L’enfer est parfois pavé de bonnes intentions

Romain Huret

p. 22-26

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Romain Huret, « L’enfer est parfois pavé de bonnes intentions », Revue Quart Monde, 260 | 2021/4, 22-26.

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Romain Huret, « L’enfer est parfois pavé de bonnes intentions », Revue Quart Monde [En ligne], 260 | 2021/4, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10487

Au début des années 1970, aux USA, le bilan de l’ambitieuse Guerre contre la pauvreté démarrée en 1964 se révèle décevant. Principalement en cause : la non-prise en compte de l’humain, de la diversité des expériences de pauvreté, de la complexité de la vie des plus pauvres.

En 1973, aux États-Unis, une importante fonctionnaire du ministère de la Santé, de l’Éducation et de l’Assistance Sociale, nommée Alice Rivlin, est très amère. Elle a le sentiment qu’elle a, avec ses collègues du ministère, échoué à lutter contre la pauvreté dans le pays et à conduire efficacement la « guerre » démarrée par le président Lyndon Baines Johnson pour « éradiquer définitivement ce fléau » du sol américain. Elle reconnaît sans doute avoir péché par excès de naïveté et de technicité. Elle et les autres ont voulu combattre la pauvreté comme on « construit un pont », dit-elle, à coups de grands calculs, de bétons armés et de lourdes machines, une métaphore souvent utilisée par le président en personne. Tout n’a pas été raté, mais quelque chose semble avoir manqué : la prise en compte de l’humain, la diversité des expériences de pauvreté, la complexité de la vie des plus pauvres. À quoi bon mettre en œuvre des programmes si personne ne les connaît ? À quoi bon redistribuer de l’argent aux plus pauvres si ceux-ci n’ont pas d’adresse fiscale ? À quoi bon créer des écoles d’été pour les enfants pauvres si au bout de quelques semaines ils reprennent le chemin de l’école buissonnière ?

Objectif : faire disparaitre la pauvreté

Au début des années 1970, il flotte un air de désenchantement parmi les fonctionnaires, les travailleurs sociaux ou encore les simples militants engagés dans cette action importante contre la misère sociale dans l’un des pays les plus riches du monde.

L’article d’Alwine A. de Vos van Steenwijk, rédigé à six mains, porte la marque de cette interrogation et de ce désarroi générationnel. La déception est à la hauteur des espoirs initiaux. Démarrée en janvier 1964, la Guerre contre la pauvreté (War on Poverty) a été une expérience majeure, un test à grande échelle de mise en œuvre de politiques sociales sans équivalent dans le reste du monde. Les mesures déployées ont été nombreuses, allant de la création d’écoles (Head Start, programme mentionné dans l’article), de centres communautaires pour les pauvres (Community Action Programs) ou à des expériences mises en œuvre dans des comtés pour tester le revenu minimum auprès de populations afin de réfléchir à la généralisation du dispositif. Dans tous les cas, l’objectif était le même : faire disparaître la pauvreté pour l’année 1976, l’année du bicentenaire de la révolution américaine. Si les États-Unis ont réussi à mettre un homme sur la lune, vaincre la tuberculose ou construire l’arme atomique, pourquoi ne pourraient-ils pas supprimer la pauvreté et permettre à tous les citoyens d’accéder au rêve américain ?

Un premier bilan

L’article se présente donc comme un premier bilan quelques années après le démarrage de cette « guerre ». Contrairement à d’autres militants à la langue plus acerbe, le ton est mesuré et se veut constructif. S. M. Miller, Pamela Roby et Alwine A. de Vos van Steenwijk ne posent pas le problème en termes politiques (échec ? renoncement ? ratage ?), mais de manière scientifique en mobilisant plusieurs sciences sociales pour analyser froidement ce qui s’est déroulé depuis huit ans dans le pays. Sans présupposé idéologique ou surenchère politique, ils cherchent à comprendre les raisons du malaise générationnel, à en identifier les causes et à les utiliser pour repenser les programmes futurs. Refusant la naïveté d’une fin programmée de la pauvreté à coup de machines et de programmes, ils ancrent leur analyse dans la durée et dans l’épaisseur des mondes sociaux et des multiples expériences de la pauvreté. C’est en cela que leur analyse est à la fois pertinente et novatrice.

