif d’inhospitalité à celui-ci et aux « accueillants ». Cette real hospitality se doit de fournir un logement (du francisque [laubja] qui signifie « abri de feuillage »), un hébergement (du germain [heribergôn] : « loger une armée », d’où est tiré aussi « auberge »), pas de permettre d’habiter.

La stigmatisation, par les acteurs institutionnels, de la mobilité supposée de ces habitants permet de remettre en cause non seulement leur ancrage local ou leur autochtonie mais aussi leurs droits à l’accès aux droits et services tant sociaux que politiques. Lorsque les habitants non ordinaires souhaitent s’installer, au moins un temps, c’est souvent pour pouvoir scolariser leurs enfants.

L’HNO face à l’immunité et à la souveraineté

Le régime d’inhospitalité qui s’exerce à partir de l’HNO institutionnel (camps, foyers, centres d’hébergement ou d’expulsion) n’est pas un aspect secondaire des politiques publiques. Il est au contraire historiquement, en tant qu’« institution latente », au fondement de la création et du développement de nombreuses structures de contrôle de la modernité chargées de surveiller et de traiter en particulier les groupes mobiles et les populations rendues « flottantes » par les aléas. Qu’ils soient ouvriers itinérants, nomades, travailleurs circulants, migrants ou réfugiés, les groupes identifiés comme des menaces du fait de leur capacité à se déplacer ont été l’objet de protocoles de prise en charge de la spatialisation qui sont à l’origine de la structuration de grandes institutions sécuritaires (Creswell 2011). Dans l’histoire des politiques plus spécifiquement centrées sur l’accueil, les réponses, au cours du 20e siècle, ont généralement consisté à réquisitionner des équipements excentrés, inoccupés ou à l’abandon, pour les affecter à ces publics contraints de s’y loger. La pénurie et l’inconfort y sont habituellement la règle. La restriction des droits d’aller et venir, l’obligation ou l’interdiction de travailler selon les cas, la surveillance et l’isolement constituent le quotidien. Les règlements intérieurs dérogatoires organisant la vie quotidienne des résidents exposent ceux-ci aux abus de pouvoir et à l’arbitraire des gestionnaires.

Les réponses architecturales de l’HNO institutionnel jouent sur toute la gamme des abris. Depuis le marabout, la tente et la baraque Adrian du premier 20e siècle jusqu’au container à l’âge de l’industrie de l’hospitalité, en passant par les foyers collectifs du philanthropisme puis du Welfare, les réponses collent souvent à l’urgence et au minimalisme. L’accueil est à titre provisoire, même s’il peut durer des décennies dans le suspens du temporaire sans fin, et cela doit se voir et se ressentir. Les pouvoirs publics proposent des dispositifs en dessous des normes qu’ils fixent eux-mêmes. Les formes institutionnelles de l’HNO, des foyers de travailleurs ou de réfugiés aux camps humanitaires, sont dérogatoires et peu coûteuses et la privatisation de ces politiques accroît encore la tendance. L’hospitalité devient de plus en plus, dans les nouveaux diagrammes de la prise en charge, un sas de filtrage et de sélection qui doit empêcher le stationnement physique et catégoriel et accélérer la circulation dans les continuums des logements contraints de l’urgence connectés aux modes de traitement social et pénal de la pauvreté (Thomas 2010).

Cette politique joue de la langue de l’HNO comme d’un bonneteau pour escamoter les causes de la demande d’hospitalité, la variabilité de la sollicitude et des interventions de la puissance publique et les bénéfices pour les acteurs économiques (Bernardot, Cousin, Le Marchand, Mésini, 2016). L’entrée dans un dispositif d’HNO institutionnel se paye d’une présentification sans fin et fait de tout accueilli un primo-arrivant perpétuel. Qu’importent la durée de séjour, le statut réel, les causes de l’arrivée dans le dispositif. Le logement hors normes et ses métonymies (au choix : la boue, les gravats, les barbelés, le trottoir, la toile de tente ou la tôle ondulée, la zone, la décharge…) effacent les raisons de l’expulsion territoriale, de l’éviction statutaire et de la mise en mouvement. La cause réelle de l’entrée dans le dispositif est passée sous silence, que la raison soit l’inaction des politiques publiques, par exemple en matière d’habitat social en rétraction depuis les années 1970, ou leur action au contraire, en termes d’extractivisme, de grands travaux, de gentrification, ou encore de sécurisation et de privatisation des espaces (Bednik 2015, Sorkin 2008).

La réponse institutionnelle à l’HNO, ou par l’HNO, est prise dans la tension entre légalisme et illégalisme. Elle résulte bien souvent d’un rapport de force et du calcul des effets d’engagement des autorités à traiter la question. Entrent en ligne de compte la visibilité de ces situations et la sensibilité des lieux et des publics concernés (Aguilera 2018). Dans le cas des squats ou des foyers de travailleurs par exemple, les pouvoirs publics jouent en permanence entre tolérance et démantèlement (Bouillon 2009). Il en va de même pour les « invasions » – i.e. occupations de masse. Certaines ignobles situations d’HNO seront très bien acceptées par les autorités comme pour les saisonniers agricoles ou les intermittents du tourisme dans les stations balnéaires ou de sports d’hiver, quand d’autres seront impitoyablement traquées et détruites. Les modes de traitement de groupes et de situations identiques sont différents selon les périodes et selon les pays comme le montrent les installations de migrants Rroms. L’HNO institutionnel est finalement l’expression des angles morts de la souveraineté étatique. Et les réponses publiques à l’HNO spontané sont souvent marquées par leur caractère bricolé et bancal en miroir des auto-constructions qu’elles tentent d’effacer. Seules les capacités au grignotage et à la résistance discrète des habitants non ordinaires permettent parfois de regagner du terrain perdu devant le harcèlement des autorités (Bruneteaux, Terrolle 2010).

En fait, que ce soit comme signal de son incapacité à appliquer les règles que la puissance publique a elle-même fixées ou que ce soit comme enjeu de la privatisation des communs et des fonctions régaliennes, l’HNO questionne la souveraineté et le contrôle de son espace. Parce qu’il est la marque du possible non-recours radical aux mannes étatiques et d’une capacité à l’autonomie vis-à-vis du marché, l’HNO peut être pensé comme une véritable contre-hospitalité, comme une possibilité de se faire hospitalité à soi-même.

Marc Bernardot

Marc Bernardot est Professeur des universités en sociologie, Aix-Marseille Université, CNRS, LAMES, Aix-en-Provence/Terra-HN.

CC BY-NC-ND