La parole du Quart Monde ou l’histoire racontée des plus pauvres

Agnès Callu

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Agnès Callu, « La parole du Quart Monde ou l’histoire racontée des plus pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 203 | 2007/3, mis en ligne le 01 décembre 2008, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1055

Dans le cadre des journées de réflexion organisées par les « Rendez-vous de l’Histoire » de Blois en 2006 autour de la tripolarité Histoire/Argent/Non argent, un essai sur le possible renouvellement d’une écriture historique de l’actuelle pauvreté est riche d’extensions.

Les questions affleurent sur deux thèmes : la représentation collective de l’argent et celle, spécifique car ambiguë autant qu’obsessionnelle, du monde sous-prolétaire pour lequel l’argent est synonyme de richesse mais surtout renvoie à la souffrance identitaire issue de la pauvreté qui résulte de son déficit.

L’appropriation historienne des ressentis d’un groupe soudé par la violence socio-économique, mais par-delà psychologique, de la misère, a emprunté des chemins de lecture et de connaissance diversifiés. Les interrogations dès lors se bousculent : comment une histoire du dénuement extrême peut-elle s’écrire aujourd’hui et demain ? Quels dispositifs historiques sont susceptibles d’être mobilisés pour cette entreprise et sur quels types de sources les chercheurs en sciences sociales sont-ils à même d’étayer des thèses à la novation interprétative ?

Historiographie, histoire orale, mémoire collective

Un développement, construit sur un schéma classique favorisant la démonstration, peut de fait s’ordonner en trois mouvements.

D’abord, au format d’une synthèse, un bilan historiographique de la pauvreté établi, non dans une perspective exhaustive – l’exercice a déjà été conduit à de nombreuses reprises1 -, mais selon différentes entrées correspondant elles-mêmes aux angles d’approche choisis par les disciplines et composantes des sciences sociales. Ensuite, une réflexion cavalière sur l’usage neuf, ou en tous cas inscrit dans le temps proche, de l’histoire dite orale qui propose, au titre de ses fondamentaux, l’axiome suivant : la parole de témoins recueillie par et pour des historiens peut s’inscrire au coeur de la démarche scientifique. Cette méthode d’investigation est en effet directement adaptée à l’étude de populations exogènes. Or, précisément, la misère est à la frange, borderline, marginalisée dès lors qu’installée, culturellement, hors des sentes de l’écriture et, de fait, profilée pour demeurer silencieuse dans le champ historique et le domaine mémoriel. Enfin, un exemple fondateur, celui suscité par les initiatives du mouvement ATD Quart Monde2. Cette association, par la constitution volontariste d’une mémoire collective et la patrimonialisation de cette dernière – virtuellement synonyme de liant identitaire pour le groupe et catalyseur de sources pour la Recherche - propose, par son action, un saut qualitatif considérable dans l’acculturation en devenir des phénomènes d’exclusion.

En acceptant de se fonder sur l’exemple d’un film Il y a vraiment des gens qui vivent avec très peu, production réalisée en 1985 par ce Mouvement dans une cité du Val d’Oise, il est possible d’engager le débat suivant : quid de l’intégration dans un apparat critique et dans le questionnement historien des ressources audiovisuelles qui, sur un certain nombre de thématiques, composent, à côté ou contre les archives dites répressives et/ou de contrôle, une entrée de proximité sur le champ à évaluer ?