Élément central de leur argumentation, ils pointent l’écart entre les intentions, aussi bonnes soient-elles, et leur application. En confiant à l’État fédéral le soin de conduire les programmes, la Guerre contre la pauvreté a enfanté d’un monstre bureaucratique et social, bien malgré elle. Tout d’abord, comme le soulignent les auteurs, les fondateurs du programme sont partis du principe que tous les pauvres avaient accès aux informations comme les classes moyennes. L’existence du programme devait se suffire à elle-même. La réalité fut tout autre. Les auteurs citent le programme Head Start, l’un des rares « succès » au début des années 1970, même s’il n’est pas exempt de critiques. Contrairement à ce que ses concepteurs, spécialistes d’éducation préscolaire, espéraient, les écoles ne faisaient pas toujours le plein car elles étaient peu connues des populations pour des raisons souvent culturelles. La barrière linguistique de l’anglais en excluait les enfants hispaniques, et aucun dispositif n’était prévu en leur direction.

Mais surtout, au-delà de l’enjeu de l’information, la volonté de confier à l’État fédéral, et pas aux États, aux comtés ou aux associations, la gestion de cette « guerre » a eu des conséquences importantes. Il est dans la nature de l’État de cibler, codifier, catégoriser les populations. L’opération inclut donc, mais exclut dans le même temps des populations sur des seules bases bureaucratiques. Les années 1960 aux États-Unis ont vu l’émergence du premier seuil de pauvreté national, adopté dans l’urgence et fixé de manière un peu arbitraire à 3 000 dollars pour une famille de quatre personnes. Indispensable pour l’application des critères d’éligibilité, ce seuil excluait des citoyens dont les revenus étaient à la limite car le chef de famille gagnait trop. Les exemples des difficultés d’une approche par le haut sont nombreux, et si l’article ne les liste pas toutes, les auteurs les connaissent. Ainsi, au moment des lancements des programmes de revenu minimum garanti, beaucoup se rendent compte de l’incongruité pratique de la mesure qui suppose de posséder un emploi et de déclarer ses revenus. Par définition, sa mise en œuvre excluait les plus démunis, celles et ceux qui sont sans emploi et sans revenu. Pour reprendre la métaphore d’Alice Rivlin, un pont avait été construit, mais certains pauvres n’avaient pas de voiture pour le traverser.

Un système trop compliqué et illisible

Cet écart entre la définition d’un droit à l’assistance et sa méconnaissance par les plus pauvres provoquait au moment de l’écriture de l’article une mobilisation inédite. Au début des années 1970, des juristes se lançaient dans des campagnes d’information dans les quartiers pauvres et aidaient celles et ceux qui le souhaitaient à réclamer ce que le gouvernement leur devait. À New-York et dans d’autres grandes villes, ils lisaient avec une loupe toutes les lois sociales pour connaître l’ensemble des aides existantes, découvrant beaucoup d’aides exceptionnelles jamais réclamées par les ayants-droit. Ce mouvement démontra souvent par l’absurde l’inadéquation entre le droit social et les mondes sociaux de la pauvreté. Devait-on avoir fait plusieurs années de droit dans les meilleures universités du pays pour comprendre le montant des aides auxquelles on avait droit ? Pour ces avocats, totalement acquis à la cause, la technicité juridique fut l’une des raisons principales de l’écrémage des plus pauvres. Si l’article est plus nuancé sur les raisons de cette opacité, il en reprend l’argument majeur : l’assistance sociale aux États-Unis est un système trop compliqué et illisible.

