Quand un fléau se change en opportunité

Henri Totin

p. 19-23

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Henri Totin, « Quand un fléau se change en opportunité », Revue Quart Monde, 250 | 2019/2, 19-23.

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Henri Totin, « Quand un fléau se change en opportunité », Revue Quart Monde [En ligne], 250 | 2019/2, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7997

Au Bénin, l’invasion biologique des plans d’eau par la jacinthe d’eau génère de multiples impacts négatifs sur la biodiversité, le fonctionnement des écosystèmes, les activités économiques et la santé des populations. L’association JEVEV a transformé ce problème en occasion d’innovations agricoles, basées sur les savoirs ancestraux, et porteuses de débouchés pour les jeunes entrepreneurs verts en Afrique francophone.

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Ecologie

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Bénin

Originaire de la commune de Dangbo, jeune chercheur-paysan, je me suis intéressé aux questions de politique agricole et de recherche en innovations vertes. La biodiversité écologique qui caractérise la commune de mes parents m’a toujours attiré. Un drame familial m’a touché : le décès d’un jeune frère provoqué par la mauvaise circulation sur le fleuve qui a retardé son arrivée à l’hôpital. Cela m’a permis de prendre conscience des problèmes provoqués par l’envahissement du fleuve par une espèce végétale communément appelée togblé, ce qui veut dire : « Le monde est gâté ».

Envahis par la jacinthe

Avec d’autres jeunes du village, nous avons pris ce problème au sérieux. L’espèce togblé appelée jacinthe d’eau en langue française et dont le nom scientifique est Eichhornia crassipes, est l’une des plus belles plantes aquatiques avec ses fleurs bleu violacé et son feuillage bien vert. Mais ses tiges forment des tapis flottants denses qui font écran à la lumière et captent l’oxygène nécessaire aux poissons. Aussi, malgré la beauté de sa fleur, cette plante est considérée comme la mauvaise herbe la plus destructrice du monde. En huit mois, dix plants de jacinthe d’eau peuvent générer 655 330 nouvelles plantes.

L’ONG JEVEV (Jeunesse et Emplois Verts pour une Économie Verte) a développé le ramassage de la jacinthe d’eau par les riverains en mettant en place une filière économique de valorisation durable des jacinthes à travers la transformation des jacinthes en aérobiose1, ce qui évite l’émission de gaz à effet de serre. L’activité de la collecte et de la valorisation de la jacinthe d’eau est une innovation à triple finalité : elle participe à la régénération des terres à travers le volet de transformation en fumure organique (compost) ; à la promotion de l’énergie renouvelable à travers son volet de transformation en briquettes de charbon ; et à travers sa collecte, à la sauvegarde de l’écosystème aquatique et de la qualité de l’eau.

L’invasion biologique des plans d’eau au Bénin par la jacinthe d’eau génère de multiples impacts négatifs sur la biodiversité, le fonctionnement des écosystèmes, les activités économiques et la santé des populations. Pour aider les communautés vivant dans les zones humides, des recherches ont été lancées. Plusieurs prélèvements et plusieurs années de recherches au laboratoire écologique d’Abomey ont permis de découvrir qu’on pouvait utiliser la jacinthe en association avec du tourteau de neem afin d’obtenir un produit capable d’enrichir la terre de façon naturelle et durable tout en éloignant les insectes nuisibles.

Un problème devient une opportunité

Un problème a été ainsi transformé en opportunité. Le compost magique est un astucieux mélange de déchets verts, en particulier la jacinthe en grande quantité et du tourteau de margousier (Azadirachta indica, communément appelé neem). Il permet de cultiver sans détruire l’environnement et de réduire de façon considérable l’usage abusif des intrants chimiques agricoles. Ce projet s’inspire des techniques agricoles ancestrales qui avaient été délaissées au profit des engrais chimiques. Deux villages témoins ont été choisis au départ, et le projet s’étend aujourd’hui à une dizaine de villages de la vallée du fleuve Ouémé, une zone réputée pour son nombre considérable de maraîchers. Notre ONG développe la promotion de ce compost et forme les paysans à son utilisation. La Banque Mondiale nous a récemment identifiés comme personne ressource dans le cadre du Programme cadre d’appui à la diversification agricole. Nous animons des sessions dans une quarantaine de villages enfin de former 140 femmes et 100 jeunes aux techniques de fabrication du compost magique à partir de la jacinthe d’eau. Le succès est déjà au rendez-vous avec des cultures florissantes. Un beau pied de nez aux produits phytosanitaires massivement utilisés dans la région ! Les agriculteurs béninois, pour la plupart analphabètes et donc incapables de déchiffrer les notices d’utilisation des engrais chimiques, trouvent plus de facilités dans l’usage de notre fumure organique à base de la jacinthe d’eau : le compost magique. Des cas d’intoxications alimentaires enregistrés en raison de surdosages ou confusions entre produits chimiques disparaissent grâce à l’usage de ce produit écologique.

