La question de la santé bucco-dentaire est au cœur des problématiques santé des enfants en situation de vulnérabilité, car d’une part « les caries de la petite enfance sont fortement liées à l’alimentation et aux habitudes d’hygiène orale, c’est un indicateur fréquent de la pauvreté » et d’autre part les enfants (précaires ou non) sont accueillis dans une moindre proportion dans les cabinets de ville pour des soins importants1.
Une recherche-action sur le parcours des patients vulnérables dans un service ambulatoire a été menée par ATD Quart Monde et soutenue par l’ARS Grand Est et l’Université d’odontologie de Nancy entre 2018 et 2019. Elle a eu pour objet, d’une part de confirmer sur le terrain les recommandations de bonnes pratiques du rapport sur le virage ambulatoire et la grande pauvreté2, et d’autre part de conduire une action avec une méthodologie qui modifie les pratiques : la transformation par l’expérience patients. Améliorer le vécu des patients en prenant en compte leurs ressentis et leurs paroles permet ainsi d’une part de fluidifier et d’améliorer l’accès aux soins bucco-dentaires en ambulatoire à partir des plus fragiles et d’autre part de faciliter et améliorer la qualité des conditions de travail et les pratiques des soignants.
Trois questions ont sous-tendu ce travail de recherche mené avec le concours de cabinet Acemis3. Comment les personnes en situation de vulnérabilité peuvent-elles participer à l’expérience patients ? Comment la transformation par l’expérience patients peut-elle permettre une amélioration de l’accès aux soins des personnes en situation de vulnérabilité et ainsi plus globalement aux autres catégories de publics ? Comment les retours du terrain peuvent-ils améliorer la qualité et l’efficience des structures de soins ?
Aude Seydoux-Boucomont, experte Santé-Social chez Acemis, nous relate son vécu dans cette recherche.
« Je me souviens encore de cette immersion dans le service dentaire d’un centre hospitalier universitaire. J’étais là à la demande du département Santé d’ATD Quart Monde pour comprendre le parcours vécu par les patients et leurs accompagnants, qu’ils soient pauvres ou pas. Ce service à cause de sa spécialité de soins dentaires pédiatriques accueillait dans une proportion importante des enfants issus de milieux défavorisés. Lors de cette immersion j’avais pour mission de réaliser une enquête pour reconstruire le parcours vécu par ces petits patients et leurs accompagnants (parents, éducateurs…). Quelle ne fut pas ma surprise de les voir confrontés à des problématiques que je n’avais jamais imaginées pour lesquelles il aurait été si simple d’apporter des solutions de bon sens proposées d’ailleurs par le Laboratoire Santé d’ATD Quart Monde4 ! »
L’expérience des petits patients et de leurs accompagnants
Les difficultés des familles se situaient majoritairement dans leur parcours en amont et en aval du soin : lorsque le dentiste disait : « Je ne soigne pas cet enfant, il a trop de caries », ou : « Je ne prends pas la CMU il faut aller à l’hôpital »5. Alors il fallait trouver l’information sur l’existence du service, prendre rendez-vous, se rendre dans le service, comprendre les documents remis, et lors du règlement des soins comprendre comment on pouvait faire.
Me voici dans la salle d’attente entre plusieurs enfants de moins de 7 ans avec leurs parents. Ces derniers essayent tant bien que mal de maintenir leurs enfants dans le calme, mais ce n’est pas facile, car il y a bien des petites tables et du papier pour dessiner, mais pas de crayons et pas d’activités pour les plus petits. Petits et grands sont un peu « stressés ». Je demande à une maman avec deux enfants comment elle est venue jusqu’ici ; la mère parle très mal français et elle demande à son ainé de lui traduire la question. Elle me répond qu’heureusement son conjoint l’a accompagnée jusqu’à l’entrée de l’hôpital, mais que c’était « difficile de monter la côte à l’entrée avec la poussette » et que dans l’hôpital elle était perdue. Elle ne savait pas où se situait l’entresol, car dans l’ascenseur ce n’est pas indiqué. (NDLR : c’est indiqué « ES » pour entresol, mais sans précision).
Un papa intervient et me dit qu’« à la sortie de l’ascenseur il faut savoir lire ! Sinon on ne sait pas où on doit aller… » et que « dans les escaliers on est totalement perdu », car on ne sait pas s’il faut monter ou descendre. Le dialogue s’installe et la parole se libère.