Du côté des sciences sociales

Réfléchir à l’historiographie de la pauvreté selon l’angle large oblige à se rappeler la façon dont les sciences sociales, par capillarité et dans un mouvement issu notamment des réorientations intellectuelles post 68, se sont emparées du phénomène. De façon relativement synchronique, quatre disciplines, on le sait bien, saisissent le sujet. Du côté de l’histoire, on retient les ouvrages chrono-sectoriels de Michel Mollat3, d’Arlette Farge4 ou de Bronislaw Geremek5 et ceux, panoramiques, telle la synthèse qui compte Démocratie et pauvreté. Du quatrième ordre au Quart Monde, présentée par René Rémond et postfacée par Michel Vovelle6. L’interrogation philosophique s’identifie au très référentiel Surveiller et punir de Michel Foucault7. La sociologie, fondatrice, questionne globalement l’objet : Pierre Bourdieu l’explore dans sa Misère du Monde8, emblématique par l’acuité de la réflexion et le creusement, par témoignages accumulés et interposés, de problématiques toujours poussées vers l’avant. Quant à Serge Paugam9, il s’inscrit dans une démarche comparative, à la fois quantitative et qualitative, des formes élémentaires de la pauvreté dans les sociétés modernes, notamment en Europe, en s’interrogeant sur l’analyse de la dynamique des inégalités et l’étude des fondements des liens sociaux à partir desquels il est possible de définir et de conceptualiser différents types de ruptures sociales. Enfin, hors des sentiers académiques et directement mu par le militantisme de ceux qui partagent les souffrances des plus pauvres10, on note les enjeux de la Revue Quart Monde – extrapolation du mouvement qui porte son nom – prenant la suite des livraisons d’Igloos. L’intérêt, simplifié, d’une bibliographie quaternaire, est sa confluence d’intérêts. Elle croise la variabilité des points de vue qui, dans le même temps, autorise les mutualisations : des savoirs (savoirs intellectuels/savoirs d’action/savoirs de vie)11, des questionnements, des dispositifs historiques, des ressources, en définitive, à exploiter par le chercheur.

Du côté des ressources audiovisuelles

Braquer un instant l’objectif sur les ressources audiovisuelles est utile. Dans ce cadre, on leur affecte, de façon générique, la définition suivante : elles se reconnaissent comme celles qui, fabriquées a posteriori, au moyen d’un vecteur médiatique : soit la prise de sons et/ou celles d’images, sont conçues pour alimenter les matériaux historiques dits traditionnels.

De fait, et il est fondamental de le souligner, l’histoire de la pauvreté, si elle est légitime quand elle valorise l’importance des mécanismes d’aide, de contrôle ou de répression mis en place, se doit d’insister, prioritairement, sur la place, l’identité, la fonction sociale des individus dans la société. De fait, c’est truisme de le dire, que signifierait une histoire de la misère écrite après le seul examen critique des archives de la police, des services sociaux ou des organismes de bienfaisance ? Elle suggérerait une image de la pauvreté versus l’appareil d’État : elle serait dépolarisée de son champ car prismée en raison de l’examen prépondérant du rôle de ceux qui agissent pour ou contre la pauvreté au détriment d’une étude conduite au plus près de ceux qui la vivent, la subissent, en souffrent. Cela deviendrait une histoire décentrée, amputée parce que fondamentalement désincarnée. En conséquence, l’histoire à faire, celle à continuer d’écrire, est d’abord et surtout une histoire d’hommes et de femmes en sorte qu’elle doit prendre en considération les récits individuels qui sont proposés ou restent à construire. L’exercice s’impose par éthique et souci de scientificité.

Cela conduit à réfléchir à la place réservée par les historiens du très contemporain dans leur masse critique aux narrations faites par des individualités. De là, plus globalement, l’approfondissement est à développer sur l’histoire orale, enfin apaisée puisque dégagée, depuis une dizaine d’années, d’une militance historiographique. Effectivement, l’histoire qui se fait par le dire quand l’écrit est par tradition déficient, est ici fondatrice. Elle devient une tribune de paroles pour ceux qui, par élitisme prégnant, quasi environnemental, sont de facto ignorés comme sujets agissants et pensants : ils n’apparaissent, allusivement, qu’en clair-obscur, prisonniers de schémas simplifiées et de catégories démonisées, dans une historiographie qui continue, par tradition positiviste, classicisante et académique, à voir dans l’écriture les seules preuves susceptibles d’étayer des thèses. Pourtant, la nécessité d’accepter scientifiquement le témoignage dit, narré, capturé en live par la puissance de l’outil audio-visuel, petit à petit s’acculture. Entendre l’autre qui parle, le voir s’exprimer, c’est comprendre. Evidemment, l’historien, comme toujours, doit savoir ce qu’il cherche. En l’espèce, il quête le récit individuel12, celui d’expérience, celui qui dit « JE », raison pour laquelle il est unique, irremplaçable parce que non interchangeable. Les récits – longtemps violemment condamnés par les sciences sociales en raison du « handicap de l’a posteriori » supposé les signer de façon indélébile - doivent être partie prenante dans l’écriture historique ; et plus encore s’il s’agit de l’histoire dite du temps présent dont la spécificité est l’interprétation du passé récent par un travail élaboré à quatre mains, fruit d’une partition équilibrée entre l’historien et le témoin, l’histoire et la mémoire. Compris comme des matériaux reconvoqués dans un obligatoire « après », reconstruits, rehiérarchisés, redits peut-être, les témoignages constituent la matérialité de la trace contemporaine de tous les individus, sans distinguo, dans une société qui, par culture et tabou social, reste, globalement, « taiseuse » sur « les marginaux de l’écrit ».