Quelques points forts de cette expérience

L’expérience a permis de mettre en place un produit naturel efficace sans effets secondaires sur les plantes pour concurrencer les intrants chimiques agricoles disponibles sur tous les marchés et qui a créé régulièrement des problèmes d’intoxication alimentaire.

Elle a aussi permis une amélioration de la porosité du sol et de sa capacité de rétention d’eau, sans oublier la résistance à l’érosion par l’eau et le vent.

Nous avons ainsi obtenu un produit dont le rôle, la qualité et le coût défient la concurrence : un compost magique fertilisant et insectifuge à faible coût grâce à un alliage réussi des jacinthes d’eau disponibles dans la nature et de l’Azadirachta indica communément appelé neem.

Les défis que l’expérience a aidé à surmonter se résument comme une lutte réussie contre l’utilisation des intrants chimiques agricoles, en particulier dans les zones humides où ils sont maintenant interdits (l’expérience a permis de faire une belle lutte pacifique pour réduire voire éradiquer l’usage de ces produits toxiques et parfois cancéreux tout en libérant nos lacs et lagunes des jacinthes d’eau).

La réussite de cette innovation est due au fait que la matière première étant pratiquement sans coût et disponible de façon pérenne dans la nature à cause de son fort taux de multiplication, il a été possible de surmonter le défi de la promotion de l’agroécologie au sein de la grande masse paysanne.

La fumure organique obtenue à base de la jacinthe d’eau a permis aux paysans de conserver pour plus de jours, de semaines, voire des mois, les différentes récoltes. Le transfert de technologie était simple et pratique à cause de la disponibilité de la matière première. Le matériel rudimentaire utilisé pour la production ne nécessite pas une grande technologie ni des équipements trop modernes.

Un avenir pour la jeunesse

Au Bénin, comme dans la plupart des pays, l’accès des citoyens, en particulier des jeunes, à l’emploi reste une problématique réelle. Plus de 50 % de la population active sont en situation de sous-emploi. Le taux de sous-emploi des jeunes, qui était de 50 % en 2011, avoisine 70 % en 2013.

Ainsi, les éléments de notre expérience qui doivent être mis en place pour que cela soit utile aux autres jeunes sur les plans institutionnel, social, économique et environnemental se résument comme suit :

  • La promotion de l’expérience et de sa réussite à travers les programmes de promotion de l’entrepreneuriat et de l’employabilité des jeunes sera indubitablement une phase pilote pour rendre utile le partage sur le plan institutionnel. L’idée sera d’outiller et de professionnaliser les entreprises nationales et les jeunes sur une expérience concrète, de sorte qu’ils puissent tirer le meilleur profit des informations qui seront partagées.

  • Renforcer l’employabilité des jeunes à travers la professionnalisation des emplois verts (agriculture, recyclage et autres).

  • Favoriser la promotion des petites et moyennes entreprises dans les secteurs innovants en capitalisant sur les acquis de certaines institutions et plateformes internationales comme FARA2 dans la mise en œuvre de projets et l’organisation des compétitions relatives à l’entreprenariat des jeunes.

  • Œuvrer pour la mise en ligne d’une plateforme opérationnelle de transfert de technologie autour des innovations agricoles et vertes dans le domaine du développement durable.

  • Favoriser la mise en place d’un système d’information au sein de la couche juvénile à travers la vulgarisation et/ou la promotion des bonnes pratiques.

Cela se fera à travers l’élaboration d’un plan de pérennisation des acquis de l’expérience : la création de l’Africa Green Economy Promotion Center, centre d’incubation de jeunes pour l’apprentissage et la promotion de l’entrepreneuriat vert, l’économie verte et circulaire, le transfert de technologie. Ce centre permettra de vulgariser toutes les techniques, de pérenniser les acquis et de développer les ressources humaines telles que les têtes pensantes du projet et les innovateurs verts talentueux.

Ce centre sera aussi un observatoire des jeunes innovateurs verts en faveur de l’agriculture et du climat. Au plan social le chômage juvénile sera sérieusement réduit et plusieurs problèmes environnementaux seront réglés. 

