Q : Quels sont tes premiers pas d’artiste ?
Jean-François Gay : J’ai commencé à monter sur scène avec ATD Quart Monde. C’est une activité qu’ils avaient organisée pour la Journée nationale de l’enfant le 11 juin 1990. À cette époque, j’étais encore mazora1.
En 1993, Hélène Rozet, une volontaire française, a rejoint l’équipe de Port-au-Prince. Elle aimait la musique et elle a appris à mon grand frère à jouer de la guitare. J’étais toujours là, je suivais et puis j’essayais d’improviser quelque chose. Un jour elle m’a dit : « Jean-François, on va se centrer sur quelque chose, je vais t’apprendre une belle musique ». Elle m’a montré une musique de Gérard Lenormand, La ballade des gens heureux. À partir de là, j’ai commencé à apprendre une série d’autres chansons, comme celle de Pierre-Rigaud Chéry, Peyi m gen anpil mòn, ou encore Plante mayi ti gason2.
Mon papa a vu que j’aimais la musique, lui-même chantait. Il m’avait fait la promesse de m’acheter une guitare. Malheureusement, il est décédé en 1994.
J’ai continué à faire des petites interprétations, je suis aussi entré dans un groupe de théâtre (Djezala : Djakout eksperyans zanfan lakay3).
J’ai commencé à écrire mes premières musiques en 1998, des petits textes, par exemple à l’occasion de Noël. Ensuite la plus grosse musique que j’ai écrite, c’est en 2003, un texte sur le drapeau haïtien : Fyète Nasional4. J’ai chanté ce texte avec un groupe, New Mind, composé de plusieurs jeunes. Nous avons enregistré quelques textes en 2004, c’est ma première expérience d’enregistrement.
J’ai participé au concours Chante Nwèl avec Lòsye Nwèl5, en 2006, à la télévision sur la chaîne Télémax. Pierre-Rigaud Chéry m’a fait reconnaître comme un jeune qui a beaucoup de talent.
Mon nom d’artiste est Meekman, c’est un ami qui m’a donné ce nom. « Meek » en anglais veut dire doux, humble, sage.
Q : Chanter, qu’est-ce que ça représente pour toi ?
J-F G : La musique est l’une des choses qui permettent de transformer les vies, je préfère chanter plutôt que parler : toutes les frustrations, toutes les difficultés, si je les chante, cela peut faire du bien à tout le monde. Je peux aussi faire passer tout ce qui est bon en moi.
Personnellement, j’aime les gens. Je sais que Dieu nous a créés pour qu’il y ait des rois, des princes, des princesses ; il ne nous a pas créés pour que nous vivions dans des situations déplorables, il a créé tout le monde avec le mot égalité.
À travers la musique tu peux dire : « Voilà ce qui devrait changer », pour que l’on trouve quelque chose qui est bon pour tout le monde. J’écris pour dire que tout le monde a le droit de vivre, qu’on peut se mettre ensemble, qu’on peut faire communauté. Dans la société, il doit y avoir la place pour tout le monde.
Q : Beaucoup de tes chansons ont pour thème la lutte contre la pauvreté, contre la discrimination des femmes et des personnes handicapées, est-ce que tu peux dire d’où te vient cette sensibilité ?
J-F G : Je suis « un enfant du Mouvement ATD Quart Monde », j’ai été élevé dans le Mouvement. J’ai grandi dans les paroles du père Joseph Wresinski, celles-ci m’inspirent. Dans la philosophie du Mouvement, ce qui m’a toujours motivé, c’est la question du tèt ansanm6. Le père Joseph en parle toujours : quelle que soit l’activité que tu fais, s’il n’y a pas de tèt ansanm, c’est comme si tu ne pouvais pas faire quelque chose. Si quelqu’un dit qu’il va changer la société, ou bien le pays ou bien le monde, s’il n’y a pas de tèt ansanm cela va être très difficile.
Je viens d’une zone de non-droit, le quartier de Tibois à Martissant, et j’ai grandi dans une famille k ap bat dlo pou fè bè7. Ma maman a eu huit enfants, quatre filles, quatre garçons ; je suis le quatrième. Est venu un moment où mon papa n’était plus là, j’avais onze ans, et ma maman a fait tous les efforts qu’elle pouvait pour nous élever. J’ai grandi dans une famille où la vie n’était pas facile, un peu comme le père Joseph qui l’explique dans son histoire. Il militait depuis qu’il avait quatre ans : pour aider sa maman à rester debout, il menait une petite chèvre chaque matin le long de la route pour la faire manger.
Lorsque mon papa est décédé, ma maman était désespérée, j’ai entraîné mes frères et sœurs pour que nous lui redonnions courage, pour ne pas nous plaindre même si nous avions faim, pour organiser des petites fêtes pour la faire rire… Le père Joseph, par les paroles qu’il a laissées, a aussi encouragé ma maman à rester debout.
On voit, nous-mêmes, de notre côté, comment nous devrions vivre ; c’est quelque chose qui me fait dire : il faut que quelque chose soit créé pour que chacun puisse vivre dans toute son intégralité, surtout les gens qui sont plus vulnérables.
Q : Peux-tu nous parler de la chanson Milyon Ven Timoun8 (Strophes à la gloire du Quart Monde de tous les temps) ?
