Un jour, je reçois une lettre de Jacques qui m’apprend son incarcération. Il m’écrit notamment ceci : “ J’en ai marre de me faire insulter par les autres détenus et même frapper. Ils en profitent car je ne sais pas me battre. ” Je lui réponds et je décide d’aller voir ses parents que j’avais bien connus. Je sonne. J’entends des pas, des allées et venues, des chuchotements, puis un silence complet. Je me dis : peut-être ont-ils été dérangés, voire harcelés, par des enquêteurs et là maintenant ils ne répondent plus ! J’allais partir lorsque la porte s’ouvre. Le père de Jacques me fait entrer. Il va prévenir aussitôt sa femme : “ C’est Christian ”. Celle-ci vient me saluer chaleureusement. Nous parlons quelques instants de choses et d’autres. Je demande des nouvelles des enfants. L’un et l’autre m’en donnent, de tous les enfants, sans un mot sur Jacques. Je leur dis alors que j’ai reçu une lettre de lui et que je sais. Du coup, son père prend sa défense : il est innocent, il y a erreur, il a un mauvais avocat, etc. tandis que sa mère, elle, dit laconiquement en sortant de la cuisine : “ Il est accusé. Un point c’est tout ! ” Et plus personne ensuite n’ose en reparler.
J’ai senti alors combien cette mère devait être meurtrie. Ce père aussi, sûrement, même s’il réagissait d’une façon différente. Les plus pauvres sont déjà culpabilisés d’être considérés comme responsables de leur situation de précarité et il leur faut encore subir l’affront de voir leur nom apparaître dans la presse.
Son père ira le voir régulièrement à la maison d’arrêt. Il assistera seul au procès avec un autre de ses enfants. Mais quand Jacques fut transféré dans un centre plus éloigné il n’y eut pratiquement plus de visites et les courriers devinrent de plus en plus espacés. Son épouse lui rendra, elle aussi, quelques visites tant que Jacques était encore à proximité. Mais par la suite, ne sachant ni lire ni écrire, elle ne put ni continuer à le visiter ni correspondre avec lui. Cette femme assez fragile n’avait pas assez de force pour élever seule ses enfants et ceux-ci furent placés.
Sentiment d’abandon
Avec Jacques nous avons correspondu régulièrement. Voici quelques extraits de ses courriers.
Le 3 octobre : “ Non, Christian, je n’ai pas de regret pour ce que j’ai pu faire pour aider ma famille... Tu sais, parfois, je dis des choses parce que je suis en colère mais je ne les pense pas... Mets-toi à ma place. Je suis très loin de ma famille. Je n’arrive pas à avoir de leurs nouvelles. ”
Le 15 janvier : “ Oui, c’est une situation très douloureuse pour moi. Je ne suis plus rien pour eux. Ils m’ont abandonné. Voilà la seule explication à leur silence depuis dix-huit mois. Ils ne veulent plus entendre parler de moi à cause de cette affaire. ”
Le 2 avril : “ Ce que j'ai voulu te dire, c’est que je voulais cesser de correspondre avec ceux qui m’écrivent. Je ne sais plus quoi dire puisque je fais toujours la même chose. (...) Je suis obligé de penser à ce que je vais faire à ma libération. Et si je n’ai plus personne le jour où je me retrouverai dehors ? La première chose à penser c’est de savoir où je vais aller ? Qu’est-ce que je vais faire ? Je préfère rester ici plutôt que de me retrouver dehors comme futur SDF. ”
Le 15 mai : “ Je viens de recevoir une lettre de ma sœur Madeleine. Elle me donne de mauvaises nouvelles de mes parents. J’en ai les larmes aux yeux. Je sais que je ne les reverrai plus. Je donnerai ma vie pour les rencontrer une dernière fois, pour leur dire au revoir avant qu’ils nous quittent. ”
Ma réponse à ce dernier courrier n’eut pas de suite. Jacques cessa toute correspondance avec moi. Quelques mois plus tard je lui ai quand même adressé une nouvelle lettre, qui resta aussi sans réponse. Il y a deux mois environ je lui ai à nouveau envoyé un mot en lui demandant de ses nouvelles. Cette fois il m’a répondu pour m’apprendre qu’entre temps sa mère était décédée mais qu’il avait pu assister à ses obsèques, entouré de deux gendarmes. Il m’a écrit aussi que son père commençait à perdre la tête.
