Evaluer les politiques sociales avec les plus pauvres

Marie-Odile Simon et Michel Legros

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Marie-Odile Simon et Michel Legros, « Evaluer les politiques sociales avec les plus pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 158 | 1996/2, mis en ligne le 01 décembre 1996, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1007

Le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie a été chargé d'évaluer, en partenariat avec les plus pauvres, les politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté. Voici les principaux enseignements de ces enquêtes d'un type nouveau.

Ces dernières années, des dispositifs visant à améliorer la situation des personnes à faible niveau de revenu se sont renforcés. Si les interrogations sur le nombre de personnes en situation de pauvreté, sur les processus de passage d'un état de non pauvreté à un état de pauvreté, sur les segmentations de la population pauvre demeurent, elles deviennent moins importantes au regard d'une nouvelle question relative à l'efficacité de ces politiques en matière de réduction de la pauvreté.

La parole des personnes pauvres : le point de départ de l'évaluation

Comment définir la population des plus pauvres ? On aurait pu imaginer s'adresser aux allocataires du Revenu minimum d'insertion (RMI) ou aux utilisateurs des centres d'hébergement (CHRS). Cette solution n'était pas satisfaisante. Interroger les bénéficiaires d'une politique ou ceux dont on suppose qu'ils auraient pu en bénéficier ne fait que produire un effet de catégorisation et de découpage des populations et risquait de laisser échapper une part de la population. Il est nécessaire, pour éviter cela, d'envisager une population suffisamment large et identifiée comme pauvre et d'examiner en son sein l'impact des politiques publiques visant à intervenir sur les situations de pauvreté. La difficulté surgit alors de construire un objet qui soit défini comme une population pauvre, en tenant compte de la définition adoptée par le Conseil économique et social (CES) à l'occasion du rapport Wresinski1 ; « La précarité est l'absence d'une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l'emploi, permettant aux personnes et familles d'assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle devient persistante, qu'elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible. » De multiples études ont montré la difficulté, voire l'impossibilité de fournir une réponse théorique satisfaisante à cette question de définition de la « pauvreté ». Face à cette difficulté, le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC) a retenu une démarche fortement empirique, choisissant d'interroger des personnes se trouvant, au moins momentanément, en situation présumée de pauvreté et se reconnaissant comme telles. La notion de présomption de pauvreté n'a pas d'autre sens que celui du regard porté sur autrui a priori, avant tout examen. Dix zones géographiques ont été sélectionnées ; quarante-huit sites différents y ont été retenus (zones caravanes, CHRS, garnis, accueils d'associations, halls de gare, stations de métro) ; sept cent cinquante-quatre personnes ont été rencontrées.

Une autre difficulté rencontrée dans la préparation puis la réalisation de l’enquête portait sur la conduite de la phase de recueil des informations. Il fallait, à la fois, obtenir des personnes interrogées des informations précises sur leurs usages des politiques sociales mais aussi recueillir leur avis, de façon plus libre, sur ces mesures. Le CREDOC avait déjà expérimenté lors d'une précédente enquête2 une formule mixte combinant phases de recueil d'informations par questions fermées et phases par questions ouvertes. Les premiers tests auprès de personnes en situation de pauvreté ont montré que cette démarche devait être non seulement réutilisée mais aussi approfondie. Ce qui n'était au départ qu'un aspect de méthode est devenu ainsi une des raisons d'être de l'étude : construire une évaluation à partir des personnes enquêtées. Ainsi, le point de vue adopté est d'abord celui des personnes présumées en situation de pauvreté. Il vise à faire apparaître des données objectives portant essentiellement sur le taux de pénétration des politiques et sur leur efficacité mesurée à leur capacité à transformer les situations et à l'intensité de leur intervention. De manière complémentaire, des informations ont été recueillies sur la perception des personnes interrogées quant aux différentes mesures qui pouvaient leur être proposées.

