Michelle Perrot, Jeunesse de la grève, 1871-1890

Éd. du Seuil, Collection L’Univers historique, Paris, 1984,

Michel Grandjean

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Michelle Perrot, Jeunesse de la grève, 1871-1890, Éd. du Seuil, Collection L’Univers historique, Paris, 1984,

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Michel Grandjean, « Michelle Perrot, Jeunesse de la grève, 1871-1890 », Revue Quart Monde [Online], 135 | 1990/2, Online since 18 May 2020, connection on 04 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8896

Ce livre est une version abrégée de la thèse de Michelle Perrot « Les ouvriers en grève. France 1871-1890 », publiée en 1974 aux éditions Mouton. Cette version allégée privilégie la troisième partie, "le cours de la grève" reproduite intégralement. Qui manifeste le mieux durant la période choisie ? Les jeunes. D’abord parce que la loi de 1864 vient d’affranchir la grève, et parce qu’une certaine improvisation dans son déroulement (la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats n’intervient qu’en 1884) fait qu’elle est encore « expérience, histoire, événement », et donc davantage mode d’expression que moyen de pression.

Cette jeunesse séduit à l’évidence l’auteur qui a conduit une étude passionnée et très documentée sur le cours de la grève à cette époque : son déclenchement, sa conduite en présentant les rôles respectifs des organisations de meneurs, ses participants, leur vie matérielle possible grâce aux secours et à la solidarité, leur vie collective à travers les manifestations et les discours, son dénouement enfin. Michelle Perrot s’affirme convaincue de la justice et de la portée de cette grève « flamboyante, arme offensive en même temps que rempart de la condition ouvrière. »

Tout au long de cette lecture, je me suis posé la question : les plus pauvres sont-ils vraiment les acteurs, les partenaires de l’événement ? Le monde ouvrier de l’époque côtoie la pénurie, c’est une certitude : Daudet, un contemporain, parle de « l’horrible vie ouvrière. » Mais déjà, pourtant, une hiérarchie apparaît entre les travailleurs : ouvriers spécialisés ou de métiers en haut de l’échelle sociale, manœuvres souvent pères de famille en bas. Ce sont ces derniers surtout, les plus pauvres, qui peuvent dire : « Nous, ouvriers, nous mourons de faim et de misère. » La grève représente alors leur unique recours, souvent pour empêcher une baisse de salaire, mais elle ne peut être que de courte durée, car il n’y a pas de réserves à la maison, alors elle est d’autant plus hargneuse et violente. Mal préparée, elle échoue dans la majorité des cas (plus de 60 %.) Même si elle est mieux préparée et donne lieu à l’attribution de secours, on constate que ce sont en fait les plus pauvres qui sont les moins aidés. La grève ne peut pas être pour eux la « fête » que constituerait, pour d’autres un peu moins démunis, ce loisir forcé. Ou alors les voici traités de « fainéants » et exclus de la communauté ouvrière parce qu’ils sont très réticents à s’y engager ou que, s’ils se sont mis en grève spontanément et sous le coup de la colère, ils virent à la défection dès qu’elle se prolonge un peu. L’exaltation de la lutte ouvrière, de ceux qui proclament qu’il faut « planter l’étendard du quatrième Etat sur les ruines de la vieille société » et prolonger ainsi, cent ans après, la Révolution de 1789 est sans doute étrangère à ces pauvres de la fin du XIXème siècle.

Michelle Perrot conclut ce livre foisonnant et écrit dans une langue superbe en affirmant qu’à la lumière de la grève, « le monde ouvrier des années 1880 paraît singulièrement complexe et ambigu », d’un côté « en voie d’adaptation à la société industrielle, à ses rythmes, à ses ruses, à ses valeurs », mais d’un autre côté « prompt aux ébranlements, ouvert au changement, avide de liberté. » C’est de ce côté que les familles du Quart Monde ont vocation de mettre en chemin notre société matérialiste en la rendant perméable à la contagion de l’espérance.

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