Je me suis demandé si, avant de partir, cette mère avait pu, d’une manière ou d’une autre, faire parvenir à Jacques un signe de pardon. Je savais qu’il attendait un tel geste, mais il ne m’a jamais parlé d’une telle démarche.
Rupture et solitude
Pierre, quant à lui, pendant plus d’une année où nous avons correspondu, m’a beaucoup apporté, notamment au niveau de la foi, lui qui n’avait pourtant jamais reçu une éducation religieuse. Dans un courrier qu’il m’a adressé au mois d’août il a écrit, comme dans un dernier cri, comme à bout de tout : “ Que plus jamais un homme ne souffre, ne soit humilié, rejeté ! (... ) Que moi aussi je puisse chasser la misère du monde ! (... ) Mais serai-je encore en vie l’année prochaine ? (... ) La vie peut être vite reprise ! ” Il a écrit aussi : “ J’ai peur de finir en exclu. ”
Il ne reçut jamais ma réponse. Sa vie s’est arrêtée le jour même où je lui écrivais. Il m’a fallu passer beaucoup de temps au téléphone pour savoir ce qu’était devenu son corps. On finit par me diriger vers le commissariat de police d’une autre ville. Cela faisait en réalité plus d’un mois que Pierre était décédé. Un policier m’a dit : “ Son corps est toujours à la morgue car on n’a pas rencontré sa famille. ” On fit des recherches et on retrouva l’adresse de sa mère. Je fus amené à la rencontrer.
Cette femme s’était retrouvée seule avec quatre jeunes enfants dont une fille aveugle. Elle avait été obligée de travailler durement pour nourrir sa famille. De ce fait, elle a eu sans doute peu de temps à consacrer à ses enfants. Elle avait appris que Pierre avait été incarcéré mais elle n’avait pas fait de démarches pour le contacter. Elle portait sur lui un regard assez négatif, disant que ça devait se terminer comme ça.
Je lui ai adressé néanmoins une copie de certaines lettres de son fils pour lui montrer la richesse de ses propos.
Courage et fidélité
Un certain nombre de fois j’ai eu l’occasion d’accompagner aux assises une mère ou une épouse. C’est souvent douloureux pour elle, car on ne prend guère de précaution de langage avec l’accusé, sauf si celui-ci a des témoins venant d’un autre milieu. Je me souviens en particulier d’une femme que j’accompagnais. Elle était littéralement paniquée car elle était citée comme témoin dans le procès de son mari. Dans la voiture elle m’avait confié ce qu’elle voulait dire : des choses positives. Mais, arrivée à la barre, décontenancée par les questions du président, elle ne put que bredouiller quelques mots qui étaient à l’opposé de ce dont elle voulait témoigner.
J’ai aussi visité des personnes incarcérées et je dois dire que j’éprouve beaucoup d’admiration pour ces femmes (mères, épouses ou compagnes) qui parfois font de longs trajets pour une visite au parloir.
Responsabilité collective
Notre société laisse vivre dans des situations insupportables de précarité et d’exclusion des personnes qui en sont fragilisées et rendues vulnérables. Ces situations sont parfois à l’origine de violences dont certaines amènent à l’irréparable et à la prison. Il suffit pourtant parfois de peu de choses pour créer un déclic. Je me souviens du témoignage de Luc, dont les parents étaient des ouvriers agricoles très marginalisés.
“ J’avais déjà fait de nombreuses années de prison. J’en avais marre. Je voulais me supprimer. Je ne voyais que les conneries que j’avais faites. Je voyais que je n’avais jamais compté pour personne. Je repassais ainsi ma vie en vue. C’est alors qu’un événement m’est revenu à l’esprit. Lorsque j’étais enfant, le prêtre de la paroisse m’avait demandé si je ne voulais pas devenir enfant de chœur (alors que je n’étais pas baptisé !). Les autres enfants ont dit au curé : "C’est lui ou nous". Alors il m’a gardé et les autres sont partis. Et c’est grâce au souvenir de cette confiance qu’on m'avait faite autrefois que j’ai repris courage. ”
Ce prêtre n’a sûrement jamais connu les fruits de son choix. Parfois chacun de nous a l’impression que ce qu’il peut faire ne change rien. Pour ma part j’ai la certitude que le moindre geste ou la plus petite démarche en vue du bien de l’autre, pour défendre ses droits, loin d’être perdu, peut contribuer à un déclic d’humanité.