Le Mouvement s’est présenté à moi comme un appel à l’engagement dans la lutte contre l’extrême pauvreté. C’est justement ce point qui me rendait réticent, non pas que je ne connaissais pas les questions d’extrême pauvreté, mais parce que j’avais du mal à percevoir cela comme pouvant être une cause.
Repenser les choses
Je devais pour cela repenser les choses, remettre en question ce que je pensais. Le thème de la pauvreté, pour moi, était associé a priori à quelque chose d’extrêmement religieux, avec lequel j’étais moi-même en conflit. Comme j’ai eu une formation religieuse solide, la première chose qui me venait à l’esprit par rapport à cette notion d’extrême pauvreté, est la référence à des versets bibliques fondamentaux qui présentent la pauvreté comme une invitation à vivre pauvrement, à vivre avec peu. Cela m’a fait, à un moment, remettre en doute des décisions que j’avais prises plus jeune.
… Pas une remise en cause du christianisme et de son éthique, et en particulier la simplicité, la recherche d’une égalité de traitement entre les êtres : ce sont des valeurs que je conserve et que je cultive. Mais je me suis élevé contre d’autres aspects, comme l’hypocrisie dont on parle parfois. Cela m’a amené à m’écarter des chemins de l’Église et à chercher non pas tant le salut de l’âme que la transformation du monde. Mon souhait de transformer le monde m’a amené à lutter pour la démocratisation dans mon pays d’origine, l’Argentine, à lutter pour un travail digne et décent, le libre accès à l’université, et aussi pour l’abolition du service militaire obligatoire.
Intégrer d’autres connaissances
Cela m’a amené à me rendre au Brésil où j’ai acquis d’autres connaissances, développé d’autres centres d’intérêt. Je me suis intéressé à tous les mouvements de lutte sociale en Amérique latine. Cela m’a conduit à m’approcher des sciences sociales, domaine dans lequel je me suis formé. Et je me suis formé dans cette réalité qui était la mienne, celle d’un étudiant pauvre, militant des mouvements étudiants et cultivant une proximité avec le parti des travailleurs au Brésil. Dans cette conjoncture j’ai vécu le retour de la démocratie au Brésil, puis en Argentine, un pays dont la situation est particulièrement proche de celle du Brésil : les constitutions donnaient beaucoup d’importance aux droits sociaux, aux droits humains en général mais uniquement sur le papier alors que dans le même temps, tout cela était accompagné par des gouvernements néolibéraux qui, au fond, conduisaient à une délégitimation absolue de cette notion de droits de l’Homme.
La conséquence de cela, c’est que dans les années 1990, une grande part de tous ces mouvements sociaux qui avaient contribué à reconquérir la démocratie sont entrés en crise, se sont dissouts, et ont été finalement balayés par tout un contexte de violence généralisée largement due aux différents trafics. Dans ce contexte, comme étudiant, jeune diplômé sans boulot, je me suis mis à des travaux informels, comme en faisait absolument tout le monde, comme en faisaient mes frères, mes amis, mes voisins. Cette expérience m’a poussé à me réinvestir dans la vie universitaire, précisément pour travailler ce thème-là et cela a été l’objet de ma recherche de doctorat qui a été accueillie dans le milieu universitaire. Dans ce contexte, la posture que je défendais était de faire reconnaître l’ignorance de ce thème par les sciences sociales.
Fractures entre les différents savoirs
Comme une bonne partie de l’action publique est bâtie sur la base de formations théoriques larges et inadéquates, leur application est totalement inadéquate. Cela m’a fait découvrir la fracture entre les savoirs scientifiques, techniques et d’autres savoirs qui viennent des plus pauvres au sens large du terme. Cela m’a conduit non seulement à développer ma recherche mais aussi à un engagement dans la vie universitaire avec un but précis : permettre que l’université soit ouverte aux plus pauvres, et permettre que ce dialogue ouvert proposé par l’université arrive réellement à tous. Mais je n’avais en fait jamais pensé à prendre la pauvreté en tant que telle comme un sujet de recherche.
Cela a effectivement changé quand je me suis trouvé face aux premiers écrits d’ATD Quart Monde. Ça a commencé par la page web d’ATD Quart Monde France où je découvrais la présentation générale des objectifs du Mouvement :
-
Agir sur le terrain avec les personnes en situation de pauvreté pour s’unir autour d’un même combat et obtenir l’application du droit.
-
Agir auprès des institutions pour faire évoluer les lois et les pratiques, en associant les personnes qui vivent en situation de pauvreté.
-
Agir auprès de l’opinion publique pour faire changer le regard porté sur les personnes les plus pauvres et appeler la société à s’engager dans le combat contre la misère.
Indivisibilité des droits humains
Ce changement d’idées par rapport aux droits humains a connu une seconde étape un peu plus tard quand j’ai lu un petit livre de Joseph Wresinski sur l’indivisibilité1 des droits humains. Il y explique les droits de l’Homme dans leur indivisibilité en relation avec l’indivisibilité de l’être humain. Il parle de la nécessaire indivisibilité entre tous ces droits, reconnue sur le papier mais pas dans les faits. Il interroge le lecteur sur le non-sens que représente cette manière que nous avons d’hiérarchiser les droits. Et il attribue à cette hiérarchisation des droits, la continuité, la reproduction de l’extrême pauvreté. Et c’est là que je me suis rendu compte qu’au fond nous étions du même bord, dans le même camp et que nous cherchions bien la même chose.
