C’est avec émotion que je suis parmi vous ce matin4. Je dois dire que j’ai eu l’honneur de travailler avec Nicole Questiaux, qui préside cette séance, et je garde un profond attachement humain à sa personnalité. Sont également présentes dans cette assemblée plusieurs autres personnes qui ont travaillé avec moi à cette tâche, artisanale au début, d’écrire ces rapports sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. Parce qu’elles ont eu le privilège et la chance d’avoir connu personnellement le père Joseph et d’avoir pu faire leurs premiers pas au centre des Nations unies sur la problématique de l’extrême pauvreté, j’ai une double responsabilité : la première est de témoigner sur cet homme, cette personnalité, et sur la manière dont il a pu introduire dans la vie internationale la problématique de l’extrême pauvreté ; la seconde est de vous présenter comment sa pensée a été traduite au niveau juridique et quelle influence elle a pu avoir dans le monde.
J’ai témoigné à plusieurs reprises sur mes rencontres avec le père Joseph et je reprendrai ici une image. Un jour — à ce moment-là, j’étais ambassadeur aux Nations unies —, quelqu’un nous a annoncé la venue du père Joseph. C’était en 1986 ou en 1988, je ne me rappelle pas l’année exacte. En tout cas, nous avons eu une réunion avec lui. Sa réputation était déjà très grande. Les ambassadeurs les plus actifs l’ont entendu et lui ont parlé. Il était très naturel et nous a dit, sans que je puisse reprendre exactement ses termes : « Messieurs les ambassadeurs, si vous ne comprenez pas que la misère est une violation grave des droits de l’homme, vous ne comprenez rien à ce qu’est la vie humaine. Le moment est venu pour les plus pauvres d’entrer aux Nations unies. Les Nations unies ne peuvent pas vivre en occultant la réalité de la misère… » Puis il est parti, très naturellement. Il n’était pas arrogant mais nous a laissé cette interpellation forte. Il nous disait : « Mais qu’est-ce que vous faites ? Vous parlez tout le temps des violations des droits, mais vous êtes en train de passer à côté du problème majeur… » Il est vrai que le contexte international était assez difficile. À ce moment-là, les questions d’extrême pauvreté n’étaient pas intellectuellement mises en lien avec les droits de l’homme. Il y avait même une certaine peur à aborder ce sujet, car les pays riches refusaient de reconnaître l’existence de la misère chez eux et, de même, les régimes communistes ne pouvaient admettre que la misère était présente dans leur pays. Par ailleurs, le Tiers Monde était stigmatisé.
Cependant, deux ou trois années plus tard, les Nations unies ont accepté de nommer un rapporteur sur ce thème de l’extrême pauvreté. À ce moment-là, j’étais de nouveau à la sous-commission et j’ai été nommé rapporteur, en tant qu’expert et non en tant qu’ambassadeur. La première difficulté était de pouvoir traduire le fait qu’il s’agissait d’un problème très grave alors qu’il n’y avait pas de données fiables. Soit les statistiques étaient manipulées en fonction d’intérêts politiques, soit les méthodes statistiques n’intégraient pas les populations concernées (alors que le problème de l’extrême pauvreté se pose sur les cinq continents, et que l’on peut même constater une aggravation de la situation).
Du point de vue économique, il existe cependant des indicateurs très importants. À cette époque, certains pays avaient une croissance économique significative, avec parfois un écart croissant entre les plus pauvres et les plus riches. Les avancées technologiques font parfois barrière entre ces deux populations. Moi qui avais été rapporteur pendant plusieurs années, habitué à présenter aux journalistes une réalité à partir de données chiffrées, j’en suis venu à leur dire : « Écoutez, il faut voir la misère. La misère est en lien avec les autres fléaux que nous avons l’habitude de traiter, comme la guerre, etc. » La première question était bien de montrer la pauvreté, son aggravation et toute l’ampleur de la problématique de l’extrême pauvreté. L’autre grand défi était d’expliquer les liens entre l’extrême pauvreté, les lois et les droits de l’homme, de montrer que la question de l’extrême pauvreté n’est pas simplement une question économique mais qu’elle est aussi liée aux conditions de vie, aux difficultés dans les domaines du travail, de l’éducation, de la santé… Ainsi, c’est l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels qui sont engagés, et non pas simplement les droits tels qu’on les considère classiquement. Par exemple, quand on n’a pas de domicile, on ne peut pas voter. Une autre réalité devait également être expliquée : l’extrême pauvreté est liée à un cumul de précarités, chacune de ces précarités interférant avec les autres. De plus, chaque violation d’un droit a des répercussions sur l’accès aux autres droits. La réponse à donner doit donc être plurielle, et non partielle comme c’est souvent le cas. En lien avec la pensée du père Joseph, j’ai eu la chance de pouvoir faire cette étude avec la collaboration des plus pauvres.