Quel impact ?

En cinq ans de recherches, de production et de vulgarisation, notre action a eu un impact réel : 1 450 jeunes entrepreneurs verts formés ; 240 jeunes et femmes producteurs (coopérative, groupement), de la commune de Dangbo et de So-Ava fabriquent du compost à base de la jacinthe d’eau ; fluidité de la navigation fluviale ; diminution des risques de mortalité due aux pirogues qui se retrouvent prisonnières de la jacinthe d’eau ; intégration d’une nouvelle activité génératrice de revenu ; réduction des risques d’inondations, car quand elle s’installe dans les rivières et les canaux, la jacinthe forme un barrage qui peut provoquer des inondations dommageables ; amélioration de la qualité de l’eau ; reconstitution du couvert végétal et de la faune aquatique grâce au reboisement ; amélioration de la biodiversité aquatique ; diminution des émissions de gaz à effet de serre qui sont dues à l’emploi d’engrais et de pesticides chimiques ; diminution de l’utilisation des produits chimiques ; 3 550 agriculteurs des villages de la basse vallée de Bonou, Dangbo, Adjohoun et communes environnantes (dont 2 050 maraîchers) utilisent le compost au lieu d’intrants chimiques ; 45 % des ménages utilisent le charbon à base de la jacinthe d’eau ; 420 jeunes femmes et hommes maîtrisent la fabrication de la briquette de charbon ; augmentation des rendements des producteurs de 15 % ; intégration d’une activité génératrice de revenus (commercialisation de la fumure organique à base de la jacinthe d’eau) ; amélioration de la qualité et de la durée de conservation des produits agricoles ; amélioration des conditions de pêche et augmentation des aires de pêche.

L’expérience a contribué à l’amélioration des conditions de vie des communautés lacustres et elle a démontré la capacité de la jeunesse à participer activement à la réalisation des Objectifs de Développement Durable.

Notre plateforme de jeunes entrepreneurs agricoles verts entend pousser la politique vers le vote de lois diminuant ou proscrivant l’usage des engrais chimiques et favorisant les intrants agricoles innovants respectueux de l’environnement et de l’équité sociale

L’espoir d’un lendemain meilleur

Un des messages-clés que nous voudrions adresser à la jeunesse sur la base de notre expérience peut être formulé ainsi :

« Comme l’étudiant qui a besoin de son stylo et de son cahier pour étudier, je dispose à présent, grâce à l’expérience, de mon “stylo” le coupe-coupe et de “mon cahier” la jacinthe d’eau. Je suis paré pour changer mes pratiques de fertilisation de la terre ! »

L’espoir d’un lendemain meilleur pour la jeunesse en particulier africaine réside dans l’entrepreneuriat agricole vert, qui respecte les principes environnementaux. Cet entrepreneuriat vert constitue une opportunité durable d’emplois.

Les initiatives portées par les Jeunes Entrepreneurs Verts en Afrique francophone sont multiples mais encore assez méconnues. Elles permettent, d’atténuer les effets négatifs des changements climatiques, d’accroître la résilience des populations et de contribuer à un développement plus durable de l’agriculture. Les jeunes doivent savoir que l’engagement dans des activités vertes est un révélateur du potentiel de la filière verte en Afrique ; il révèle aussi le courage et la persévérance de ces jeunes qui ont « osé » innover et concevoir des solutions écologiques.

Les acteurs gouvernementaux prennent de plus en plus conscience de la nécessité d’apporter un appui à ce secteur ; certains d’entre eux montent des programmes en partenariat avec des organisations de coopération internationale. L’un des axes de travail est de promouvoir et de valoriser les projets portés par les entrepreneurs verts et d’inciter les jeunes en général à adopter les principes de l’économie verte.

1 Ambiance d’un milieu riche en oxygène (ou en air) qui permet une dégradation de la matière organique dégageant du gaz carbonique et de l’eau.

2 Forum for agricultural research in Africa.

1 Ambiance d’un milieu riche en oxygène (ou en air) qui permet une dégradation de la matière organique dégageant du gaz carbonique et de l’eau.

2 Forum for agricultural research in Africa.

Henri Totin

Béninois, ingénieur, Henri Totin a fondé l’ONG JEVEV (Jeunesse et Emplois Verts pour une Économie Verte). Son action a été reconnue par le second prix décerné lors du Congrès sur l’Économie Prophétique qui s’est tenu à Castel Gandolfo en novembre 2018.

CC BY-NC-ND