L’écriture selon ATD Quart Monde

Le volontarisme caractérise ATD Quart Monde puisqu’il désigne son identité. Écouter le père Joseph Wresinski, fondateur du mouvement, rappelle les enjeux politiques, stratégiques et historiographiques du geste d’écriture13 : « [...] Au fond, nous sommes invités à écrire tous les jours la vie d’une population, une tranche de son histoire. Non pas tant au niveau des événements extérieurs qui surviennent mais au niveau de ce qu’elle vit et ressent, car toute parcelle de la vie des gens est pour nous de l’ordre d’un événement. C’est cela que nous essayons de noter pour pouvoir ensuite relire cette histoire vécue avec ceux qui l’ont vécue en commun, solidaires les uns des autres, et qu’ils y ont forgé leur pensée, leur regard sur le monde, leurs idées politiques, sociales ou spirituelles... Je ne sais pas comment nous pourrions y parvenir si nous ne relations pas tous les jours les faits de vie dont nous sommes les témoins [...] Notre écriture quotidienne est un véritable instrument de formation politique. Elle est une contribution à l’histoire de la vie des gens. [...] Pendant la première moitié du XIXe siècle, on a écrit des milliers de livres sur le monde ouvrier, mais aucun sur le monde sous-prolétaire. Il faut donc que nous nous sentions responsables de restituer l’histoire des gens. Si la classe ouvrière peut s’exprimer c’est parce que son histoire existe et qu’elle a pu être transmise aux jeunes ouvriers [...] ». Écrire pour témoigner et faire que les générations à venir n’oublient pas et, par-delà, se sentent grandies par une histoire commune, solidaire et reconnue comme telle, voilà l’espérance du père Joseph qui, toute sa vie, lutte contre l’obscurité. Cette dernière, il en a la conscience profonde, constitue le véritable ennemi à combattre, Hannah Arendt n’hésitant pas à dire « qu’elle [l’obscurité] plutôt que le besoin est la plaie de la pauvreté ».

Le postulat du père Joseph, chaque jour les volontaires du Mouvement participe à son enracinement. Quotidiennement, tous retranscrivent « à chaud » les rencontres qu’ils ont avec les plus démunis qui leur confient leurs souvenirs de misère, de souffrance, de bonheur aussi. Ces quelque sept mille « récits de familles », enrichis par les archives écrites du Mouvement, les homélies du fondateur et les enregistrements des rassemblements internationaux constituent un bloc mémoriel incomparable. Cet ensemble, rassemblé depuis février 2007, dans les emprises du Centre international Joseph Wresinski, s’espère référentiel pour les plus pauvres. ATD Quart Monde affiche ses ambitions : « [...] Permettre aux familles les plus démunies de prendre conscience de leur identité collective et de leur histoire commune ; [...] transmettre à leurs enfants la fierté d’une histoire de courage et de résistance à la misère qui les libère de leur enfermement et leur permet de prendre une place active dans la société [...] ».

À côté de cette démarche « interne », cohabite une autre, citoyenne et historienne puisqu’ouverte sur l’extérieur lorsqu’elle revendique une diffusion de ces ressources afin de faire « comprendre les mécanismes de la misère et de l’exclusion pour en enrayer la transmission ».

« Comment gérer son budget quand on n’a pas d’argent ? »

Une démonstration sur cas, à supposer que l’on rejette le principe de l’invalidité de l’exemple car non confronté à d’autres matériaux, est significative car elle cible, en épaisseur, les enjeux historiques de sources en devenir.

