Sarah Ortega : Entre 1992 et 1995, j’étais alliée d’ATD Quart Monde et j’ai vécu quelques mois avec l’équipe des volontaires à Manille avant de venir en France. Ces années-là m’ont décidée à laisser ma profession d’enseignante. Je me disais qu’il y avait beaucoup d’enseignants dans mon pays, heureusement, mais pas de volontaires philippins. Au début, je cachais ma participation à ATD Quart Monde à ma famille car je voulais éviter les questionnements. J’avais beaucoup d’aspirations en rejoignant le Mouvement. Je l’ai fait en pensant aux enfants dans la rue, aux enfants en prison, aux enfants maltraités, aux enfants qui sont morts de faim au sud des Philippines. En pensant à mon pays qui continue de s’enfoncer dans la pauvreté. En rejoignant ATD Quart Monde, je voulais m’engager pour les enfants et n’être pas seule face à toutes ces injustices. Et donc je suis partie à Méry-sur-Oise, au centre international du Mouvement ATD Quart Monde.
Bruno Tardieu : C’était un grand saut vers l’inconnu...
S. O. : Oui. Je connaissais peu de choses sur le Mouvement ATD Quart Monde et j’ignorais le français ! Arrivée en France, je me suis coupée des Philippines et même de ma famille, sauf pour souhaiter les anniversaires. Je n’ai écrit à personne. Je pensais que si je liais les deux, je n’allais pas m’en sortir. De Manille, l’équipe des volontaires m’envoyait des nouvelles. Je les lisais, je les gardais pour moi, mais je n’y répondais pas.
B. T. : Pourtant, ce sont ces années avec l’équipe de Manille qui t’ont décidée à venir vers Méry-sur-Oise ?
S. O. : Avant ces années-là, je voyais des injustices tous les jours, les douleurs et les souffrances des gens. Cela m’a poussée à chercher une société juste. Maintenant ces injustices me touchent davantage qu’avant. J’ai de la colère en moi. Pourquoi ? Parce que j’ai appris des choses pendant ces huit ans passés en France. La Déclaration universelle des droits de l’homme existe pour tous les pays mais les autorités ne la respectent pas et ne respectent pas non plus le peuple. Beaucoup de Philippins sont ignorants de leur droits.
B. T. : Tu venais donc parmi nous pour savoir si c’était bien là le choix que tu voulais faire ?
S. O : Oui. J’étais contente de ma découverte du Mouvement ATD Quart Monde en vivant dans son centre international quelques mois. Ce temps passé là est essentiel pour moi. Ensuite, je suis allée à la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand pour aider à faire le décor d’un spectacle au pivot culturel. Je ne savais pas alors que j’allais y rester plus de trois ans ! Voilà une autre histoire qui va commencer, les enfants, les familles, l’équipe, la vie communautaire...
A mon arrivée à Noisy-le-Grand, je ne parlais pas suffisamment le français. Je participais aux réunions, je faisais semblant de comprendre et je dessinais dans mon cahier mais je ne disais rien. Pour moi, ce n’était pas grave. Grâce à l’un, puis à l’autre, qui m’expliquait, j’ai pu savoir ce que les volontaires disaient et aussi j’ai pu commencer à parler des enfants, des actions tandis que quelqu’un notait mes propos et les transcrivait en bon français.
Contrairement à l’habitude, je ne pouvais pas aller rencontrer les enseignants des enfants qui venaient au pivot culturel. Je ne pouvais pas non plus aider à faire les devoirs. Comment j’aurais pu ? Les volontaires me faisaient confiance, me disaient que j’étais capable... mais parfois ce n’était pas vrai. Malgré mes souhaits, je ne pouvais pas. Il n’est pas facile de dire : je ne peux pas. Après c’était l’angoisse pour moi.
B. T : Qu’est-ce qui t’a permis de tenir le coup et aussi d’apprendre ?
S. O : En première année de formation, la nécessité d’écrire ses rapports d’activité était sans cesse rappelée. On a tellement besoin d’écrire ce qu’on a appris et vécu pour souffler et vider son sac ! Aux Philippines, j’écrivais mes observations en tagalog sans difficulté et j’aimais le faire. A Noisy-le-Grand, j’écrivais en anglais, d’abord pour moi. Après je parlais avec un volontaire, toujours le même, par exemple d’un enfant ou d’une famille, et il écrivait à ma place. Outre la difficulté de la langue, j’avais peur de me tromper dans ma vision des choses. Au début, je notais simplement, par exemple, qu’aujourd’hui, le pivot culturel avait été consacré aux jeux. Ce volontaire m’a aidée à aller plus loin et à connaître mieux les enfants.
B. T : Pourquoi était-ce si différent en France ? La langue, la culture, les besoins de parler à quelqu’un pour comprendre ?
S. O : La langue, la culture... bien sûr. Il n’est pas toujours facile de trouver les mots qui expriment ma pensée de Philippine. Chercher chaque mot est un combat pour pouvoir communiquer. Bien sûr, il y a les mots habituels au Mouvement Atd Quart Monde que j’utilise aussi mais le langage et la pensée sont français. Pourtant, j’ai en moi ma propre pensée et ma propre culture. Le moment est donc venu de retourner aux Philippines. J’aimerais trouver comment faire comprendre le Mouvement Atd Quart Monde en l’exprimant à la manière de mon pays.