J-F G : Milyon Ven Timoun est un texte écrit par le père Joseph en 1987, le texte est venu me trouver en 2007. Jacqueline Plaisir, volontaire dans l’équipe, m’a dit : « J’aimerais que tu mettes ce texte-là en musique ». C’est Jacques Petitdor, un allié du Mouvement, qui en a fait la traduction. J’ai beaucoup lu le texte, j’ai fait quelques arrangements pour joindre des rimes. Je l’ai chanté pour la première fois au colloque La démocratie à l’épreuve de la grande pauvreté. L’actualité de la pensée de Joseph Wresinski, à l’Institut Français de Port-au-Prince.
Ce texte parle de droits de l’homme, et le refrain nous fait reprendre courage, quand on dit :
M ap pale pou nou menm, gason, fanm ak timoun,
Se avèk kè nou, zouti n grave non nou,
Menmsi n pòv, meprize, nou pa gwo zouzoun,
Fòk yo respekte libète, dwa nou.9
C’est la fierté du père Joseph qui est exprimée dans le texte, il fait comme un résumé de tout ce qui se passe à travers le monde. Il dit que même si nous ne sommes pas gwo zouzoun10, il faut que l’on respecte notre liberté.
Même moi qui ai fait cette musique, je ne suis pas vraiment habitué avec le texte, chaque fois que je le chante, il me donne une autre énergie11.
Q : Ne laisser personne de côté, comment vis-tu cela ?
J-F G : Jusqu’à présent, je fais des activités avec les enfants.
Grâce à des musiques éducatives, on peut ouvrir un autre chemin pour les enfants dans les quartiers où la violence est si forte en chantant les avantages de la paix et les désavantages de la guerre.
ki di lagè di mizè,
ki di lapè di progre
pito yo montre n mizik ke kenbe fizi,
pou nou pa aprann touye moun pou plezi
pito yo mete n lekol, nou konn li ak ekri,
lè sa a nou va dekouvri ke nou se avni12
À travers les pépinières d’enfants, c’est aussi une façon de rendre les choses immortelles parce que les enfants sont l’avenir du pays. Pour que la musique soit immortelle, il y a une façon de traiter les textes, ce n’est pas parler pour parler, c’est écrire une série de choses qui vont aider la société avec ce qui a eu lieu dans le passé, ce qui se passe aujourd’hui et ce qui se passera dans le temps à venir.
Ce qui me rend fier, c’est que le travail que je fais avec les enfants n’est pas perdu. Certains de ceux que j’ai accompagnés ont percé dans la musique. L’un d’eux me disait : « C’est toi qui m’as ouvert au monde de la musique. »
Q : Parmi toutes tes musiques, quelle est celle que tu aimes le plus ?
J-F G : En réalité, j’aime toutes mes chansons parce que c’est moi qui les ai écrites mais celle que je préfère c’est Chemen pikan13. C’est un texte rempli de messages, écrit à partir des mauvais moments que j’ai connus. Chaque fois que je le chante, c’est comme si c’était un sérum qui me motive, qui me dit « Jean-François, continue. »
Je l’ai écrite en 2005 : à cette époque c’était difficile dans le quartier où je vivais, il y avait la guerre entre Gran Ravine et Tibois. Avec une amie, Alberte Pauleus, j’ai mis sur pied l’Académie des petits sages : une activité pour donner aux enfants une autre direction par rapport à ce qui se vivait dans la zone. J’ai commencé à leur apprendre la musique. Au cours de cette activité, certaines personnes à qui je m’adressais m’ont humilié parce que je venais d’un milieu défavorisé.
Q : Comment sens-tu que le public accueille tes musiques ?
J-F G : Chaque musique est faite dans une circonstance, et chacune développe une réalité. Du côté social, je peux dire que la majorité des gens aime mes musiques. J’écris pour les personnes handicapées, elles sont très mal traitées dans la société et je veux sensibiliser la société sur la cause de ces personnes ; mon dernier titre est : Pa mete nou sou kote14.
En 2009 j’ai mis en musique et enregistré avec BélO, un artiste haïtien engagé, le texte Ansanm15.
J’écris sur les droits des femmes, j’ai un texte qui s’appelle Respè pou fanm16, j’ai reçu un Certificat Honneur et Mérite pour lui.
J’écris aussi des chansons sentimentales, qui sont appréciées, par exemple Ou se zo kòt mwen17 et des musiques populaires que tout le monde peut fredonner : par exemple Men Meekman18.
Q : Quel regard portes-tu sur ton parcours d’artiste avec ATD Quart Monde, et plus largement ?
J-F G : ATD Quart Monde, c’est l’un des lieux qui m’a permis de devenir un artiste et qui me prend tel que je suis, qui voit les gens différemment. Je suis très fier de participer dans la majorité des activités d’ATD Quart Monde, comme le 17 octobre. J’ai également participé à l’enregistrement de la chanson With my own two hands, avec Playing for Change (un mouvement créé pour inspirer et rassembler le monde à travers la musique) et ATD Quart Monde19.
Dès qu’on m’appelle, je ne vois pas l’argent en premier, même si je vis de ce que je fais. Mais je cherche davantage à me faire connaître. J’ai toujours voulu me vendre partout où j’allais car parfois on privilégie les gens qui ont une référence. La plupart des choses qui sont faites en Haïti, c’est une question de clientélisme.
Q : Et Haïti Oh ?
J-F G : Cette chanson20 résume les difficultés du pays et malgré cela, les gens continuent à lutter. J’exprime ma conviction que la langue, les valeurs culturelles, les artistes font la beauté d’Haïti. Peu importe le nombre de raisons que la vie vous donne de pleurer, il y a mille autres raisons de sourire.