Je me rappelle avoir posé la question au père Joseph : « Comment fait-on une étude de ce type ? » En effet, il nous avait dit lors de son intervention : « Je ne pense pas que les Nations unies doivent procéder de la même manière que les universités. » Il voulait dire par là que les universités passent à côté de la problématique de l’extrême pauvreté, et je pense que vous comprenez qu’il avait raison. Il m’a répondu que ce n’était pas dans les universités que je trouverais trace de la pensée des plus pauvres et qu’il fallait aller les consulter directement. Ceci est resté très présent dans ma mémoire. En plus de ces consultations, j’ai étudié les biographies et les monographies sur les familles et j’ai pu constater une tendance à la reproduction de l’extrême pauvreté. Ainsi, une personne qui naît dans une famille rencontrant des difficultés d’éducation, de travail, de santé peut difficilement en sortir. Il existe un cercle vicieux « vertical ». À mon avis, il était très important de montrer qu’en plus du cercle vicieux « horizontal » constitué par l’accumulation des précarités, l’extrême pauvreté engendre également ce cercle vicieux « vertical ».
À partir de là, j’ai dû poser la question du point de vue des droits. Et je dis que, dans l’extrême pauvreté, le problème qui se pose est seulement celui des droits aux droits. J’ai pu l’expliquer en montrant les nombreuses difficultés que rencontrent les personnes en situation d’extrême pauvreté pour faire valoir leurs droits, ainsi que la difficulté qu’éprouvent les autres populations à imaginer que les plus pauvres veulent faire valoir leurs droits. Cela relève de l’ignorance, et je dirais même de la discrimination et des préjugés. Je peux citer le cas des enfants des rues en Amérique latine. Comme vous le savez, ils sont maltraités — tout comme, parfois, les personnes âgées — par des « escadrons » qui ne sont pas des services officiels et agissent la nuit de façon anonyme. Beaucoup de ces enfants sont tués. Ils n’ont, par ailleurs, pas d’existence sur le plan juridique, ce qui rend difficile toute action quand ils sont victimes de violences, y compris les plus graves, et assure aux responsables des exactions une certaine impunité.
J’ai pu également montrer — et la pensée du père Joseph m’y a beaucoup aidé — comment les personnes vivant dans des conditions extrêmement cruelles, difficiles, gardent leur dignité, ce qui va à l’encontre des conceptions discriminatoires des fascistes, xénophobes, etc. Comme je devais rendre un rapport universel, j’ai comparé des situations observées avec l’esclavage et l’apartheid. Dans ces trois cas, le point commun est l’absence de droits. En effet, l’esclave n’est pas une personne au sens juridique ; de même, en Afrique du Sud, les Noirs ou les gens de couleur étaient privés de droits civiques et politiques. Mais quelle est la différence ?
L’esclavage a été combattu. Et je pense que la pensée humaniste a beaucoup progressé à l’époque de la lutte contre l’esclavage, même si ce combat s’est parfois cantonné au niveau institutionnel. L’apartheid a été condamné par les Nations unies et partout au niveau international. Par contre, la lutte contre la pauvreté et l’extrême pauvreté est restée insignifiante. L’extrême pauvreté, cachée derrière les bidonvilles, nous laisse sans réaction, alors que l’esclavage et l’apartheid ont été combattus et que des réconciliations incroyables ont vu le jour. Je pense que ce rapport a eu une certaine influence et est toujours évoqué aux Nations unies.
Pour finir, je dirai que le père Joseph montrait bien le lien entre l’extrême pauvreté et la discrimination. L’exclusion peut naître de plusieurs facteurs, mais la misère mène inévitablement à l’exclusion. Historiquement, la réponse donnée par les gouvernements du point de vue des droits nie généralement cette extrême pauvreté. Aussi faut-il chercher un autre visage de l’extrême pauvreté. Et c’est cela peut-être le message le plus universel, le plus pertinent de la pensée du père Joseph : si on ne change pas notre regard sur les plus pauvres, il sera difficile d’apporter une réponse adéquate. Et j’ai l’impression que le fait de répondre de façon inadéquate aux problèmes posés aggrave parfois la situation des personnes les plus pauvres. Enfin, j’aimerais faire part d’une réflexion sur la réalité internationale. Le problème du monde d’aujourd’hui, ce n’est pas simplement celui de résoudre des questions économiques, c’est aussi de repenser la problématique de la distribution des richesses, la concentration de l’extrême richesse qui contrôle aujourd’hui toutes les économies du monde. De plus, le progrès technologique conduit parfois à une fracture entre les sociétés, voire les continents qui progressent et les sociétés qui stagnent et se retrouvent séparées du monde. Je peux vous répéter ce que je disais en présentant mon rapport aux Nations unies : j’aimerais avoir l’autorité morale du père Joseph pour être entendu et que le monde considère comme moralement insupportable et socialement dangereux que les puissants et les plus pauvres continuent à naviguer sur un même océan dans des directions opposées. Merci beaucoup !