De nombreuses personnes à travers le monde retardent ou renoncent à utiliser les services de santé face à la barrière que représente le coût des consultations et traitements. Pour ceux qui décident de recourir aux soins, la santé peut également rimer avec pauvreté : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime que chaque année, près de 100 millions de personnes tombent dans la pauvreté suite à des dépenses de santé1.
Face à ces constats, la Couverture Santé universelle (CSU) a été promue à l’agenda international et suscite de nombreux espoirs. Elle vise à ce que tout un chacun puisse accéder aux services de santé de qualité dont il a besoin, sans subir de difficultés financières lors de leur paiement. À travers ce concept, ce sont donc trois objectifs qui sont poursuivis : l’utilisation en fonction des besoins, la qualité des services et la protection financière. Tendre vers la CSU suppose de diminuer la part des paiements directs de santé2, en favorisant des systèmes de prépaiement et de mise en commun des ressources. Ces systèmes doivent permettre de « partager le risque » entre bien-portants et malades, entre riches et pauvres.
Alors qu’elle était auparavant considérée comme l’apanage des pays industrialisés, la CSU est aujourd’hui envisagée comme un idéal à poursuivre, y compris dans les pays à faible revenu. En Afrique de l’Ouest, où nous avons mené nos recherches, la CSU représente un défi considérable : les systèmes de sécurité sociale sont peu développés, se limitant généralement à une minorité relativement aisée de travailleurs évoluant dans le « secteur formel » tandis que la majorité de la population – travailleurs du secteur informel ou rural, inactifs et indigents – « se débrouille » pour accéder aux soins. La mise en place de systèmes d’assurance maladie se heurte à la faible capacité contributive de ces populations, ainsi qu’à l’impossibilité de prélever automatiquement les contributions sur les revenus, « à la source ».
Des programmes ciblés sur les plus démunis
Afin que la couverture soit réellement universelle, l’OMS recommande d’accorder une attention spéciale aux populations les plus démunies, en subventionnant leurs primes d’assurance ou en leur permettant d’accéder gratuitement aux soins. Dans le cadre de nos recherches au Bénin et au Sénégal, nous nous sommes intéressés à deux programmes qui visent à favoriser l’accès des plus pauvres aux services de santé, suivant l’une et l’autre de ces stratégies.
Dans les deux pays, les ménages les plus démunis ont été ciblés à travers un processus d’identification communautaire, suivi d’une enquête sur leurs moyens d’existence3. Au Bénin, les membres de ces ménages ont ensuite reçu une carte leur permettant d’accéder gratuitement aux services publics de santé. Bien que le programme étudié, financé par la Banque mondiale, soit aujourd’hui terminé, le gouvernement béninois poursuit cette prise en charge à travers son projet d’Assurance pour le Renforcement du Capital humain. Au Sénégal, les ménages identifiés ont été enrôlés dans les mutuelles de santé, dans le cadre du programme de Couverture Maladie universelle. L’État subsidie entièrement leur cotisation. Comme au Bénin, cela leur permet d’accéder gratuitement aux services de santé, mais également de recevoir des médicaments dans les pharmacies privées conventionnées.
Nous sommes allés à la rencontre des bénéficiaires de ces programmes. Quelle est leur perception et leur vécu de cette prise en charge gratuite ? Cela a-t-il facilité ou modifié leur parcours thérapeutique ? Sont-ils satisfaits des services offerts ? Reste-t-il, au contraire, des facteurs qui entravent leur accès aux soins ? Voici quelques-unes des conclusions qui peuvent être tirées des entretiens que nous avons menés.
Un accès facilité pour certains…
Plusieurs personnes se sont montrées satisfaites vis-à-vis des programmes étudiés. Si certains utilisaient déjà les services de santé lorsqu’ils en ressentaient le besoin, d’autres ont modifié leur parcours thérapeutique en cas de maladie. Cette mère de famille raconte par exemple qu’avant, « c’était difficile. Tu ne pouvais pas te soigner. J’étais seule avec mes enfants, si j’ai [de l’argent], j’essaie de les soigner, si je n’ai pas, je les laisse comme ça ». Elle recourait régulièrement à la pharmacopée traditionnelle mais « maintenant, je n’utilise plus les plantes. Je me soigne directement au poste ».
