Bilan de la première étape

Louis Gallois

p. 12-15

References

Bibliographical reference

Louis Gallois, « Bilan de la première étape », Revue Quart Monde, 261 | 2022/1, 12-15.

Electronic reference

Louis Gallois, « Bilan de la première étape », Revue Quart Monde [Online], 261 | 2022/1, Online since 01 September 2022, connection on 10 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10568

Au moment où la deuxième étape de l’expérimentation TZCLD a été décidée par le Parlement et vient d’être lancée, l’auteur dresse un bilan de la première étape, important pour aborder dans les meilleures conditions cette nouvelle phase qui devra jeter les bases d’un véritable droit à l’emploi.

L’expérimentation Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée a cinq ans. Elle est fondée sur deux innovations assez radicales : en premier lieu, elle vise l’exhaustivité sur les territoires où elle se développe ; ce qui signifie que les collectivités qui s’engagent se fixent pour objectif d’organiser, avec les Entreprises à but d’emplois (EBE) du territoire, le recrutement en CDI de TOUTES les personnes privées durablement (depuis plus d’un an) d’emploi (PPDE) volontaires. Il s’agit de réaliser concrètement le droit à l’emploi pour tous inscrit dans le préambule de notre Constitution et non respecté. Deuxième innovation : l’initiative de mettre en œuvre l’expérimentation ne vient pas « d’en haut » ; elle appartient aux élus locaux, aux associations, aux entreprises, aux syndicats, aux citoyens qui s’engagent collectivement et décident de présenter la candidature de leur territoire. C’est eux qui vont piloter l’expérimentation en créant pour cela un Comité local pour l’Emploi (CLE) sous la présidence d’un élu local.

Quel est le bilan de ce que nous appelons la première étape qui concerne 10 territoires ? Bilan important, puisque la deuxième étape a été décidée par le Parlement et vient d’être lancée : elle concernera au moins 60 territoires, incluant les 10 premiers qui, bien sûr, continuent.

Un premier constat s’impose, plus de 1100 personnes sont sorties de la privation durable d’emploi grâce aux EBE. À ces plus de 1100 personnes, il faut ajouter toutes celles et ceux qui, remobilisés et soutenus, ont retrouvé un emploi avant même d’être embauchés par l’EBE. Ces personnes ont retrouvé un emploi alors que souvent, elles n’y croyaient plus après des années de galère au chômage ou dans des petits boulots précaires. Elles ont retrouvé aussi, au-delà même de l’emploi et du salaire, qui sont bien sûr essentiels, la confiance, la capacité à faire des projets, une vie familiale transformée, l’estime de soi et des autres.

L’expérimentation a concrètement validé les trois convictions que portaient ses initiateurs et ATD Quart Monde qui a permis qu’elle prenne forme.

Trois convictions initiales validées

Première conviction : personne n’est inemployable. Dès lors que l’on ne se focalise pas sur les difficultés des personnes mais au contraire qu’on se concentre sur leurs compétences, leur envie de travailler et qu’on recherche avec elles les activités qui correspondent au mieux à leurs capacités et si possible à leurs souhaits, alors des solutions apparaissent. Par exemple, les personnes handicapées représentent 20, 25, parfois 30 % des salariés des EBE ; elles y trouvent leur place. L’expérimentation est une « machine anti-discrimination ». Elle vise l’inclusion par l’emploi et le travail. Sur certains territoires, la liste des volontaires pour travailler est devenue très courte, même s’il faut être attentif à ne pas laisser de côté les « invisibles » qui n’osent pas présenter leur candidature ou tout simplement n’ont pas entendu parler de l’expérimentation.

Deuxième conviction : ce n’est pas le travail qui manque, sans faire concurrence ni aux emplois privés ni aux emplois publics (il ne faut pas créer des emplois en en détruisant ailleurs). Les activités des EBE sont d’une très grande diversité ; elles peuvent être réparties en trois groupes à peu près égaux : la transition écologique (maraîchage bio, ressourceries, réemploi de tissus ou de matériaux, écomobilité…), la cohésion sociale (services aux personnes fragiles, médiation, animation de quartiers, alimentation solidaire, conciergeries pour les personnes isolées…), enfin, l’aide aux entreprises pour des travaux pour lesquels elles ne trouvent pas de candidats parce qu’ils ne sont pas assez rentables. Cette diversité est une richesse ; elle permet aux salariés de trouver les activités qui leur conviennent le mieux ; elle évite les périodes de creux, mais ce qui est décisif, c’est que ces activités sont utiles localement. Elles sont rémunérées et génèrent un chiffre d’affaires qui participe, bien sûr, à l’équilibre économique de l’EBE. Les salariés y sont très attachés car ils y voient une reconnaissance de l’utilité de leur travail.

Troisième conviction : ce n’est pas l’argent qui manque. Les calculs faits par ATD Quart Monde avant le lancement de l’expérimentation comme ceux réalisés par le Fonds d’Expérimentation vont dans le même sens : si on additionne les économies réalisées sur les prestations sociales qui ne sont plus versées du fait de l’accès à l’emploi, les recettes fiscales (TVA…) engendrées par le versement d’un salaire au SMIC à des personnes qui peuvent à nouveau consommer et les effets résultant du retour à l’emploi sur la santé des personnes, l’éducation des enfants, le dynamisme du territoire, ou la diminution du risque de récidive pour les personnes sorties de prison, on constate que tout cela compense le coût des subventions versées par l’État et les Départements pour financer les salaires. L’Association TZCLD qui réunit les associations fondatrices de l’expérimentation, parmi lesquelles ATD Quart Monde, et assure le suivi de l’expérimentation, engage avec des chercheurs un travail de mesure des effets induits par la création des EBE et l’embauche des salariés. Cela devrait, on peut l’espérer, clore le débat créé par ceux qui contestent sur la base d’estimations partielles et tronquées, les calculs effectués.