De la pauvreté présumée à la pauvreté confirmée

En utilisant comme point de départ la notion bien incertaine de présomption de pauvreté, l'étude prenait le risque d'une réelle fragilité. Etre reconnu comme pauvre de par sa place dans un espace, se penser soi-même en difficulté, telles étaient les deux conditions pour participer à l'enquête. Au terme de l'investigation, en examinant les situations en matière de logement, de ressources, de formation et d'emploi, d'état de santé et de vie sociale, on peut considérer que seule une petite vingtaine de personnes aurait pu ne pas être enquêtée. Au-delà de son intérêt méthodologique, ce constat n'est pas dépourvu de signification quant au sujet même de l'étude. Cette aisance de passage entre pauvreté présumée et pauvreté constatée apporte des éléments - non vérifiés cependant de manière rigoureuse et scientifique - sur l'intensité et la massification de la pauvreté dans la société française aujourd'hui.

La pauvreté est rarement un isolement absolu

En utilisant comme point de référence le concept de grande pauvreté, nous pouvions imaginer rencontrer une population exclue de tout, vivant à l'écart du monde. Certes, des personnes sans amarres figu­rent dans la population enquêtée mais elles n'en constituent pas la majorité. Connaissant des associations, bénéficiant de prestations sociales, parfois au travail, souvent au chômage, évoquant leurs droits, maintenant des relations avec leurs proches, regardant la télévision, élevant leurs enfants, les personnes enquêtées ne relèvent pas toutes d'un univers clos. L'étude ne dit rien des souffrances de la pauvreté vécue au quotidien même si les difficultés et les ruptures qu'engendrent cette situation affleurent dans de nombreux entretiens. Elle montre toutefois que les personnes en situation de pauvreté s'inscrivent à l'ANPE, ont fait des stages, cherchent à accéder à un logement HLM, rencontrent les travailleurs sociaux, se préoccupent de l'avenir de leurs enfants, ont (ont eu) le RMI. Elle laisse deviner les bricolages que suscite la pauvreté lorsque les ressources doivent, pour permettre de survivre, combiner prestations sociales, mendicité, petits boulots sans contrat de travail. Elle laisse enfin penser à la somme des savoirs sociaux qu'il faut accumuler pour maîtriser cette complexité à vivre avec des ressources aussi limitées et aussi difficiles à obtenir. Lorsqu'on considère la somme des démarches à faire pour bénéficier d'un secours d'urgence, d'un contrat emploi solidarité, voire même obtenir, en mendiant, le montant d'une chambre d'hôtel, on ne peut que constater le décalage entre ces efforts, voire ces compétences, et leur rémunération, réelle ou symbolique.

La pauvreté : d'abord une absence de ressources

Parmi les approches de la pauvreté, la question des ressources, souvent la plus controversée probablement en raison de son évidence, constitue pourtant une entrée non dénuée d'intérêt. Les notions de seuil qui n'étaient pas introduites dans cette enquête réapparaissent nettement. 68 % des personnes interrogées avaient au moment de l'enquête moins de 2880 Francs par unité de consommation (u.c.) et par mois pour vivre. Si l'on passe de ce premier seuil à celui de 3330 Francs, 78 % de la population enquêtée se trouvaient en dessous. Les concepts de seuils décrivent assez bien, y compris a posteriori, une population en situation de pauvreté. L'approche en termes de ressources présente également l'avantage de construire une continuité. De l'absence totale de ressources qui concerne quelque 9 % de la population rencontrée aux 14 % qui disposent de plus de 3800 Francs par mois et par u.c., une continuité apparaît, source d'une possible échelle qui irait des « presque pauvres » aux formes extrêmes de la pauvreté.

D'autres critères de pauvreté ont été utilisés. Ainsi, le logement constitue avec le travail et la santé, voire la vie sociale, des sources importantes de clivages entre ceux qui disposent de ces ressources et ceux qui en sont dépourvus.

