Une révolution copernicienne pour le droit

Émilie Gaillard

p. 15-18

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Émilie Gaillard, « Une révolution copernicienne pour le droit  », Revue Quart Monde, 250 | 2019/2, 15-18.

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Émilie Gaillard, « Une révolution copernicienne pour le droit  », Revue Quart Monde [En ligne], 250 | 2019/2, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 13 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7995

En matière de justice climatique, le droit doit désormais composer avec la protection des générations futures et investir des territoires éthiques, scientifiques et juridiques inédits. La créativité de la société civile, du monde académique et de l’ensemble des acteurs publics et privés laisse entrevoir de nouvelles étapes d’actions en justice climatique, que l’auteure juge enthousiasmantes et prometteuses.

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Ecologie

Longtemps le droit n’avait pas à tenir compte des intérêts des générations futures. L’avenir était considéré comme certain et le droit n’avait qu’à régir les intérêts des Hommes actuellement vivants entre eux, à un moment donné. Selon le professeur de droit international de l’environnement Alexandre Kiss : « Pour les juristes, intégrer les générations futures dans le droit, c’est réaliser une révolution copernicienne ». Penser la justice climatique, c’est investir des territoires éthiques, scientifiques et juridiques inédits.

Les catégories juridiques sont alors particulièrement mises à l’épreuve car elles n’ont pas été pensées pour embrasser de tels enjeux systémiques, transgénérationnels et transpatiaux. Depuis plus de dix ans, nous plaidons et accompagnons dans nos travaux de recherche un changement de paradigme juridique, à savoir l’avènement d’un droit des générations futures1. Le droit doit désormais composer avec la protection des générations futures, dans une dynamique transpatiale et d’interdépendances nouvelles entre les États, les peuples et les espèces. Nous découvrons que l’avenir de l’avenir est désormais sous l’emprise de nos actions. La mise en danger du futur de l’Humanité est une question juridique particulièrement délicate à appréhender. En réalisant la vulnérabilité de l’espèce humaine, notre civilisation est aux prises avec des questionnements aux dimensions théoriques et pratiques importantes.

Depuis 2015, incontestablement, une nouvelle étape d’évolution a été franchie : celle de la mise en œuvre devant les prétoires de nouvelles actions en justice climatique. Au point de dénombrer désormais des milliers d’actions à travers le monde. La créativité de la société civile, du monde académique et de l’ensemble des acteurs publics et privés laisse entrevoir de nouvelles étapes enthousiasmantes et prometteuses d’actions en justice climatique, notamment invoquées au nom des générations futures. Il est non seulement nécessaire de penser la justice au transgénérationnel pour appréhender cette justice climatique (I), mais également de la mettre en œuvre devant les prétoires, y compris au nom des générations futures (II).

I. Penser la justice au transgénérationnel pour penser la justice climatique

Du point de vue de la théorie du droit et de la philosophie du droit comment imaginer et surtout formuler un droit des générations futures ? Il importe de remonter aux travaux du philosophe Hans Jonas (1903-1993) pour pleinement comprendre l’envergure de la révolution éthique qui se joue. L’auteur du Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique2, avait identifié que nos actions mettaient en danger les générations futures. Selon ses propres termes nous sommes en présence « d’une mutation de l’agir humain ». Cela signifie que les actions de l’homme et de l’Humanité dans son ensemble, génèrent des effets sur l’avenir de telle sorte que se pose désormais la question de l’avenir de l’avenir. Hans Jonas propose ni plus ni moins une éthique du futur, c’est-à-dire des règles morales qui permettent de jalonner l’action humaine à l’ère de la civilisation technologique. Si nous regardons vers la pensée des auteurs classiques, rien ne permet de penser cette philosophie de l’avenir ! C’est un changement de paradigme ! Auparavant il était logique de « laisser à l’avenir plus lointain prendre soin de lui-même ». Désormais, il importe de mobiliser la pensée éthique de manière nouvelle à l’égard de l’avenir et de « sonder à quoi nous tenons ». Pour Hans Jonas nous devons, nous explique-t-il « consulter nos craintes préalablement à nos désirs, afin de déterminer ce qui nous tient réellement à cœur »3. Bien que particulièrement conscient qu’une telle éthique du futur semble aussi utopique que de « vouloir décrocher la Lune », le philosophe, conclut que nous n’avons pas d’autre choix que nous y essayer ! Il lance un appel au relais du corps politique, des sciences politiques et également au relais du droit.