Certes, pour éviter les effets de seuil et de technicité, l’administration fédérale avait prévu de se rapprocher au plus près des plus pauvres par le biais de structures d’actions communautaires (Community Action Programs). Ces centres étaient financés dans les villes qui en faisaient la demande, et confiés à des travailleurs sociaux locaux. Mais très vite, cette délocalisation a montré ses limites. Dans une approche très novatrice, empruntée au sociologue Erving Goffman, les auteurs de l’article insistent sur le moment crucial de l’interaction entre les pauvres et les fonctionnaires en charge de leur dossier. Anticipant sur des recherches à venir de chercheurs comme Vincent Dubois sur le RSA ou Alexis Spire sur le droit des étrangers, ils insistent sur les biais possibles dans l’attribution des droits aux bénéficiaires. Chaque fonctionnaire possède une marge de manœuvre lui permettant une certaine souplesse permettant d’accélérer la prise en charge ou au contraire de la ralentir, voire de l’annuler.

L’importance des biais et préjugés

Aux États-Unis, les associations pour les droits civiques commencent à démontrer l’existence de préjugés racistes parmi les travailleurs sociaux. Les femmes afro-américaines sont souvent soupçonnées d’avoir quelque chose à cacher, d’avoir « un homme dans la maison » comme le disait alors une loi, qui permettait aux travailleurs sociaux de faire des visites nocturnes dans les maisons ou les appartements. L’importance de ces biais racistes était telle que la profession se divisa fortement autour de cette invisible « guerre contre les pauvres » conduite par ceux et celles qui devraient les protéger en priorité.

L’importance de ces biais et des préjugés dans la fabrique et l’administration des programmes amène souvent les plus pauvres à s’en désintéresser. Présente dans l’article, la thématique de l’abandon revient souvent dans l’analyse des programmes par les fonctionnaires à la fin des années 1960. Dans le cas des écoles Head Start, qui proposaient au départ des cours préscolaires au cours de l’été, les abandons étaient nombreux. À mi-chemin de l’école et de la garderie, les éducateurs avaient du mal à mettre en place des dispositifs acceptables par les enfants et leurs familles. Dans le monde rural, par exemple, le travail des enfants au cours de cette période n’avait pas été anticipé. En conséquence, les enfants ne revenaient pas. Ce point inquiète particulièrement les auteurs de l’article.

Au final, cet ensemble de difficultés fit naître une forte inquiétude chez les partisans de la Guerre contre la pauvreté dont rend très bien compte l’article : elle avait raté sa cible car les plus démunis n’y participaient guère, ou s’en éloignaient très vite. Ce paradoxe glacial et très décourageant était alors fait pour de nombreuses parties de la population : les Amérindiens, les Afro-Américains, les gens du voyage ou encore les sans-abri. Un an plus tard, dans un documentaire sidérant intitulé Welfare sur l’aide sociale à New-York, le réalisateur Fred Wiseman mettra en image cette désillusion : le système est tellement abscons et technique qu’il décourage tout le monde, aussi bien les plus pauvres que les travailleurs sociaux en charge de l’administrer.

Nécessité d’une approche presque sur mesure

Moins sombre que Wiseman, et beaucoup plus pragmatiques, les auteurs de l’article cherchent à mettre à plat le diagnostic. En invitant à regarder en face ces difficultés, ils n’apportent pas des solutions toutes faites ou des critiques lapidaires. Leur leçon est pleine de sagesse : il n’existe malheureusement pas de ponts tout prêts pour éradiquer définitivement la pauvreté, ou plutôt les pauvretés. Il existe en revanche une multitude d’expériences et de situations nécessitant une approche presque sur mesure pour chacun. C’est en cela que l’échelle de l’association, évoquée à la fin de l’article, peut être une solution pour proposer, en cheville avec d’autres organisations, des formes d’action plus adaptées et plus humaines pour faire face à ce défi toujours d’actualité.

Car ni aux États-Unis ni en France, la pauvreté n’a disparu en 1976 – année du bicentenaire de la naissance des États-Unis – ou en 1989, année du bicentenaire de la Révolution française et de sa promesse d’égalité.

Romain Huret

Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, historien des États-Unis, Romain Huret travaille sur les inégalités aux États-Unis.

CC BY-NC-ND