Les professionnels qui travaillent dans le secteur de la santé, a fortiori ceux qui ont le plus de responsabilités et donc de pouvoirs (médecins, directeurs, coordinateurs de soins…) ont en règle générale une histoire personnelle à distance du monde de la misère. Même si certains ont essayé de s’approcher des personnes en grandes difficultés sociales, ils ont été de fait façonnés par leur cursus scolaire et universitaire, excluant le plus souvent un savoir éprouvé sur la grande pauvreté, et encore plus un savoir acquis par les très pauvres eux-mêmes.
Les professionnels de santé savent prendre en charge correctement l’immense majorité de la population pour une pathologie donnée. Face à certaines personnes, lorsque le soin ne semble pas possible, le professionnel se trouve en situation d’échec. Il peut alors renvoyer la faute au patient : il n’observe pas les conseils, ou n’a pas envie de se soigner, ou a d’autres priorités…
Or, « Les professionnels de santé ont un rôle à exercer pour atténuer les effets des inégalités sociales de santé. S’ils n’ont pas les moyens d’apprendre à assumer ce rôle, ils risquent fort de ‘faire partie du problème’ », écrivait la rédaction de la revue Prescrire en citant une thèse de médecine1.
S’il est notable que la plupart d’entre eux, n’étant pas issus de ces milieux, ne connaissent pas ou très mal les réalités de la vie des personnes en très grandes difficultés sociales, une question arrive immédiatement : qui peut les aider à y voir plus clair ? Dans la perspective du père JosephWresinski, nous pensons qu’en premier lieu, ce sont les plus pauvres eux-mêmes.
Il ne semble plus nécessaire de présenter les Programmes Quart Monde Université et Quart Monde Partenaires, développés dès la fin des années 1990, dont sont issues les formations croisées entre personnes en grandes difficultés sociales et professionnels. Ces dernières ont largement démontré leur sérieux, leur pertinence et leur intérêt2, y compris dans le domaine de la santé3 4.
Ces co-formations regroupent durant deux à quatre jours des personnes en situation d’exclusion sociale et des professionnels de santé. Ils travaillent sur leurs représentations de la santé, de la misère ; analysent ensemble des situations vécues pour faire émerger des éléments clés. Ceux-ci sont ensuite approfondis afin de trouver les conditions à mettre en œuvre où à éviter pour une meilleure compréhension réciproque. Au-delà de ce qui a déjà été écrit sur le sujet, former ainsi des professionnels de santé, ne serait-ce pas prendre soin d’eux, mais aussi des personnes en grande précarité qui acceptent cette aventure, et de leur milieu ? Ces co-formations peuvent-elles permettent en elles-mêmes de prendre soin de l’autre ?
Prendre soin des personnes en situation de pauvreté et de leur milieu
En partant des personnes les plus pauvres, en visant une transformation sociétale pour éradiquer la misère, les co-formations, par essence, comme l’ensemble de la démarche du croisement des savoirs et le fondement même d’ATD Quart Monde, mettent en œuvre une méthode qui veut prendre soin de ce milieu, de ce peuple de la misère, au sens d’y accorder son attention et sa sollicitude.
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Tout d’abord, en sécurisant les personnes, afin qu’elles puissent analyser les représentations, les situations vécues, se confronter à des professionnels dans lesquels la confiance n’est pas acquise – elles ont expérimenté pour elles et leurs enfants que ceux-ci peuvent être dangereux, par exemple en dévoilant une information qui est réinterprétée et se retourne contre eux –. Le soutien durable par une association citoyenne ou militante, l’accompagnement pendant, avant et après la co-formation, un animateur référent, les travaux par groupes de pairs, les moments de pause où les militants se retrouvent entre eux, les débriefings, la distanciation… mais aussi l’obligation d’une indépendance totale entre les différents participants (aucune relation de pouvoir), l’assurance qu’aucune situation personnelle exprimée ne sort des groupes, que seuls des éléments validés par tous pourront être retranscrits publiquement, sont autant de points d’appui qui évitent une déstabilisation et des conséquences potentiellement négatives sur leur vie quotidienne.
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Ensuite, en les aidant à s’exprimer, à reformuler, à valoriser leurs idées, en prenant le temps nécessaire, en travaillant en petits groupes, en se plaçant ensemble dans une position de recherche.