Chaque critère peut, à lui seul, engendrer une classification de la population sur une échelle de pauvreté. On pourrait alors considérer que les formes extrêmes de pauvreté résultent d'un cumul des désavantages sur l'ensemble des critères. Etre en grande pauvreté voudrait dire ne pas avoir de revenus, être coupé de tout réseau social ou familial, être en mauvaise santé... Dans la population enquêtée, près du quart des personnes - jeunes isolés et à la rue, familles monoparentales sans activité et sans logement, familles en habitat de fortune - se trouvent proches de cette situation de cumul quasi absolu des désavantages. Toutefois, cette démarche ne rend pas compte des multiples articulations entre les différents critères. Il serait inexact de penser que, même dans des situations de grande difficulté, les personnes cumulent l'ensemble des précarités. Une analyse prenant en compte une large majorité des critères utilisés dans l'enquête a permis de faire apparaître des formes différentes de pauvreté. Paradoxalement, les personnes ne se trouvent pas classées en fonction de l'un ou l'autre des critères de pauvreté mais plutôt selon la forme de la structure familiale à laquelle elles appartiennent. Quatre structures apparaissent nettement ; les personnes isolées, les familles monoparentales, les familles biparentales avec un ou deux enfants, les familles nombreuses biparentales. En matière de pauvreté, les personnes isolées se différencient d'abord en fonction de la présence d'une activité, puis de leur âge et, enfin, de leur possibilité d'accès à un logement. Les familles monoparentales se distinguent en fonction de la présence ou non d'une activité, puis d'un logement. Enfin, au sein des familles biparentales, la première source de différenciation est liée au type de logement, l'activité vient ensuite, avant le nombre d'enfants.

La spirale des ruptures successives est un cliché insuffisant

L'enquête n'avait pas pour objectif de réaliser une étiologie de la pauvreté mais quelques résultats incitent à complexifier un modèle souvent utilisé par les sociolo­gues et nombreux travailleurs sociaux. Dans ce qui apparaît plus comme une métaphore que comme un modèle, l'arrivée dans la pauvreté s'opère sur un mode de spirale. Le futur pauvre perd son emploi, puis il ne bénéficie plus des prestations chômage, le paiement du loyer devient problématique, la rupture familiale peut alors survenir (séparation ou divorce) et le pauvre glisse vers le RMI, la mendicité, les asiles de nuit. Même si cette image s'applique probablement à certains rencontrés lors de l'enquête, elle semble être autant une figure idéologique qu'un processus social ; figure idéologique car elle donne forme à nos craintes face au chômage et à l'augmentation de la divortialité. Ce modèle existe mais il faut en atténuer la portée et le replacer parmi les trois mécanismes - l'empêchement, la reproduction et le basculement qui provoquent des situations de pauvreté.

L'empêchement concerne une grande majorité des adultes de moins de trente ans figurant dans la population enquêtée. Ils ont un niveau de formation très peu élevé. Leur pauvreté est d'abord le résultat d'un rendement très faible, voire quasi nul, de l'investissement scolaire. La situation est identique pour la procédure de rattrapage que constituent les stages. En recherche d'emploi et donc inscrits à l'ANPE, ils ont eu moins que d'autres des propositions d'emploi. Lorsqu'ils ont pu bénéficier d'un emploi, il s'agissait plutôt d'une activité de courte durée, rémunérée en dessous du salaire minimum. Le maintien de liens familiaux ou la constitution d'une famille a pu servir de cadre protecteur évitant en particulier la perte d'un logement. Mais cet effet protecteur est de portée limitée et, surtout, il ne permet pas un accès à des ressources stables. En dépit de multiples interactions avec le marché de la formation et du travail, on peut parler d'empêchement lorsque ces jeunes adultes tentent d'accéder à une activité rémunérée susceptible de les faire sortir d'une situation de pauvreté.

Pour certains, il n'existe pas une réelle entrée dans la pauvreté. Leur situation actuelle semble s'inscrire dans une histoire plus longue. D'une génération à l'autre, les difficultés scolaires se reproduisent, les modes d'habitats marginaux se retrouvent - cela est particulièrement vrai dans les zones caravanes. Ces familles sont restées à l'écart des phases antérieures de croissance, vivant le plus souvent des seules allocations familiales et depuis quelques années du RMI. Disposant de revenus faibles, sans espoir d'accéder à un travail, installées dans la pauvreté en dépit des multiples interventions sociales dont le rôle relève plus du garde fou ou du filet de sécurité, elles ne peuvent que voir leur situation se pérenniser dans la longue durée. La reconnaissance d'une invalidité vient pour beaucoup constituer l'espoir d'une stabilité à défaut d'une autre situation porteuse d'avenir.