Le film Il y a vraiment des gens qui vivent avec très peu, passionnant dans son objet et dans la lecture à en faire, suscite le débat et se cheville avec la question posée à Blois en octobre 200614, : l’argent, en avoir ou pas ? (cf. supra). De fait, par son message, il illustre une croyance collective récurrente car profondément ancrée dans les valeurs intégrées à l’échelle des sociétés : l’argent est certes une obsession pour certains riches, il en est surtout une pour les plus pauvres. Le père Joseph parlant de son enfance miséreuse évoque une vie habitée par le manque d’argent15 : « [...] Ce qui me surprend toujours, malgré les années écoulées, c’est que mes parents ne parlaient que d’argent. Eux qui n’en avaient pas, se disputaient presque sans relâche à cause de lui. Quand quelque argent rentrait au foyer, ils se querellaient sur la façon de le dépenser. Plus tard, quand maman sera seule, ce sera toujours d’argent qu’elle nous parlera [...]. Lorsque les êtres ont faim et sont dans le besoin, ne compte que ce qui peut combler le manque. Il en est toujours ainsi, et dans les zones grises qui entourent nos villes, les intérêts, les disputes, les échanges se ramènent à des questions d’argent [...] ». Or, précisément, et Jean Tonglet, le responsable du Centre international, le redit avec force, ATD Quart Monde est conscient de « [...] l’urgente nécessité de libérer les plus pauvres de l’obsession de l’argent. Le manque chronique d’argent fait d’eux les esclaves de celui-ci : il n’est pas à leur service, ils sont sous sa férule [...] »

Le décryptage scientifique de cette archive ne se fait qu’au prix de deux conditions : le rappel de sa contextualisation et celui de son intentionnalité. De fait, le film s’inscrit dans une logique de « commande » puisqu’il est réalisé dans le cadre d’une enquête diligentée en 1985 par le ministère de la Consommation auprès du Mouvement. Ce questionnaire espère alimenter une étude intitulée Comment gérer son budget quand on n’a pas d’argent ? Les conditions de départ sont claires. Sont filmées pendant un mois seize familles sous-prolétaires vivant dans la Cité du Soleil Levant (Val d’Oise), lieu d’accueil temporaire. Les questions sont posées par des volontaires d’ATD Quart Monde. Par-delà l’identification sociologique du couple enquêteur/enquêté, c’est un projet d’aide qui se dessine. Les volontaires, qui habitent la cité et connaissent les familles, conçoivent l’enquête comme une « recherche-action », la vivent dans l’agir humanitaire rendu possible par les liens de complicité unissant les deux populations. Convaincu qu’une prise de parole sur l’argent et son absence demeure taboue, le Mouvement interroge, sans jugement, offrant une écoute empathique à des paroles qui butent quand elles verbalisent les douleurs intimes de chacun. La relation à l’argent des familles très pauvres désigne autre chose qu’un manque de revenus : elle indique la misère et le dysfonctionnement des dimensions vitales qu’elles engendrent. Faire état du budget des très pauvres, c’est entrer dans le tout de leur vie puisque la dimension économique de leur existence couvre une part prépondérante de leur horizon temporel. Prêter attention à la « consommation » des miséreux, c’est se rendre présent à ce qui fait la trame de leurs existences. À travers le « manque à la consommation », une histoire de souffrance surgit : ne pas avoir n’est pas seulement manquer de quelque chose, c’est manquer à être.