D’autres bénéficiaires témoignent des stratégies qu’ils mettaient en œuvre pour accéder aux soins, que ce soit à travers l’emprunt, l’appel à la solidarité des proches ou encore la vente de biens : « Tu pars chez les voisins, tu empruntes et toutefois, si tu as soigné ton malade, tu vas aller chercher de l’argent pour rembourser. […] On se débrouillait pour se soigner ». Ils soulignent donc l’intérêt du programme, qui facilite leur accès aux services, sans les appauvrir.
Malgré ces retours positifs, les données quantitatives à notre disposition (bien que partielles) révèlent que le taux d’utilisation des services de santé gratuits par les bénéficiaires reste globalement faible. Nous avons estimé qu’en moyenne, un bénéficiaire sur trois a profité des services de la mutuelle en 2017 dans un département du Sénégal. Au Bénin, le taux d’utilisation par les bénéficiaires du programme de la Banque mondiale était encore plus faible. Nous nous sommes donc intéressés aux raisons qui sous-tendent ce « non-recours », défini comme « toute personne qui ne reçoit pas – qu’elle qu’en soit la raison – une prestation ou un service auquel elle pourrait prétendre » à travers une typologie développée en France4.
Le non-recours aux services de santé gratuits
La « non-connaissance » et la « non-réception » expliquent en partie les faibles taux d’utilisation des services de santé gratuits que nous avons constatés. Plusieurs bénéficiaires n’étaient en effet pas informés sur les services auxquels ils étaient éligibles (par exemple, dans les maternités) ou sur les démarches à entreprendre pour bénéficier de la gratuité (comme la validation du carnet mutualiste au Sénégal), ce qui relève de la non-connaissance. De plus, les programmes étudiés ont connu de nombreux dysfonctionnements, notamment en ce qui concerne le remboursement des prestataires ou le paiement des subsides par l’État. Face à ces retards, les mutuelles et prestataires de soins ont suspendu la gratuité, de façon plus ou moins continue. Ceux qui ont recouru aux soins durant ces périodes ont donc été contraints de payer. Ces cas de non-réception nous ont été relatés par des bénéficiaires qui les ont personnellement vécus, mais aussi par d’autres bénéficiaires qui, ayant entendu les rumeurs de non-effectivité du programme, n’ont pas recouru aux services.
La « non-demande » questionne, quant à elle, la pertinence des programmes. Au-delà des expériences décevantes, qui peuvent décourager les usagers de recourir à nouveau aux services, de nombreuses raisons ont été évoquées par les personnes interrogées pour expliquer leur non-utilisation des services de santé gratuits. Des personnes âgées, dont la mobilité est réduite, ont souligné la barrière géographique et le manque de moyens de transport abordables pour se rendre dans un centre de santé. D’autres ont évoqué l’absence de certains médicaments dans les centres de santé ou dans le paquet de soins gratuits, mettant ainsi en avant l’inanité d’une consultation lorsqu’on ne peut payer la prescription. Plusieurs personnes ont également commenté la qualité des services de santé, perçue ou vécue. La gratuité est ainsi fréquemment associée à des soins aux rabais et un mauvais accueil, poussant certains bénéficiaires à choisir de ne pas dévoiler leur statut et à payer les soins. D’autres préfèrent recourir aux prestataires privés, mieux réputés, ou encore à l’automédication. Des comportements culpabilisants et stigmatisants ont également été dénoncés, de la part de prestataires comme des gérants des mutuelles de santé. Enfin, le recours aux soins varie en fonction de la perception de la gravité de la maladie, mais également du statut de la personne malade. Ce père de famille, qui se considère comme malade, signale par exemple :
« Ces temps-ci, je n’ai pas le temps. Si tu te lèves, c’est pour aller chercher [de quoi payer] les dépenses quotidiennes, les temps sont durs. […] Moi, je prends plus soin de mes enfants que de moi ».