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Mais aussi en les reconnaissant comme formateurs à part entière : obtention d’une attestation de formation élaborée, indemnisation en regard du travail fourni avec la vigilance requise. Une militante, plusieurs semaines après une co-formation, ressortait son attestation avec émotion : « C’est le premier diplôme de ma vie ».
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En élaborant des documents, affiches, vidéos, voire bande dessinée humoristique5 : des outils concrets dont ils sont co-auteurs, qu’ils peuvent valoriser avec fierté pour que les professionnels et les institutions évoluent.
Prendre soin, c’est permettre de rétablir une relation de confiance. Une confiance dans les autres qui implique la confiance en soi, sinon il y a un fort risque d’être manipulé. Lors d’un colloque en croisement des savoirs sur le secret professionnel (en réalité secret du patient !), des personnes en grandes difficultés exprimaient : « Plus on est au fond du trou, moins on a confiance en soi, moins on a confiance dans les autres, et plus il faudra du temps pour la retrouver6 ». Or, les co-formations aident à une reprise de confiance en soi : « Depuis la co-formation, quand je prends un rendez-vous avec un spécialiste, je demande d’abord s’il y a un dépassement d’honoraires et si oui je négocie, s’il refuse je change de médecin ». « J’ai montré le livret de la co-formation à mon médecin traitant en lui disant que j’y ai participé, cela a complètement changé notre relation ». On peut parler d’empowerment ou développement du pouvoir d’agir7. Passer de la honte à la fierté est d’ailleurs l’un des mémoires de recherche du croisement des savoirs8, programme qui a abouti aux outils mis en œuvre ici9.
Prendre soin des professionnels
L’objectif est qu’ils gagnent en capacité d’éviter des pathologies et de soigner des personnes en situation d’exclusion. Mais en début de session, une tension peut être palpable. Anxiété des personnes vivant la pauvreté d’être face à des professionnels « qui croient savoir » et qui s’expriment mieux qu’elles. Et des professionnels parfois en difficultés dans leurs pratiques, qui pensent faire des efforts et qui découvrent l’absence de confiance qui leur est faite… C’est le rôle des animateurs de permettre l’expression sans aboutir à une rupture. Un véritable croisement des savoirs ne se réalise pas par un simple échange mutuel de connaissances. La mise en perspective de l’égalité des savoirs, le respect mutuel notifié comme valeur absolue dès le début de la formation permettent de prendre soin tant des uns que des autres. Les personnes en situation de pauvreté prennent ainsi conscience des difficultés des professionnels, et tentent parfois de les rassurer. Durant une évaluation, alors qu’un médecin exprimait avoir découvert la profondeur de la colère exprimée, l’une d’entre elles permettait de décaler l’agressivité ressentie : « Ce n’est pas après vous qu’on en a, c’est après le système, le système qui vous bouffe, qui vous bloque ». Il est notable que l’écoute réciproque, le dialogue, ouvrent des portes pour humaniser le système de soin. L’apaisement de tous en cours de formation est peut-être la meilleure démonstration de ce « prendre soin ». Le Dr Brieuc Gales, dans sa thèse sur l’évaluation d’une co-formation auprès de professionnels, concluait sur l’apport spécifique en regard d’une formation « classique » : une expérience, et des échanges humains riches. « Ceci semble être une des pierres d’angle des co-formations10 ». Humaniser à partir de l’altérité : n’est-ce pas le point central du « prendre soin » ? Puisque l’« humain » est global, le corps et l’esprit indivisibles, comme sont indivisibles les droits de l’homme…
En recherche d’une parole « vraie »
Prendre soin n’est pas sans difficultés. Par exemple, les professionnels qui participent à ces co-formations tiennent à respecter les personnes face à eux. Pour cela, ils peuvent craindre d’exprimer leurs divergences, de peur de blesser. Or, le respect n’est pas la pitié. Ce travail démontre qu’il est possible d’exprimer des désaccords avec une véritable considération de l’autre. La parole « vraie » permet d’avancer. Les documents, affiches, vidéos élaborés par les participants, co-auteurs, peuvent être alors diffusés pour que d’autres, à leur tour, prennent soin. Et au-delà des co-formations dans le champ de la santé, ne pourrait-on pas affirmer que la charte du Croisement des Savoirs et des Pratiques serait un document du « prendre soin »11 ? Un texte qui, quel que soit son domaine d’application, améliore la santé de tous…