Des « tranches de vie » authentiques

Une première lecture du film (un 52 minutes) souligne les résultats factuels de l’enquête et pointe trois problèmes récurrents, agrippés à la gestion matérielle du manque, qui scandent les narrations familiales. D’abord, évidemment, l’irrégularité du volume des ressources. Ces dernières très faibles sont spasmodiques et ressenties dans la honte car provenant pour l’essentiel des prestations sociales, parfois difficiles à obtenir par ignorance des circuits administratifs qui conditionnent leur versement. Une famille dit sa gêne : « [...] De vivre sur les allocations familiales, mon mari et moi on le ressent mal. Parce que moi, je pense que les allocations familiales, c’est dû pour les enfants. Les autres gens à qui vous parlez, pour eux c’est pas normal qu’on « vive sur la caisse ». Mais ils comprennent pas qu’on préférerait, bien sûr, avoir du travail, avoir nos fiches de paie comme tout le monde, mais ce n’est pas facile et personne le comprend [...] ». La non linéarité du travail, jamais acquis, cassé par un rythme laminatoire précisément parce qu’il est heurté, fragilisent les individus développant complexes et croyances dans un fatum implacable. Les sociologues16 s’en font l’écho : « [...] L’irrégularité du travail en milieu sous-prolétaire, qui est massive en période de croissance comme en période de crise économique sous des formes variables avec la conjoncture, apparaît finalement comme une expression et un processus d’exclusion. Elle témoigne de l’impuissance de la fraction la plus défavorisée du monde ouvrier à faire valoir ses droits à l’autonomie dans et en dehors de l’entreprise [...] ; elle est cause de souffrance [...] ». Par ailleurs, l’insécurité chronique favorise les « dépenses folles » dont on sait qu’elles sont chaînées à des mécaniques compensatoires. Dans beaucoup de « familles de misère », le « festif » compulsif s’acculture comme pratique de vie lorsque, après de longues périodes de pénurie, des sommes triplant ou quadruplant le revenu ordinaire font irruption dans le foyer. Les dérives d’un comportement dit « sauve qui peut », traduit par l’achat sans frein tant que l’argent est là, sont dangereuses autant que suivies de dommages collatéraux aliénants. Le second point qui émerge est la survivance d’une économie tournée vers le passé, incarnée par la dialectique broyeuse du tandem dettes/crédits. Les dettes, ombres noires à toute idée de projections, donnent le La idéologique. Quand l’argent arrive, il n’est pas capitalisé pour le futur : immédiatement, il s’enfuit « épongeant » le dû. Les familles remboursent les voisins, l’épicier, le boulanger, l’hôpital etc. Quant au crédit, « faux ami », s’il apporte une aide dans le court terme, vite il creuse le gouffre et participe au ressenti d’une dépendance forcée. Le témoignage de G. est éloquent : « [...] Le coût de la nourriture pour l’instant ça va, parce que j’envoie mon gamin faire les commissions à Cali [une grande surface]. Alors ça va, parce que je paie pas, je fais crédit. Mais c’est un crédit qui en est maintenant arrivé à 5000 F. Alors j’ose plus y aller parce que je ne sais pas comment je vais pouvoir payer à la fin du mois [...] ». Le troisième point souligne le mirage de la gratuité républicaine. Si l’école laïque est dite sans frais, encore faut-il payer habits, assurance, cantine, fournitures ou sorties. Voici ce que dit B. : « [...] Pour qu’ils [les enfants] suivent des études, il faut que nous les parents on ait ce qu’il faut pour les faire suivre. L’argent est un drôle d’obstacle. Les études, ça coûte. Le primaire c’est pas encore trop cher, mais, il y a les sorties : c’est pas obligé, c’est vrai, mais quand ils voient les autres y aller, il faut bien qu’ils y aillent aussi nos gosses [...] ». Autant de propos qui font écho au constat dressé par B[a]. « [...] C’est pas le tout de les envoyer à l’école... Quand ils reviennent à midi, s’ils n’ont rien à se mettre dans le ventre, on va pas les envoyer à l’école comme ça. Et puis, il faut les habiller ; mais si tu n’as pas d’affaires chez toi ou seulement des habits rapiécés [...] ». Et puis, lancinante et ponctuant les prises de parole, la hantise des soins médicaux. La plupart des familles, qui ne sont plus couvertes par la Sécurité sociale, vivent la maladie (et son anticipation) comme un fléau anxiogène. Comment sans argent (ou avec quelques aides) gérer consultations médicales et achats de médicaments ? Plus que toute autre injustice sociale, celle-ci est la plus cruellement ressentie et expectorée comme telle car renvoyant au spectre de la mort qui serait donc à géométrie variable. L’inéluctable tautologie est intégrée comme valeur de fond : les pauvres sont pauvres donc profilés pour souffrir et disparaître sans que la société, non seulement ne s’en émeuve, mais ne songe à intervenir.