Ces apports sont confirmés quelques jours plus tard, par les membres du Labo d’idées engagés dans la démarche, lors d’une rencontre entre accompagnants de petits patients rassemblant parents, professionnels (accompagnateurs d’enfants hébergés par l’Aide sociale à l’Enfance ou en établissement à cause de leur handicap) et représentant d’usagers de l’hôpital. Ils m’évoquent alors les difficultés pour ouvrir la lourde porte d’entrée dans le service quand il faut au même moment pousser le fauteuil roulant où se situe l’enfant, l’incohérence de venir dans le secteur adulte de l’hôpital pour des soins pour des enfants, le prix du parking… Nous analysons ensemble les documents remis lors des soins et là, c’est la consternation devant le charabia du devis ou l’ultra technicité des papiers préalables à une chirurgie sous anesthésie. On évoque aussi la difficulté de préparer sa venue avant le rendez-vous, la prise de rendez-vous elle-même et des factures à payer des mois plus tard, en général en décembre, sans comprendre à quoi cela correspond. Toutes ces difficultés sont comme des bombes qui font sauter le parcours de soin de l’enfant et peuvent mener à des renoncements.
Le saut des professionnels dans l’expérience des patients
En parallèle, j’ai proposé au groupe des professionnels, constitués de soignants du service, mais aussi d’agents des services administratifs, informatiques et qualité de parcourir « physiquement et émotionnellement » le cheminement des patients et de leurs accompagnants, en essayant de se mettre le plus possible dans leur peau, leurs ressentis. Ce vécu a été enrichi par celui des patients vulnérables. De nouvelles difficultés sont apparues, d’autres ont été évaluées avec un impact différant selon qu’on était patients ou professionnels.
Ce fut par exemple le cas de la signalétique du service dans l’hôpital. Pour les professionnels cela était majeur de résoudre cette difficulté immédiatement, car elle était considérée comme étant une situation inacceptable (tandis que la côte pour arriver à la porte de l’hôpital n’était pour eux qu’une situation agaçante). Mais pour les accompagnants de nos petits patients c’était l’inverse, la signalétique était une situation agaçante, mais la côte était considérée comme inacceptable. J’ai voulu comprendre pourquoi cette différence ; le bon sens des militants était une fois de plus au rendez-vous : dans le cas de la signalétique, le problème se pose une fois, la première fois, « après on connait le chemin » ; tandis que la côte pour entrer dans l’hôpital, « c’est à chaque fois qu’on vient et il n’y a personne pour aider à pousser la chaise roulante ou la poussette ; en plus y a pas de places pour la voiture et le parking gratuit est loin ».
Croisement des regards pour comprendre le vécu des patients
Le travail réalisé avec les plus pauvres pour décrire leur vécu et comprendre ce qui est plus ou moins acceptable pour eux, enrichi par celui fait avec les professionnels pour qu’ils se mettent dans les chaussures de leurs patients et qu’ils quittent leur mode « automatique » a permis de faire se rencontrer deux points de vue avec une approche « centrée sur l’expérience ».
De ce croisement, le parcours a pu être décrit ainsi que ses nombreuses « bombes » qui sont autant de freins à l’accès aux soins et à la mise en place des fondements environnementaux et émotionnels pour une alliance thérapeutique réussie. En effet, quand on arrive en retard – car on ne sait pas où aller ou on s’est perdu –, après un long trajet dans l’hôpital, on n’est pas forcément très disponible pour le médecin et ce dernier est mécontent du retard, voire même annule finalement le rendez-vous, alors que le patient était arrivé à l’heure à l’hôpital !
Un parcours cible sculpté par les patients pauvres
Une fois les constats partagés, ce fut le temps de faire des propositions pour construire un parcours cible prenant en compte ce que l’établissement de santé souhaitait faire vivre à leurs petits patients et leurs accompagnateurs. Il était important pour les professionnels présents que les patients et leurs accompagnateurs puissent se dire : « C’est simple » (je sais où aller, je comprends tout, c’est clair…), « J’ai confiance » (on m’écoute avec bienveillance, on me respecte, on me conseille) et « Je peux être acteur » (j’apprends à prendre soin des dents de mon enfant, on me demande mon avis et on m’aide à décider). Là encore, le groupe représentant les accompagnants des petits patients a pu apporter des propositions de solutions avec tout le bon sens des plus pauvres : indiquer dans l’ascenseur qu’« ES » veut dire entresol, mettre des flèches/affiches colorées aux bons endroits, fixer des jeux aux murs de la salle d’attente pour les plus petits, permettre une entrée directement dans le service pour éviter la côte, etc.
Les professionnels du service dentaire accompagnés par ceux du service qualité de l’établissement ont pu mettre en œuvre un certain nombre de ces solutions. Certaines difficultés nécessitant des travaux structurels ou l’octroi de poste (pour avoir un secrétariat) prendront plus de temps à être mises en œuvre.
Des préconisations construites ensemble
Le parcours du patient ne commence, ni ne se termine, à la porte de l’établissement de santé et ce que les professionnels imaginent et décrivent être un parcours de soins ne correspond pas toujours à la réalité vécue par les patients.