Précisément, nous estimons que le concept juridique de justice, pour rester juste, doit désormais se décliner au transgénérationnel. Si nous exerçons une emprise et donc, si nous mettons en danger l’avenir de l’avenir, alors il relève désormais des champs légitimes du droit que de préserver les générations futures. Pour beaucoup d’auteurs, puisque les générations futures n’ont aucun pouvoir sur nous, l’idée même d’une justice transgénérationnelle paraît déroutante, si ce n’est impossible. Cette objection peut se comprendre mais elle mérite d’être dépassée : il relève de notre responsabilité de penser le concept de justice de manière transgénérationnelle lorsque nous mettons en danger le futur. Sinon, nous commettons un abus de pouvoir sur l’avenir, c’est une nouvelle forme de discrimination à l’égard de l’avenir qui se joue. Or, l’injustice climatique que l’on voit venir est synonyme d’injustices durables et transgénérationnelles : des îles sont promises à disparaître, déconnectant de leurs racines des peuples, faisant disparaître des cultures, des espèces et des Nations. Nous sommes entrés dans l’ère des migrants, si ce n’est des apatrides climatiques. Les questions du droit de vivre sur un territoire, du droit d’avoir une nationalité, du droit au logement, du droit d’accès à l’eau se posent désormais sous un autre angle. À peine évoquée, cette injustice climatique revêt les contours d’une réalité particulièrement complexe qui dépasse les cadres de pensées et de mise en œuvre du droit international et national « classiques ». Conçu à partir de l’opposition entre guerre et paix, construit sur la base du paradigme de l’État-Nation, perçu comme étant souverain et comme isolé des autres, voici que le droit international ne peut qu’être promis à connaître de profondes et complexes métamorphoses s’il entend embrasser les défis liés aux changements climatiques. De l’avis du professeur Mireille Delmas-Marty, il importe de passer d’un paradigme « des États solitaires aux États solidaires ». C’est dans ce contexte que l’avènement du concept de justice climatique ne peut qu’interroger l’ensemble des champs du droit, depuis les notions fondamentales jusque dans sa mise en œuvre, jusqu’aux nouvelles formes d’actions en justice.

II. Agir en justice climatique et défendre en justice les générations futures

Étonnamment, la notion de justice climatique est longtemps restée en dehors du corpus des conventions internationales. C’est notamment à la société civile qu’il revient d’avoir organisé le premier sommet de la justice climatique en 2000 à la Haye. En 2012, est créée une coalition d’ONG autour de la question de justice climatique, auteure d’une Charte de Bali, énonçant des « principes de justice climatique ». Puis, en mars 2015, des experts en droit de l’environnement et en droit international se réunissent et adoptent les Principes d’Oslo sur les obligations globales pour le changement climatique. Il faudra attendre l’adoption de l’Accord de Paris pour que l’expression « justice climatique » apparaisse (au paragraphe 13 du Préambule). En 2016, le CESE français a adopté un avis sur la justice climatique sur la base d’un rapport préparé par la section environnement4. Cet avis a été remarqué par le Conseil Économique et Social Européen qui a relevé la proposition portée par Corinne Lepage, de reconnaissance de droits et devoirs de l’Humanité et des générations futures5.