Une seconde lecture du film, à enrichir par un décryptage pas à pas des rushes, renforce la conviction : cet unicum est une source de première main pour l’historien. Construit autour d’un fil rouge, la connivence empathique, qui seule autorise la parole expressive, non cadenassée par la crainte de jugements sévères, il présente des « tranches de vies » authentiques. Elles ont de la valeur à l’échelle morale ; elles comptent sur le plan scientifique car le croisement des narrations est valide : les intra-narrations, exprimées individuellement ou dites en écho comme dans un « film choral », sont remises en perspectives par l’extra-narration [celle du gérant du supermarché Cali], témoin oculaire des souffrances vécues. Le JE cohabite avec le NOUS et tous deux s’ouvrent sur un IL qui brise les circuits de malheur enfermant les habitants : il offre un regard off sur la misère désignée, non seulement dans la matérialité du manque mais surtout dans la détresse psychologique qui l’accompagne. Le chercheur quête sans relâche le seuil de représentativité des sources qu’il questionne. Ici, compressé dans un matériau isolé – résultat d’une prise de vue non scénarisée et habitée par les consignes humanitaires du Mouvement - le collectif touche à l’universalité intemporelle, sans pour autant gommer ni la contemporanéité contingente, ni la trajectoire de chacun décrite au singulier. Des humanités souffrantes sont racontées dans le refus du dolorisme. L’historien, sans complaisance, doit les entendre, pour, en les reliant à d’autres sources, les lire et les comprendre.

Le récit de Z., jeune femme d’une trentaine d’années, est exemplaire, au sens premier du terme, quand il se présente entre destinée personnelle et représentation de l’exclusion du Quart Monde. Organisé en vingt et une stances discursives, il propose un ressenti individuel, prononcé dans l’antithétisme verbal non contrôlé ou censuré : la misère, c’est la honte, le déterminisme fatal ; la misère, c’est l’espérance, le courage, la solidarité. Entre les deux bornes contraires, une vie, ballottée, égratignée, se déroule.

La pénibilité d’abord de celle de Z. s’impose à l’examen : l’enfance entre caravane et cité, puis la vie d’adulte : rejetée des HLM « réservés aux riches », brisée parce que « vivant sur la caisse » (cf. supra), scandée par l’absence de projets, entraînée vers le fond à cause de la faim, de l’assistance, de la précarité, de l’insécurité. Il faut écouter Z. : « [...] Ben, vous savez, au début du mois ils [les enfants], ils mangent à peu près bien, puis quand arrive la fin du mois, bon, on se reporte surtout sur les pommes de terre, les nouilles, les œufs. [...]. Bon ben, pour l’habillement des enfants [...], là, par exemple, j’ai besoin de chaussures, des bottes fourrées parce qu’il y a la neige dehors, bon ben pour l’instant, c’est pas possible. [...]. La Croix Rouge [...], c’est un peu la honte. J’aime pas. J’y ai été une fois et puis on est tellement mal à l’aise que j’y suis pas retournée. [...] Pour le docteur, quand j’ai vraiment un enfant malade, bon ben je l’emmène, je paie mais j’ai pas de sécurité sociale, je suis pas remboursée. Les médicaments, c’est pareil. [...] Des projets, je peux pas en faire. Vu que je sais jamais ce que je vais avoir du jour au lendemain, je peux pas des projets, pour l’instant, je peux pas en faire. De toute façon, tant que mon mari n’a pas de travail, je peux pas faire de projets. [...]. Arrivés au 20, oui, y a plus d’argent. On commence à être fauchés. Bon ben, on commence à aller voir la famille, emprunter, aller emprunter du lait, tout commence comme ça. Vers le 20, ça y est, c’est fini. [...] Je fais pas de crédit. J’ai horreur du crédit. [...] Bon ben, mon mari va faire la ferraille et tout, mais je sais jamais ce que je pourrai avoir ou quoi. C’est pas un budget sur lequel il faut que je compte hein ? [...] Mon mari en souffre de ne pas avoir de travail, il se sent rejeté de pas mal de trucs [...], il se sent exclu de toutes manières [...]. La misère pour moi, c’est, c’est, on souffre ; quand on est dans la misère, c’est, on peut pas imaginer comment [...]. Les gens, ils s’imaginent pas qu’on peut souffrir comme ça, parce que les gens, pour eux, on est pauvres, on veut rester pauvres. Si on est comme ça c’est parce qu’on l’a décidé, mais c’est pas vrai, on l’a pas décidé [...] ».