Le basculement est un terme qui semble préférable à celui de spirale car il met moins l'accent sur l'amplitude de la trajectoire descendante. Dans la population interrogée figurent quelque 10 % de personnes dont le niveau de diplôme est égal ou supérieur au baccalauréat et l'on compte 6 % de la population ayant fréquenté l'enseignement supérieur. Quelques rares personnes ont connu un fort déclassement. Le modèle du cadre, marié, propriétaire, perdant son travail et se retrouvant dans un CHRS, est marginal. Les basculements ont une amplitude moins spectaculaire mais sont tout aussi douloureux ; les personnes peu pauvres deviennent un peu plus pauvres. Il arrive aussi que l'inverse soit vrai mais de manière insuffisante marquée pour faire sortir de la pauvreté.

Ces mouvements d'entrée et d'évolution à l'intérieur de la sphère de la pauvreté s'opèrent, et c'est probablement le résultat le plus paradoxal de l'étude, en présence d'intervention sociale. Cette dernière tantôt conforte une sociabilité et une vie sociale, tantôt apporte des ressources complémentaires, tantôt procure les seules ressources qui permettent aux personnes de subsister.

Les effets positifs des politiques sociales

Rares sont ceux qui se trouvent dans une situation d'isolement complet. Une personne sur quatre n'a pas eu de contacts récents avec des amis et une sur cinq est dans une même situation vis-à-vis de sa famille. Lorsqu'un des deux réseaux s'avère défaillant, il est fréquent qu'un autre réseau vienne compenser ce manque. Le réseau social professionnel vient renforcer ces mécanismes de compensation. Ce sont les personnes les mieux insérées dans un réseau familial ou amical qui rencontrent le moins un travailleur social. Au terme de l'enquête, on peut considérer que seulement 4% des membres de l'échantillon ont totalement rompu avec amis et famille et n'ont aucun contact avec des professionnels du social ou des réseaux associatifs. Ce chiffre est faible au regard d'une représentation de la pauvreté comme une masse constituée d'une « grande misère silencieuse »3. Il conduit à s'interroger sur la vision que nous pouvons avoir de la pauvreté, en particulier de l'image qui ressort de l'enquête. Il est probable que si d'autres formes de pauvreté existent, peut-être plus profondes, il faut aller les rechercher dans l'interstice des habitats, là où l'isolement est si grand qu'il semble dissoudre les existences dans l'absence de tout regard.

Mais l'intervention du social ne se limite pas à cette fonction supplétive des entraides familiales ou amicales. Pour les personnes rencontrées, le social est d'abord une source importante de revenus. 42 % d'entre elles vivent uniquement de prestations familiales. Deux prestations ont un taux de couverture particulièrement important. Celles familiales constituent la source de revenus la plus fréquente ; 39 % des personnes enquêtées en bénéficient. Plus d'une personne sur quatre perçoit le RMJ alors que ce taux n'est que de 2 % dans l'ensemble de la population.

L'action sociale, au-delà de cette intervention financière, se concrétise par la mise à disposition, dans différents domai­nes de la vie sociale, d'un ensemble de services que les personnes rencontrées utilisent assez régulièrement. La moitié de ces personnes ont eu l'occasion de participer à des stages de remise à niveau ou de qualification, 77 % des personnes ont été un jour ou l'autre inscrites à l'ANPE, une petite moitié des moins de 25 ans a eu l'occasion d'aller dans une mission locale ou une Permanence d'accueil, d'information et d'orientation (PAJO). Les services de Protection maternelle et infantile sont massivement utilisés.

S'il fallait s'en tenir à cette vision du social, on pourrait dire qu'à quelques dysfonctionnements près l'intervention sociale rencontre son public et que, même si la majorité de ces politiques n'a pas pour objectif premier de lutter contre la pauvreté, les personnes les plus pauvres en tirent de nombreuses façons de l'être moins. Cette image qui met l'accent sur le dynamisme et la force du social doit être largement tempérée et une autre image apparaît dans laquelle le social semble bien impuissant.

L'impuissance du social

Cette impuissance tient d'abord à la somme des dysfonctionnements qui affectent chaque politique mais aussi à la difficulté de construire, d'une politique à l'autre, de réelles synergies et enfin à l'incapacité de ces politiques à répondre à une question qui ne leur est pas toujours posée, mais qui est déterminante ; leur capacité à faire sortir de la pauvreté les bénéficiaires des politiques sociales.

