L’opinion d’un macro-économiste

Chris Papageorgiou

Traduction de Josette Nokin et Paul Grosjean

p. 27-29

Citer cet article

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Chris Papageorgiou, « L’opinion d’un macro-économiste », Revue Quart Monde, 258 | 2021/2, 27-29.

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Chris Papageorgiou, « L’opinion d’un macro-économiste », Revue Quart Monde [En ligne], 258 | 2021/2, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10315

Traduit de l’anglais par Josette Nokin et Paul Grosjean.

Alors que le monde a fait de grands progrès pendant ces deux dernières décennies dans la réduction de l’extrême pauvreté, ce progrès a été mesuré principalement en termes de consommation ou de revenu1. D’autres aspects de la vie sont aussi déterminants pour le bien-être et de nombreuses initiatives ont été entreprises pour développer des mesures multidimensionnelles de la pauvreté. Pour ATD Quart Monde, ceci n’est pas seulement une initiative mais se trouve au cœur même de sa longue bataille contre la pauvreté.

Ma première interaction avec ATD a eu lieu lors d’un événement que cette ONG avait co-organisé avec l’OCDE il y a près de deux ans, en mai 2019, à Paris.

Quand est arrivée l’invitation à participer à l’événement avec d’autres collègues du FMI et de la Banque mondiale, j’ai vraiment hésité à l’accepter, sentant que le thème central de cette conférence internationale sur la pauvreté, et même plus précisément sur les dimensions cachées de la pauvreté, sortait de mon expertise.

Une approche intrigante

Cette première réaction s’est complètement évanouie à la lecture du Rapport qui exposait les résultats du projet de recherche pluriannuel mené par le Mouvement international ATD Quart Monde, en collaboration avec l’Université d’Oxford. L’approche analytique utilisée comprenait une nouvelle composante intrigante que je n’avais jamais rencontrée au cours de mes 30 ans de carrière : outre qu’elle combinait la recherche académique existante avec les actions politiques, elle incorporait remarquablement les expériences de vie de ceux qui ont été confrontés à la pauvreté, apportant ainsi de nouvelles façons de voir la nature multidimensionnelle de celle-ci.

Au lieu de s’appuyer sur des statistiques, des enquêtes ou des expériences nationales, les données de cette étude - les observations rassemblées - étaient constituées des expériences de personnes réelles qui pouvaient témoigner, élaborer et ajouter de la profondeur aux résultats analytiques de ce rapport. C’est pourquoi, au-delà de la question extrêmement importante de mieux comprendre les caractéristiques souvent inobservées de la pauvreté, j’ai trouvé fascinante l’approche analytique nouvelle sur laquelle le rapport était basé.

L’évènement ATD-OCDE à Paris a rencontré un énorme succès. Pour ATD le rapport a montré une qualité de recherche de premier ordre, qui a bénéficié de l’apport de plusieurs universitaires d’Oxford et d’experts techniques.

Et en outre, cette recherche aux frontières du savoir a établi que les dimensions cachées de la pauvreté demandent une attention aussi urgente que ses dimensions plus évidentes, plus faciles à identifier.

Une voix absente

Des ‘panels’ d’experts, de statisticiens, de décideurs politiques et de militants d’ATD Quart Monde ont discuté des divers facteurs contribuant à la pauvreté, comme l’insuffisance des revenus, le manque de travail décent et les apports non-reconnus des plus fragiles dans la société. Un thème omniprésent, rencontré dans chaque ‘panel’ et dans chaque session de la conférence, était qu’une dimension cachée essentielle de la pauvreté est l’absence de voix des pauvres aux plans économique, politique, culturel, etc.

Quel que soit le niveau de revenu d’un pays, le Rapport a démontré que les segments de la société les plus vulnérables économiquement sont privés du droit d’être entendus et sans aucune influence réelle sur la société.

L’un des principaux temps forts de l’évènement a été le témoignage de plusieurs personnes vivant dans la pauvreté qui ont participé au projet de recherche ATD Quart Monde-Université d’Oxford, en provenance du monde entier. Dans une réunion en sous-groupe à laquelle je participais, deux femmes vivant dans la pauvreté, l’une venant de Grande-Bretagne, l’autre de France, ont partagé leurs expériences avec des détails particulièrement révélateurs et qui ne peuvent être saisis par aucune statistique ou estimation.

C’était fascinant dans ce sous-groupe de voir combien ces deux femmes ont pu étayer les conclusions du rapport sur les différentes dimensions de la pauvreté qui ne sont pas prises en compte par la société.

Pas de possibilité de se faire entendre ou d’influencer le système politique et économique ; une des deux femmes se décrivait comme vivante mais ‘invisible’ aux yeux des autres gens, du gouvernement et des institutions publiques existantes.

Les acquis d’une telle recherche

Le principal acquis de cette session ? Au-delà de l’aide matérielle à apporter aux pauvres, ce qui est sans doute plus important encore, c’est de leur donner les moyens d’exprimer leurs opinions, leurs préoccupations et leurs aspirations ; c’est tout simplement ce dont tous les autres citoyens jouissent dans la société.

Le travail sur l’extrême pauvreté est au cœur du mandat de la Banque Mondiale depuis sa création, il y a presque 80 ans. Son organisation-sœur, le Fonds Monétaire International, chargé d’un mandat plus large d’aide aux pays en crise et de sauvegarde du système monétaire international, a mobilisé des ressources et déployé des politiques pour atteindre les Objectifs de Développement Durable, notamment de réduction de l’inégalité des revenus et d’élimination de l’extrême pauvreté.

Les efforts récents du FMI soutiennent des politiques de renforcement financier, accompagnées de mesures visant à promouvoir l’inclusion financière (accès plus large aux services financiers pour les ménages et les petites entreprises) à la fois pour améliorer les perspectives de croissance et surtout pour élargir les choix financiers des pauvres.

Reconnaissant un objectif partagé d’éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes, une grande conférence conjointement organisée par ATD, le FMI et la Banque mondiale était prévue pour l’automne 2020 à Washington DC, avec un discours d’ouverture de la Prix Nobel Esther Duflo, qui soutient ATD Quart Monde avec conviction.

Le programme de cette conférence attendue comprenait la participation de personnes d’ATD qui, de par le monde, font face à la pauvreté. Malheureusement la pandémie du COVID-19 n’a pas permis de réaliser cet évènement comme prévu mais de nouveaux plans voient le jour pour tenir cette conférence dès que possible.

L’interrogation sur la pauvreté visera particulièrement à motiver de nouvelles recherches, mais aussi à déclencher des politiques praticables pour aider les plus vulnérables de nos sociétés à échapper aux formes non-dites de pauvreté que le remarquable travail d’ATD Quart Monde a mises en évidence.

1 Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne représentent pas nécessairement celles du FMI, de son Conseil d’administration

1 Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne représentent pas nécessairement celles du FMI, de son Conseil d’administration ou de sa direction.

Chris Papageorgiou

Chris Papageorgiou est le chef de la division Macro économie du développement du département de recherche du Fonds Monétaire International. Il est également le coordinateur du programme de recherche sur les pays à faible revenu du FMI-FCDO. Depuis qu’il a rejoint le Fonds en 2006, il a effectué des missions en Afrique, dans l’hémisphère occidental et dans la région Asie-Pacifique, et a dirigé les travaux de politique du FMI sur diverses questions relatives aux pays en développement. Son travail d’analyse est principalement axé sur la croissance économique et la macro économie internationale. Il a publié de nombreux articles et est rédacteur en chef adjoint de la European Economic Review et de la IMF Economic Review.

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