Les obstacles à surmonter

Tout cela ne s’est pas construit sans difficultés, sans obstacles. Il a fallu au départ tout créer : rassembler les Comités locaux pour l’Emploi, prendre contact avec les personnes privées d’emploi, bâtir de véritables entreprises – les EBE – pour les accueillir, constituer des équipes dirigeantes, trouver des locaux, développer les premières activités, s’assurer de l’équilibre économique.

Plusieurs EBE ont démarré avec des locaux trop exigus ou inadaptés à une activité professionnelle ; certains CLE, passé l’enthousiasme du début, se sont un peu essoufflés. Les besoins de formation ont été au départ sous-estimés, comme le besoin d’accompagnement social de certains salariés. Le management des EBE s’est révélé, au même titre que les autres entreprises qui œuvrent pour le droit à l’emploi, spécifique et complexe notamment dans sa dimension Ressources humaines. L’enjeu est de concilier le développement d’une véritable entreprise avec des clients, la nécessité d’investir et de « sortir » un chiffre d’affaires et le fait que l’EBE ne choisit pas ses salariés, ne doit pas faire concurrence et pratique un management participatif. En outre, les besoins de financement se sont révélés plus élevés que les montants obtenus pour démarrer l’expérimentation, au moins dans la phase de démarrage et il a fallu négocier avec l’État des moyens accrus.

Surmonter ces difficultés, affronter ces défis et développer l’expérimentation a été la tâche quotidienne de ces cinq premières années. Le contact avec les personnes privées durablement d’emploi s’est approfondi et s’est enrichi débouchant sur un premier soutien aux personnes volontaires à l’embauche (formation, aide à la recherche d’emploi, immersion…). La question des locaux a été traitée même si elle n’est pas complètement résolue. Les CLE s’équipent progressivement d’équipes projet qui assurent leurs missions opérationnelles ; il reste néanmoins à assurer leur financement dans la durée. L’effort de formation démarré lentement a trouvé son rythme et dépasse sensiblement celui des entreprises privées. Des partenariats très diversifiés ont été établis avec des structures d’insertion ou des entreprises de l’économie sociale et solidaire.

Un référentiel de management des EBE, fruit de l’expérience des dix premiers territoires a été rédigé ; la fonction RH (Ressources Humaines) est désormais clairement identifiée comme essentielle notamment en raison des problématiques spécifiques des salariés ; les EBE se dotent progressivement de responsables qui peuvent s’y consacrer à plein temps. Ce référentiel managérial sera très utile pour la deuxième étape, et l’Association TZCLD qui accompagne les candidats à l’expérimentation utilise cette ressource pour la formation des futurs dirigeants des EBE. Les CLE et les EBE ont organisé, le plus souvent avec des appuis externes, l’accompagnement social des salariés lorsque ceux-ci rencontrent des difficultés particulières, souvent conséquences de la longue privation d’emploi qu’ils ont subie. Les équipes des EBE apprennent à faire avancer ensemble un management participatif et le dialogue social mis en œuvre comme dans toutes les entreprises avec les délégués du personnel et les conseils économiques et sociaux.

Une deuxième étape, vers le droit à l’emploi

Ce qui est particulièrement encourageant pour la deuxième étape, c’est que les territoires ont surmonté les difficultés du démarrage en travaillant ensemble. Collectivement, ils ont appris, modifié leurs premières orientations lorsque c’était nécessaire, inventé des solutions nouvelles, échangé les bonnes pratiques.

Les résultats sont là : les embauches ont repris activement après la crise de la Covid qui les avait, bien sûr, ralenties. Malgré la crise également, le chiffre d’affaires des EBE progresse sensiblement. En 2020, pendant la crise, plusieurs collectivités locales ont fait appel aux EBE pour assurer des services aux personnes en difficultés, mettant ainsi en valeur l’utilité de l’expérimentation pour les populations locales. Plus largement, l’impact de la mise en place de l’expérimentation sur le dynamisme territorial est de plus en plus visible surtout en milieu rural et dans les villes moyennes. Les prochains travaux de TZCLD sur les effets induits de l’expérimentation pour les personnes et les territoires doivent continuer à nous éclairer.

Cette capacité à apprendre, à jouer collectif, à progresser permettra d’aborder dans les meilleures conditions la deuxième étape. Il faudra maintenir cette capacité à avancer ensemble. Bien sûr, on ne travaille pas à 60 territoires comme à 10. C’est pour le Fonds d’expérimentation qui organise ce travail collectif un vrai défi. Là aussi, il va falloir apprendre et innover avec les territoires. Mais l’acquis de la première étape va permettre de partir « lancé », avec une maturité, une somme d’expériences incomparables et d’aller plus vite et plus loin vers l’objectif d’exhaustivité.

L’enjeu de la deuxième étape est clair : à son terme, en 2026, il ne devra plus s’agir d’une expérimentation ; nous visons l’extension à tous les territoires volontaires et engagés pour cela de la possibilité de mettre en place concrètement, avec tous ceux qui travaillent depuis si longtemps dans le même sens, le droit à l’Emploi. Il s’agira d’une révolution sociale de grande ampleur. Nous aurons la responsabilité collective au cours de la deuxième étape d’en jeter les bases.

Louis Gallois

Louis Gallois est président du Fonds Expérimentation Territoriale Contre le Chômage de Longue Durée (ETCLD).

CC BY-NC-ND