Le manque d'information reste toujours la raison principale qui explique que des personnes ne bénéficient pas d'une mesure à laquelle elles pourraient prétendre. On note souvent aussi que des refus d'admission n'ont pas été compris par les intéressés. De ce point de vue, si la médiation des travailleurs sociaux semble déterminante, un effort d'explicitation reste à fournir en direction des deman­deurs de la part des organismes intéressés. Mais les demandeurs ne disposent guère de recours et de soutiens pour faire valoir la reconnaissance de leurs droits fondamentaux. Les délais entre le dépôt d'une demande et l'obtention d'un droit, d'un service ou d'une prestation peuvent être également dissuasifs. En matière de logement, même social, l'insuffisance des ressources constitue une réelle cause d'empêchement à l'accès à l'habitat. L'enquête permet aussi de retrouver certains dysfonctionnements déjà bien connus comme les conséquences de l'absence de documents (papiers d'identité, carte de sécurité sociale...) lorsqu'il s'agit de bénéficier d'une mesure dont la délivrance est conditionnée par leur production. Il arrive enfin que l'image trop assistancielle de certaines politiques dissuade de son usage les bénéficiaires éventuels qui n'y voient plus un droit mais un acte de charité.

L'enquête montre surtout que si les individus rencontrés ont presque tous, un jour, bénéficié d'une politique sociale ou été en contact avec un travailleur social, ils ne bénéficient que rarement et de manière simultanée de plusieurs politiques sociales. Par ailleurs, ces dernières sont le plus souvent fragmentées et, en dépit du modèle du RMI visant, autour des commissions locales d'insertion, à reconstituer une action sociale dans sa globalité, les démarches sont multiples et différentes pour obtenir un logement, un travaiL. Les travailleurs sociaux, particulièrement dans le cadre de la polyvalence de ce secteur, qui pourraient assurer cette mise en cohérence sont eux-mêmes souvent prisonniers de cette logique propre à chacune des politiques sociales.

Enfin, l'impuissance du social en matière d'intervention sur les situations de pauvreté se marque par la faiblesse de ses effets, particulièrement visible dans trois domaines. S'agissant des ressources, un individu isolé ne peut subsister uniquement avec des revenus d'origine sociale. Les allocataires du RMI rencontrés ont montré que le RMI ne permet de vivre qu'une partie du mois. La mendicité, le travail au noir ou d'autres activités doivent venir le compléter pour payer hébergement et nourriture pendant un mois complet. L'accès au logement social, conditionné par un montant minimum de ressources garanties, est impensable pour une fraction importante de la population enquêtée. Les contrats aidés, les stages, voire les services de l'ANPE ou des missions locales ont dans la population pauvre un taux de pénétration relativement important, mais ils s'avèrent peu susceptibles de la faire accéder à l'emploi.

Face à ces politiques sociales présentes mais largement inopérantes, les personnes en grande difficulté peuvent légitimement penser ne pas être des citoyens comme les autres. Un tiers seulement des personnes interrogées estime avoir les mêmes droits que tous et qu'ils sont respectés. Une petite minorité pense qu'elle n'a plus, ou qu'elle n'a jamais eu, droit à rien. En dehors de cette fraction qui se perçoit comme hors du jeu social et pour laquelle on pourrait parler d'exclusion perçue, pour la grande majorité, la pauvreté est associée à un non-respect des droits et non à l'absence de droits.

La grande pauvreté, une double conception

Le fantasme existe de ces gouffres sociaux sans fond où vivraient des pauvres totalement exclus de la société. Au terme de cette étude apparaît une vision de la pauvreté moins dramatique. Appliqué à cette vision, l'adjectif "grand" peut revêtir un double sens et désigner des manières différentes d'appréhender des populations et au-delà d'elles de construire des politiques. Si par grande pauvreté, nous entendons les formes extrêmes de dénuement, alors trois groupes de population apparaissent (jeunes adultes sans abri et les familles, monoparentales et biparentales, n'ayant d'autres ressources que les prestations familiales) qui constituent les cibles privilégiées des politiques de lutte contre la grande pauvreté.

A cette vision de la grande pauvreté comme extrême dénuement vient se juxtaposer une pauvreté grande par son extension. Cette autre vision tend à considérer qu'en dehors peut-être des familles biparentales en logement stable et dont un des conjoints travaille, l'ensemble des personnes rencontrées appartient à une population en situation de pauvreté au sein de laquelle des distinctions sont possibles certes, mais ne présentent pas le caractère de ruptures entre des groupes fortement différents. Les personnes rencontrées ne se distinguent pas résolument les unes des autres ; elles sont toutes en situation de pauvreté.