La gratuité ne suffit pas
Ces raisons évoquées par les bénéficiaires des programmes de gratuité, et le faible taux d’utilisation des services de santé gratuits nous permettent de tirer plusieurs conclusions. Premièrement, les programmes étudiés ont connu de nombreux dysfonctionnements, menant à la suspension, parfois totale, des prestations gratuites. Une meilleure préparation technique, mais également un plaidoyer politique concernant la disponibilité des ressources, devrait permettre de réduire les nombreux goulots d’étranglement qui entravent le bon fonctionnement de ces programmes. Des actions envers les bénéficiaires pourraient également leur permettre d’être mieux informés et à même de réclamer les prestations auxquelles ils ont droit.
Deuxièmement, pour un certain nombre d’individus, la gratuité ne suffit pas. La gratuité partielle des soins ne supprime pas l’entièreté de la barrière financière, du fait du coût des services et médicaments qui ne sont pas pris en charge, mais également des coûts annexes, comme le transport. De plus, il existe, au-delà de la barrière financière, toute une série d’autres facteurs qui entravent l’accès aux soins des populations. Ainsi, la « non-demande » souligne l’insuffisance des mesures mises en place pour favoriser l’utilisation des soins par les populations les plus démunies. Elle souligne particulièrement la nécessité de renforcer l’offre de santé : son accessibilité mais également la qualité des services offerts. Les ruptures fréquentes de stocks de médicaments dans les structures publiques de santé sont largement décriées. Certains usagers ont également fait l’expérience de cette « médecine inhospitalière » qui touche principalement les plus démunis et les « anonymes » en Afrique de l’Ouest5.
Enfin, les données que nous avons récoltées contrastent avec le discours d’un grand nombre d’acteurs, notamment des responsables mutualistes et prestataires de soins, qui dénoncent fréquemment la « surconsommation » des soins liée à la gratuité. En effet, sans remettre en question la possibilité d’une utilisation abusive des services par certains patients, nos recherches font apparaitre que ces comportements, largement décriés, sont sans commune mesure avec les pratiques de non-recours et les besoins non-satisfaits des populations les plus pauvres. Or, cette réalité est peu débattue et analysée. Il relève, selon nous, de la responsabilité des chercheurs, mais également des autres intervenants dans le secteur de la santé, de mettre en avant cette problématique. Progresser vers la CSU, à travers ses objectifs d’utilisation des services en fonction des besoins et de qualité des soins, implique en effet de s’attaquer de façon globale au non-recours et aux différentes causes qui le sous-tendent. En France, l’Observatoire des Non-Recours aux Droits et Services (ODENORE), fait un travail similaire, en qualifiant le non-recours d’« envers de la fraude sociale »6. Analyser le discours sur la fraude, ou la surconsommation des services, et le mettre en perspective à travers les comportements réels des usagers, nous paraît également important, étant donné que ces attitudes entraînent des comportements stigmatisants vis-à-vis des usagers. C’est notamment ce qu’a vécu cette dame, durant sa grossesse, alors qu’elle nécessitait des soins plus réguliers :
« J’avais le complexe d’aller là-bas, parce qu’ils me disaient : ‘tu es tout le temps malade ! Tu es tout le temps malade !’. Et moi, je répondais que la maladie, ce n’est pas de ma faute… ».
La CSU : un défi global
Si la CSU est un défi important pour les pays à faible revenu, il questionne également les systèmes de protection sociale des pays les plus riches. À l’exception notable des États-Unis, tous les pays industrialisés ont en effet développé des systèmes relativement exhaustifs de couverture maladie dans le courant du 20e siècle. Il est donc généralement admis que ces pays ont donc « atteint la CSU ». Or, la définition actuelle de cet objectif, et son inscription dans les Objectifs de Développement Durable, en font un horizon, un idéal à poursuivre, jamais totalement atteint. Les recherches menées sur les dépenses catastrophiques de santé montrent que cette problématique concerne, bien qu’à des degrés divers, l’ensemble des pays du monde. De même, les études menées sur le non-recours aux droits et le renoncement aux soins dans des pays comme la France ou la Belgique soulignent l’importance de ces comportements, qui touchent plus particulièrement les segments les plus démunis de la population. La CSU n’est donc jamais totalement acquise et constitue un défi renouvelé pour ces pays.