Au même moment est survenu un événement d’une autre nature mais significatif, qui a été notre arrivée à Méry-sur-Oise fin août. Une arrivée marquée par un accueil collaboratif, chaleureux, de gens que je ne connaissais pas, un accueil comme jamais je n’avais vécu dans ma vie, et dont j’ai pu vérifier après coup qu’il n’était pas ponctuel mais durable et sincère. J’ai découvert une culture de la relation communautaire qui se cultive, à travers le vivre ensemble et l’accompagnement de chaque personne. Cela m’a ouvert les yeux sur le volontariat que, jusqu’alors, je ne connaissais pas.
J’ai également été très bien reçu ici au Centre Wresinski2. Une mission m’a été confiée : travailler sur des résumés de livres en espagnol et aussi sur des archives. Cette mission m’a été donnée après que je me sois attelé à la lecture de l’ouvrage Aquí donde vivimos3.
Recherche critique d’une symétrie dans les relations
Ce qui m’est apparu comme central, c’est la découverte d’un problème éthique majeur : la dissymétrie dans les relations, ou le manque de symétrie. Le Mouvement promeut une symétrie de relations entre les êtres humains. Cette recherche de symétrie signifie et explique la fonction du volontariat comme acteur et comme agent de cette recherche de symétrie. À cela s’ajoutent la symétrie entre l’être humain et la nature, et la symétrie entre les savoirs. Ce sont des thèmes différents, distincts, mais qui, pour moi, procèdent d’une démarche qui est la recherche critique d’une symétrie. La lecture de ce livre et d’autres écrits me ramenait à des travaux menés au sein de mon groupe de recherche au Brésil mais me proposait de meilleures solutions. Quand je parle de recherche de solutions, c’est par rapport à plusieurs crises : la crise de l’action politique, la crise de la science, la crise de la démocratie.
Le Mouvement me paraît très original et porteur de propositions, dont je puis dire sans hésiter qu’elles sont très intelligentes. Je le perçois comme un mouvement qui fait partie de la grande tradition des mouvements de lutte pour l’émancipation. Il est bien sûr très marqué par une tradition française, par les combats des mouvements ouvriers et par l’univers des mouvements humanistes et universels. Mais il a néanmoins une composante originale qui lui est propre et dont je pense qu’elle est vraiment marquée par les attributs qui lui ont été donnés par la personnalité de son fondateur, Joseph Wresinski, et par ses années d’origine à Noisy‑le‑Grand.
Prendre les plus pauvres comme axe
Ces pratiques originales, intelligentes lui permettent d’échapper à certaines impasses dans lesquelles se sont trouvés les mouvements ouvriers, le socialisme et les systèmes de protection sociale institutionnels. Je fais ici une comparaison avec l’impasse dans laquelle se sont trouvé les mouvements des travailleurs d’obédience marxiste-léniniste. Wresinski reconnaît lui aussi que le monde peut être transformé par les hommes, et que la transformation est en marche : c’est là un point commun avec cette tradition des mouvements des travailleurs. Mais prendre les plus pauvres comme axe, rechercher constamment les plus pauvres, se dire toujours : « derrière un pauvre il y a un plus pauvre encore », permet d’éviter le formalisme du marxisme qui a conduit à ériger une sorte d’élite dans le mouvement des travailleurs. Et la constitution d’une telle élite a souvent conduit à l’abandon du reste de la population. Quand cette élite conquiert certains privilèges, ça amène à la rupture de l’unité. C’est ce qu’on a vu dans les mouvements des travailleurs du 19ème et d’une partie du 20e siècle. Et c’est pour cela que ces mouvements sont dans l’incapacité de cultiver des relations avec les travailleurs de l’économie informelle. Et on peut faire la même remarque par rapport à la dimension reproductive : la famille en tant que telle n’existe pas dans le marxisme alors que c’est à partir de cela qu’on se bâtit.
Je voudrais pour conclure faire une remarque sur les projets d’action menés par le Mouvement. ATD Quart Monde n’est pas un mouvement qui cherche le pouvoir, ce n’est pas un mouvement qui cherche une action violente, bien au contraire ; c’est un mouvement qui promeut et qui cherche un changement culturel. Dans ce sens, la proposition du volontariat et son rôle particulier sont importants parce qu’ils marquent une différence considérable par rapport à la tradition marxiste. Dans le Mouvement, les militants ne sont pas les cadres : les militants sont les pauvres eux-mêmes, ceux qui font face quotidiennement à la misère. C’est très significatif. Le volontariat sur lequel repose la fonction d’organisation, de recherche d’unité, a aussi mission d’expérimenter lui-même des relations communautaires. C’est un projet d’expérimentation sociale unique. Une des conséquences les plus importantes de ces choix, selon moi, c’est qu’une telle manière d’être permet d’éviter des écueils, des problèmes considérables, comme d’une part la bureaucratisation qui conduit à perdre de vue la cause pour laquelle on s’est mis en route, et d’autre part, « l’élitisation » qui fait que les militants dominent leur base.