Intriquée dans un discours qui a assimilé l’inéluctabilité de la pauvreté psycho-économique, l’optimisme fier d’une vie digne, d’entraide, heureuse parfois illumine le récit de Z. : « [...] La vie ici, bon, elle est bien. On s’entend tous bien d’ailleurs. On vit comme si on vivait dans une grande famille. [...] Pour les vacances, pour la première fois je suis partie l’année dernière. C’était vraiment bien. C’est des vacances que je me rappellerai tout le temps. C’était la première fois de ma vie que je partais en vacances. [...] Moi, je voudrais m’en sortir, ça c’est sûr. Pour mes enfants plus tard, je voudrais qu’ils aient un métier. Je veux qu’ils s’en sortent, je veux qu’ils réussissent vraiment. [...] Ouais, j’ai du courage, je pense toujours que ça s’arrangera, j’ai toujours un espoir que je m’en sortirai. Puis je lutterai pour m’en sortir de toute façon. [...] Le fait d’avoir une famille autour de soi, moi je trouve que ça aide [...] ; d’avoir ma famille près de moi, ça me soulage quand même, je me sens plus en sécurité. [...] Pour mes enfants, je m’en sortirai, je suis sûre. Pour qu’ils aient un avenir, pour qu’ils aient quelque chose. Ouais, les enfants, ils donnent beaucoup de courage [...] ».

Une source impressionnante

La singularité de cette narration, ponctuée de jugements spontanés autant qu’implacables sur l’inaction des pouvoirs publics (« [...] Bon, ils parlent des nouveaux pauvres. Enfin, les nouveaux, quoique nous on a toujours été pauvres, on est pas nouveaux. [...]. Les nouveaux, y en a toujours eu des pauvres, je sais pas pourquoi maintenant ils sont nouveaux ! [...] »), est précieuse. Elle humanise un discours sinon englobant, fatalement niveleur, convoquant les clichés et reposant sur les plus petits dénominateurs communs supposés désigner le communautarisme d’un ghetto. C’est pourquoi, identifiée comme unique, vecteur d’une vie qui accepte de se raconter devant une caméra amie pour servir une cause générale et se fondre au sein des traces laissées pour les sciences sociales, cette source impressionne : elle appartient aux nouveaux objets que les historiens d’une nouvelle histoire saisissent pour aborder de nouveaux champs. La militance du père Joseph17 inspire les résultats concrets, tangibles d’une action qui chaque jour se poursuit. Elle attend la copénétration des interprétations historiennes au profit d’enrichissements intellectuels appelés aux développements les plus radicaux.

1 Cf. Jean Tonglet, « Les pauvres ont-ils une histoire », Revue Quart Monde, n°169, mars 1999.

2 Cf. Jean Tonglet, « ATD Quart Monde : exclusion, mémoire et histoire orale », dans Agnès Callu et Hervé Lemoine, séminaire de Sciences-po sur « Le

3 Cf. Michel Mollat, Les Pauvres au Moyen-Âge, Complexe, 1984

4 Cf. Arlette Farge, Sans visages : l’impossible regard sur le pauvre, Bayard, 2004.

5 Cf. Bronislaw Geremek, Les Marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, Flammarion, 1976. Les fils de Caïn : l’image des pauvres et des vagabonds

6 Cf. Démocratie et pauvreté. Du quatrième ordre au Quart Monde, Albin Michel, 1991.

7 Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, 1975.