B. T : Tu as déjà cherché à le faire...
S. O : Oui. Mais le contexte est différent et les faits ne signifient pas la même chose. Lorsque je racontais à ma famille ou à mes amis ce que je faisais à Noisy-le-Grand, je leur montrais les photos des enfants. Pour eux, ces enfants n’étaient pas pauvres car ils étaient bien habillés et ils portaient de belles chaussures. Alors j’ai parlé des réalités que je rencontrais mais eux ne voient pas ce dont je parle. Par exemple, si je raconte qu’au pivot culturel, je me suis efforcée de ramener la paix et le respect dans un groupe, ma famille me répond : “ Mais ce sont des sauvages, ces enfants ! ” Ce n’était pas ça que je voulais leur dire. Si j’explique que j’habite dans une communauté de vie, ils m’interrogent : “ Vous êtes des religieuses ? ”
B. T : Comment ta vie à Noisy-le-Grand va-t-elle t’être utile pour faire comprendre le Mouvement Atd Quart Monde dans ton pays ?
S. O : Je vais parler de Noisy-le-Grand comme du lieu où le père Joseph a commencé le Mouvement. Et de l’équipe des volontaires qui sont proches des familles en difficulté. Je peux parler de la misère des familles pauvres en France qui n’est pas la même qu’aux Philippines. Quand on me questionne : “ Que faisais-tu en France alors qu’il y a tant de misère chez nous ? ”, je peux expliquer l’importance du volontariat et sa diversité. ATD Quart Monde est un mouvement international et le fait qu’il soit connu et reconnu en France donne envie au peuple de continuer son combat.
B. T : Qu’as-tu encore appris à Noisy-le-Grand ?
S. O : Au début, avec les gens, j’acceptais facilement les choses, Après, petit à petit, j’ai acquis plus de confiance en moi en me confrontant aux autres. J’ai surtout appris comment vivre avec moi-même et à compter sur moi. Cela a été dur parce que parfois je ne voyais pas les choses changer. Mais cela ne m’a pas empêchée de continuer à rester. Pendant la journée, quand j’étais occupée, j’allais bien. Mais la nuit était très longue. Un autre travail commençait dans ma tête et je me sentais seule avec plein de questions : qu’est-ce que je faisais ici ? A quoi je servais pour les familles ? J’avais aussi la plus grande facture de téléphone !.
B. T : J’ai traversé un moment de solitude aussi dans mes débuts à Boston et c’est vrai que cela te renforce, tu te sens plus libre après.
S. O : Oui, c’est ça. J’ai beaucoup grandi grâce à cette expérience à Noisy-le-Grand. J’ai aimé les enfants. Ils m’ont appris à être plus patiente et compréhensive par rapport à leurs parents. C’était dur au début. Ils m’ont testée souvent. Mais dès la deuxième année, ça a été mieux, j’avais gagné leur respect et leur confiance. J’ai aimé être avec eux. J’aime aussi les ateliers manuels, la peinture... J’étais fière de ces ateliers parce que j’en étais capable. Les enfants me faisaient confiance, ils me racontaient leurs soucis à la maison ou à l’école. Quand ils me confiaient leurs secrets, c’était des moments précieux, je me sentais proche d’eux.
Parmi les volontaires, certains ont beaucoup compté pour moi. L’un voyait toujours quand cela n’allait pas et il trouvait toujours un moment pour parler avec moi ; une autre m’écoutait ; avec d’autres, j’avais une grande complicité et on mangeait des repas réunionnais ensemble... Mais les volontaires changeaient souvent au pivot culturel...
B. T : Tu voulais découvrir Atd Quart Monde en venant en Europe. Outre tout ce que tu viens de dire, as-tu cherché d’autres moyens pour le connaître, par exemple à travers des livres ?
S. O : Les idées ne m’intéressent pas autant que les gens. Mais on a besoin de la sagesse pour nous guider, d’un cadre pour nous structurer. J’ai eu la chance de travailler et d’intérioriser les textes fondateurs du Mouvement avec les autres de mon groupe, pendant le temps de recul qui nous est donné. Après ce temps, j’ai demandé à aller six mois à la Maison Joseph Wresinski pour connaître mieux le père Joseph avant de repartir aux Philippines. Selon moi, il était normal que je donne au fondateur du Mouvement mes respects et mon hommage : un peu comme mon grand-père que je ne connaissais pas mais que je respecte. Et si je devais parler de lui, je voulais savoir qui il était. Quand j’ai eu à travailler sur ses lettres à des amis, j’étais mal à l’aise, n’étant pas d’accord sur le fait de dévoiler la vie de gens en difficulté. Je n’ai rien dit et j’ai continué à lire les lettres sans savoir que cela m’aiderait un jour ! Quand on m’a demandé la responsabilité que je voulais assumer en retournant dans mon pays, j’ai répondu que je voulais bien rechercher de l’argent aux Philippines pour les besoins d’ATD Quart Monde. Et j’ai pensé alors à ces lettres que j’avais beaucoup critiquées. Comment toucher les autres, comment les réveiller ? Il faut leur montrer la souffrance des gens à cause des injustices ! Je crois aujourd’hui que le père Joseph avait raison et je vais faire comme lui : même pour demander des soutiens financiers, je vais témoigner de la vie des familles dans la misère.