La mise en œuvre de cette justice climatique emprunte actuellement des voies judiciaires inédites. C’est une véritable révolution judiciaire et elle est actuellement à l’œuvre dans de nombreux pays ! C’est en 1993 que l’avocat philippin Tony Oposa eut l’audace de saisir la Cour Suprême des Philippines et d’invoquer le respect des droits des générations futures. À l’époque, la demande visait l’arrêt d’une déforestation massive. Ce précédent judiciaire est actuellement mobilisé au profit de la justice climatique. En 2015, l’affaire Urgenda a ouvert la voie et a abouti à la condamnation du gouvernement hollandais à agir davantage pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (jugement confirmé en 2018 par la Cour d’Appel). Cette dernière a estimé que le droit de vivre n’était pas respecté en l’espèce. Aux États-Unis, Our Children’s Trust lance des actions en justice climatique portées par des enfants, y compris au nom des générations futures, au niveau fédéral et au sein des États fédérés. Un travail de collaboration étroite avec les autres associations qui agissent en justice climatique est également remarquable : avec des enfants, des associations et des ONG au Pakistan ou encore en France avec l’Affaire du Siècle. Le maire de New York a annoncé vouloir poursuivre six géants des énergies fossiles en ce sens et la maire de Paris, présidente du C40 cities a impulsé une dynamique en ce sens des maires des 40 plus grandes villes du monde.

Une prochaine étape audacieuse serait assurément de fédérer la jeunesse et de permettre aux jeunes qui marchent pour le climat de venir à New York en septembre 2019 à l’occasion de l’Assemblée Générale des Nations Unies. L’objectif ? Demander aux délégations officielles de leur pays de voter une résolution qui aurait pour objectif de saisir la Cour internationale de justice de la question suivante :

« Quels sont les droits des États en matière de lutte contre le changement climatique au regard des générations présentes et des générations futures » ?

Et si la Cour internationale de justice participait à son tour à la construction de cette justice climatique mondiale et transgénérationnelle ? Le projet a le mérite d’exister et d’être impulsé à nouveau par Tony Oposa.

Les juristes étaient bien loin d’imaginer que quinze ans après, une revendication de justice pour les générations futures verrait le jour, à nouveau sous la forme d’actions en justice ! Depuis, des citoyens de tous horizons, aînés, jeunes, femmes, enfants, étudiants, agriculteurs, maires... soit tout type d’acteur, lancent des actions en justice climatiques. Ces dernières sont également à plusieurs visages : elles sont intentées pour poursuivre tantôt des gouvernements, tantôt des multinationales, pour avoir et pour continuer à contribuer à ce grand dérèglement. Une pétition a été lancée par la jeunesse aux Philippines contre les multinationales, et un paysan pakistanais a remporté à lui seul une affaire qui a abouti à la création d’une Commission nationale sur le changement climatique avec pour mandat d’imposer de nouvelles mesures concrètes. Ce faisant, les actions en justice climatique font apparaître une nouvelle figure juridique dans les prétoires : les générations futures. C’est que la justice climatique s’aligne sur le temps long du temps écologique et embrasse inévitablement les générations futures, leur sécurité et intégrité, tout comme l’intégrité et la sûreté de la planète. Ainsi sommes-nous entrés dans une nouvelle ère judiciaire où de nouvelles sanctions apparaissent : non pas des actions punitives, mais des obligations de faire, de diligence active, pour le bien commun de l’Humanité.

1 E. Gaillard, Générations futures et droit privé. Vers un droit des générations futures, LGDJ, 2011, 673 p. La plupart des articles sont disponibles

2 3e éd. 2008.

3 H. Jonas, op. cit. pp. 66-67.

4 J. Jouzel et A. Michelot, 2016.

5 Déclaration des droits et devoirs de l’Humanité : http://droitshumanite.fr/declaration/

1 E. Gaillard, Générations futures et droit privé. Vers un droit des générations futures, LGDJ, 2011, 673 p. La plupart des articles sont disponibles sur le site : http://academia.fr

2 3e éd. 2008.

3 H. Jonas, op. cit. pp. 66-67.

4 J. Jouzel et A. Michelot, 2016.

5 Déclaration des droits et devoirs de l’Humanité : http://droitshumanite.fr/declaration/

Émilie Gaillard

Émilie Gaillard est Maître de conférences en droit privé à Sciences Po Rennes, Campus de Caen, et co-directrice du Pôle Risques (MRSH-Caen).

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