8 Cf. Pierre Bourdieu, La misère du monde, Le Seuil, 1993.

9 Cf. Serge Paugam : L'exclusion, l'état des savoirs, La Découverte, 1996. L'Europe face à la pauvreté : lesexpériences nationales de revenu minimum

10 L’intérêt d’un « croisement des savoirs » avec le monde universitaire est admis comme projectif, cf. Le croisement des savoirs. Quand le Quart

11 Cf. Bruno Mattéï, « Connaître la pauvreté : de quels savoirs parlons-nous ? », Revue Quart Monde, n°188, nov. 2003.

12 Cf. Patrick Brun, « Le récit de vie dans les sciences sociales », dans Revue Quart Monde, n°188, nov. 2003.

13 Cf. Joseph Wresinski, « L’écriture, un enjeu politique », Revue Quart Monde, n°188, nov. 2003.

14 Cf. « L’argent, en avoir ou pas ? », 9e Rendez-vous de l’Histoire, Blois, 12-15 octobre 2006.

15 Cf. Les Pauvres sont l’Église : entretiens entre le Père Joseph Wresinski et Gilles Anouil, Le Centurion, 1983.

16 Cf. Les travailleurs sous-prolétaires face aux mutations de l’emploi, Paris, Éd. Quart Monde, 1985.

17 Cf. Père Joseph Wresinski, Écrits et paroles. Aux volontaires. I, 1960-1967. Aux volontaires. II, mars-mai 1967, Éd. Quart Monde, 1992, 1994. Une

1 Cf. Jean Tonglet, « Les pauvres ont-ils une histoire », Revue Quart Monde, n°169, mars 1999.

2 Cf. Jean Tonglet, « ATD Quart Monde : exclusion, mémoire et histoire orale », dans Agnès Callu et Hervé Lemoine, séminaire de Sciences-po sur « Le patrimoine sonore et audiovisuel français : une source critique pour l’histoire du temps présent », IEP, mars 2004.

3 Cf. Michel Mollat, Les Pauvres au Moyen-Âge, Complexe, 1984

4 Cf. Arlette Farge, Sans visages : l’impossible regard sur le pauvre, Bayard, 2004.

5 Cf. Bronislaw Geremek, Les Marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, Flammarion, 1976. Les fils de Caïn : l’image des pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne du XVe au XVIIe siècle, Flammarion, 1991

6 Cf. Démocratie et pauvreté. Du quatrième ordre au Quart Monde, Albin Michel, 1991.

7 Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, 1975.

8 Cf. Pierre Bourdieu, La misère du monde, Le Seuil, 1993.

9 Cf. Serge Paugam : L'exclusion, l'état des savoirs, La Découverte, 1996. L'Europe face à la pauvreté : les expériences nationales de revenu minimum, La Documentation française, 1999. La disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté, PUF, 2002. Les formes élémentaires de la pauvreté, PUF, 2005.

10 L’intérêt d’un « croisement des savoirs » avec le monde universitaire est admis comme projectif, cf. Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble, Éd. de l’Atelier / Éd. Quart Monde, 1999.

11 Cf. Bruno Mattéï, « Connaître la pauvreté : de quels savoirs parlons-nous ? », Revue Quart Monde, n°188, nov. 2003.

12 Cf. Patrick Brun, « Le récit de vie dans les sciences sociales », dans Revue Quart Monde, n°188, nov. 2003.

13 Cf. Joseph Wresinski, « L’écriture, un enjeu politique », Revue Quart Monde, n°188, nov. 2003.

14 Cf. « L’argent, en avoir ou pas ? », 9e Rendez-vous de l’Histoire, Blois, 12-15 octobre 2006.

15 Cf. Les Pauvres sont l’Église : entretiens entre le Père Joseph Wresinski et Gilles Anouil, Le Centurion, 1983.

16 Cf. Les travailleurs sous-prolétaires face aux mutations de l’emploi, Paris, Éd. Quart Monde, 1985.

17 Cf. Père Joseph Wresinski, Écrits et paroles. Aux volontaires. I, 1960-1967. Aux volontaires. II, mars-mai 1967, Éd. Quart Monde, 1992, 1994. Une lumière contre l’intolérable, Éd. de l’Atelier, 1994. Culture et grande pauvreté, Éd. Quart Monde, 2004

Agnès Callu

Historienne, Agnès Callu est chercheur associé à l’IHTP-IMEC, chargé de cours à l’Université Paris IV et à l’Ecole nationale des Chartes.

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