De nombreux auteurs ont décrit les causes des passages individuels dans l'état de pauvreté. Ils ont souvent pondéré de façon différente l'inemployabilité et les ruptures familiales. Parce que son objet principal était de voir en quoi les politiques publiques contribuent à dessiner des chemins d'inclusion, les résultats de l'étude accentuent d'autres facteurs. La question des ressources est au premier plan. S'agissant de l'activité, la majeure partie de la population rencontrée se situe résolument comme demandeur d'emploi. Peu formée, peu qualifiée, elle reste aux marges du travail et de toute activité rémunérée en attente d'un travail possible. Si certains, en raison de leur âge, d'un état de santé dégradé, d'un éloignement prolongé des contraintes du monde du travail, consentent à un glissement vers l'invalidité, cette solution est loin d'être un choix dominant dans la population interrogée. Lorsque les ressources sont acquises par transfert social, les familles se trouvent en général mieux protégées car elles bénéficient des politiques sociales familiales. Lorsque cette protection fait défaut, le montant des transferts ne permet pas d'assurer un niveau de vie proche des seuils de pauvreté.

L'accès au logement est aussi un des axes fondamentaux des chemins d'inclusion. Deux logiques cependant s'opposent : l'une vise à réduire le nombre de personnes les plus en difficulté sur le marché du logement ; l'autre cherche à fournir un logement aux personnes en situation de pauvreté. La plupart des personnes interrogées hors logement ne semblent pas avoir tiré bénéfice de l'une ou l'autre des approches. L'absence de massification de l'intervention sur le marché du logement n'a pas permis aux personnes aux faibles ressources d'accéder à des logements de type HLM ; l'extension des logements adaptés et les formes spécifiques d'aide restent insuffisantes pour solvabiliser les populations les plus pauvres ou leur fournir une solution locative adaptée à leurs ressources.

Cette étude, à elle seule, ne pouvait prétendre être une évaluation des effets des politiques publiques en matière de lutte contre la grande pauvreté. Il fallait y ajouter une analyse de ces politiques, faite par le Centre d'économie des besoins sociaux (CEBS) de l'Université de Nantes. Il fallait aussi que ces travaux s'inscrivent dans un débat public, ce fut le rôle du CES. De la confrontation de ces paroles peut naître une évaluation pluraliste qui ne néglige ni les uns ni les autres, et qui, en premier, tienne compte de la parole de ceux à qui s'adressent ces politiques.

1 Grande pauvreté et précarité économique et sociale. Avis et rapport du Conseil économique et social présentés par le père Joseph Wresinski. Journal

2 Bauer D., Dubechot P., Legros M., Le temps de l'établissement, des difficultés de l'adolescence aux insertions du jeune adulte. collection des

3 Voir le commentaire dans Libération du 4 janvier 1995 d'un sondage réalisé par l'institut CSA auprès de 503 personnes enquêtées principalement dans.

1 Grande pauvreté et précarité économique et sociale. Avis et rapport du Conseil économique et social présentés par le père Joseph Wresinski. Journal officiel, 28 février 1987

2 Bauer D., Dubechot P., Legros M., Le temps de l'établissement, des difficultés de l'adolescence aux insertions du jeune adulte. collection des rapports du CREDOC, n° 135, juillet 1993

3 Voir le commentaire dans Libération du 4 janvier 1995 d'un sondage réalisé par l'institut CSA auprès de 503 personnes enquêtées principalement dans. des CHRS

Marie-Odile Simon

Marie-Odile Simon, statisticienne, est adjointe au responsable du département Evaluation des politiques sociales du CREDOC. Elle conduit des études sur la place de l'enfant dans sa famille. Elle participe actuellement à l'évaluation de la prestation expérimentale dépendance, destinée à aider les personnes âgées dépendantes à rester à leur domicile.

Michel Legros

Michel Legros, sociologue, directeur de recherche, est responsable du département Evaluation des politiques sociales du CREDOC. Depuis plusieurs années, il conduit des études et des recherches sur la pauvreté. Il a récemment dirigé le programme de recherche, demandé par le Conseil économique et social, sur l'évaluation des effets des politiques publiques sur les personnes en situation de grande pauvreté

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