C’est pourquoi le département Santé d’ATD Quart Monde préconise que :
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c’est au patient de déterminer le début et la fin de son parcours,
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chaque offreur de soins se doit d’améliorer, simplifier le parcours patients au sein de son « espace » en prenant en compte les interactions en amont et en aval de son action. Pour ce faire, il doit s’assurer que le parcours prescrit ne soit pas une somme de procédures internes, ni un parcours du combattant, mais bien un parcours patients revisité où a été pris en compte le vécu de ces derniers, et articuler celui-ci avec les autres acteurs du soin pour garantir une expérience positive,
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c’est aux patients de déterminer, au regard de ce qu’ils vivent, les points de complexités. En effet ces derniers ne sont pas situés ni perçus au même endroit ni avec la même intensité lorsque l’on se positionne du côté des patients et leurs proches ou du côté des professionnels de santé,
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les éléments sociaux, géographiques et financiers d’accessibilité aux soins sont extrêmement importants pour les patients, ils doivent être pris systématiquement en compte par l’ensemble des parties prenantes,
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l’information doit non seulement exister, mais être guidée par une intention particulière : celle d’être au service des patients vulnérables et de leurs proches, en étant simple, accessible, compréhensible… sans être « enfantine ». L’information, sur l’offre de soin à l’hôpital, notamment, doit être relayée à tous les espaces/lieux d’informations des populations vulnérables sur le territoire, et ne pas se cantonner à internet.
Un partage inscrit dans l’ADN d’ATD Quart Monde
Tout au long de cette recherche, mieux comprendre ce qu’était l’expérience patients – ce que vivent et ressentent les patients lorsqu’ils sont en relation avec un acteur de santé (établissement, service ou professionnel), avec ses services ou produits de santé, ou lorsqu’ils partagent leur vécu, leur ressenti et leur point de vue sur un acteur de santé6 – a été notre moteur. Ainsi c’est vers des personnes les plus sensibles aux dysfonctionnements structurels et pleinement concernées par ce sujet que nous nous sommes tournés.
« Partager son ressenti et son point de vue sur un acteur de santé » pour améliorer une expérience, un service, une politique est une « expérience de partage », une forme de la démocratie en santé. Il est remarquable de voir que cette approche est totalement intégrée par le Labo d’idées du département Santé d’ATD Quart Monde. Ses participants évoquent les échanges entre eux et/ou avec des professionnels, intermédiées ou pas, comme l’occasion de « raconter notre parcours de vie, partager avec les autres, mais aussi partager nos infos, nos astuces, nos bons moments, nos regards » ; « partager des expériences de vie, autant nous que les professionnels, et puis essayer d’avoir un compromis entre les deux permettant une vie plus facile d’un côté comme de l’autre », ou encore « parler pour d’autres en leur nom dans des lieux de parole » ; enfin il est clair que pour eux « partager c’est donner, mais (on n’est) pas obligé de recevoir, c’est pas de l’échange ».
C’est dans tous les cas une expérience gratuite (pas un « échange ») et enrichissante : « Le partage d’expérience nous a influencés et nous a appris des choses et nous a transformés en personnes qui peuvent partager des éléments qui sont travaillés et qui vont servir à améliorer ».
De cette forme de démocratie en santé on retiendra que pour les patients et les professionnels c’est l’occasion :
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d’un « vie à vie », lorsqu’ils racontent leur vécu, leur ressenti sur l’usage des soins de santé à d’autres patients ou acteurs de santé,
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d’un partage sur les pratiques, lors des échanges et collaborations de travail entre patients et professionnels,
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d’une action qui porte ses fruits et améliore vraiment des pratiques en santé pour les autres.
En tous cas, cette expérience, ce partage ont permis de faire avancer les choses pour soi et/ou pour les autres avec l’espoir d’une amélioration comme l’évoquent les plus vulnérables du Labo d’idées :
« On apprend une nouvelle, on la partage pour que tout le monde le sache pour le bien commun, pour faire avancer les choses », « On partage nos expériences de vie qui donnent certaines contraintes et grâce à ce partage on a l’espoir d’arriver à une évolution de vie qui serait encore un partage ».
Pour ancrer une alliance thérapeutique permettant aux patients, et en particulier les plus vulnérables, d’être pleinement acteurs, il faut non seulement permettre aux patients d’arriver en connaissant en amont ce qui va se passer, comment cela va se passer, et ce qu’on attend d’eux, mais aussi encourager les professionnels et les acteurs de l’établissement à remobiliser les fondamentaux de l’attention portée aux patients, dans une « relation authentique » pour favoriser les échanges entre soignants/soignés et rencontrer et partager avec les publics concernés pour développer une connaissance croisée afin de mieux se comprendre.