En littérature, au cinéma ou accoudé au bar, une histoire belge n’en est pas une si elle ne comporte aucune touche de surréalisme. De la même manière, un projet politique belge n’en est pas un s’il ne témoigne pas des méandres de la lasagne institutionnelle de notre plat pays, ainsi que des étranges compromis parfois trouvés entre des sensibilités politiques fort différentes. Vous voilà prévenus, tentons maintenant d’y voir clair.
Le terrain se prépare, les autorités publiques hésitent
Convaincus par l’expérience française, de nombreux acteurs de la société civile, des élus et des communes (équivalents des municipalités en France) se sont déjà mis en marche depuis plusieurs mois (voire années) en Wallonie et à Bruxelles pour préparer le terrain pour une expérimentation belge des TZCLD. Cette mobilisation s’est même accrue suite aux déclarations de politiques régionales bruxelloise et wallonne de 2019. Ce niveau de mobilisation, partout dans le pays, devrait envoyer un signal fort aux ministres concernés.
Toutefois, force est de constater que les politiques ne sont toujours pas au rendez-vous. À Bruxelles, après un long et consciencieux travail de concertation et de recherche mené par Actiris (Pôle Emploi pour la région de Bruxelles-Capitale), on attend toujours que le gouvernement donne son avis sur la question, bien qu’au moins six communes de la région aient déjà enclenché, de manière variable, un processus de mobilisation sur leur territoire.
En Wallonie, après de nombreux rebondissements, le gouvernement s’en approche en annonçant vouloir créer des « Zones Garantie d’Emploi », inspirées dans les grandes lignes des TZCLD français. L’appel à projet devrait être diffusé en février 2022, mais il n’est pas encore totalement défini. Avec au moins un bémol tout de même, il n’est actuellement pas prévu de créer des entreprises à but d’emploi, mais plutôt d’accréditer des entreprises ou dispositifs d’insertion1.
En Flandre, c’est SAAMO (la Fédération des initiatives d’action communautaire) qui souhaite relever le défi des TZCLD : un premier projet se prépare à Willebroek, une commune dans la province d’Anvers avec un taux de pauvreté élevé, suite à une longue période de déclin industriel. SAAMO a une réputation solide dans le domaine de l’économie sociale, et réussit assez bien à mobiliser des acteurs publics et privés, y compris les fonds structurels européens. D’autres équipes de SAAMO sont intéressées par le concept, notamment à Gand, Anvers et Ostende, où l’on capitalise sur l’expérience des services de proximité (Lokale Diensteneconomie), un programme d’économie sociale qui combine trois objectifs : création d’emplois pour des demandeurs d’emploi éloignés du monde du travail, revitalisation de territoires défavorisés, et fourniture de services à la communauté locale. Force est de constater que les initiatives TZCLD bottom-up de SAAMO se déploient provisoirement sans cadre institutionnel et avec un financement précaire, qui ne garantit aucune continuité. Le gouvernement flamand (de droite) vient même d’annoncer l’extinction progressive des subventions aux services de proximité, au vu des pénuries croissantes de main-d’œuvre dans la région. En même temps, il a l’intention d’imposer des services communautaires (quasiment non rémunérés avec une indemnité de 1,30 € / heure) aux chômeurs de longue durée, ce qui va tout à fait dans le sens opposé des TZCLD. Ce seront donc la mobilisation locale, le volontarisme, la créativité et la vision de SAAMO (qui met la lutte contre l’exclusion sociale au cœur de ses priorités) qui détermineront les chances de réussite des projets TZCLD en Flandre. Il serait prudent de prendre le temps de baliser le terrain et de bien vérifier si les critères-clés des TZCLD sont remplis avant d’afficher publiquement le label.
Plusieurs raisons idéologiques et institutionnelles pourraient être évoquées pour expliquer le refus des gouvernements de se lancer totalement dans ce projet, notamment la résistance du secteur de l’insertion socioprofessionnelle qui préférerait être revalorisé, mais il est évident que c’est son coût qui est le plus souvent pointé du doigt. C’est pourquoi la très récente étude de la KU Leuven présentée ci-dessous est particulièrement intéressante, car elle montre que l’investissement dans une vision plus inclusive du travail, qui part des personnes les plus privées d’accès à un emploi décent, est pourtant « économiquement saine » et « socialement rentable ».
Une analyse des coûts et bénéfices sociaux
À la demande de l’agence bruxelloise pour l’emploi Actiris, et en collaboration avec FactorX, l’HIVA (Institut de recherche sur le travail et la société) de la KU Leuven a réalisé une « étude ex-ante sur les coûts et avantages sociaux » afin de tester la faisabilité économique du concept TZCLD2.
La méthodologie d’analyse des coûts et avantages sociaux (ACAS) se distingue des bilans budgétaires classiques par sa perspective « sociétale ». En effet, il ne suffit pas de chiffrer les coûts et les avantages pour le gouvernement. Il faut également évaluer ceux pour d’autres parties prenantes telles que les entreprises sociales elles-mêmes, les employés du groupe cible, les clients et les tiers. Après tout, une initiative saine doit remplir plusieurs conditions : premièrement, un emploi durable dans un travail de qualité pour le groupe cible ; deuxièmement, la viabilité des entreprises sociales qui contribuent à la réalisation du concept ; troisièmement, la faisabilité budgétaire pour le gouvernement ; et enfin, un bénéfice net positif pour la société dans son ensemble.
En général, les entreprises sociales développent des activités dans des niches de marché qui ne sont pas attrayantes pour les entreprises commerciales : leur valeur sociale n’est pas (suffisamment) rémunérée sur le marché libre. L’exemple de l’économie circulaire en est la meilleure illustration : grâce à la réutilisation, la montagne de déchets est réduite, ce qui permet d’économiser les coûts de collecte et de traitement, de réduire les émissions de CO2 et d’offrir une consommation moins chère aux ménages à faibles revenus. Dans une analyse des coûts et avantages sociaux, ces éléments sont également comptabilisés en termes monétaires. Même si une entreprise de recyclage ne peut survivre qu’avec des subventions publiques à durée indéterminée, elle est tout à fait rentable d’un point de vue sociétal.
L’étude tient également compte des effets secondaires macro-économiques (tant négatifs que positifs), ainsi que des retours à plus long terme. Ces derniers sont beaucoup moins visibles et donc incertains, mais pas irréalistes. Dans les territoires où des centaines de familles voient leurs revenus augmenter simultanément, il y a naturellement plus de consommation ; de plus, les entreprises sociales achètent également toutes sortes de biens et services intermédiaires. Ces dépenses créent des emplois supplémentaires dans d’autres entreprises, créant ainsi un cercle vertueux (effet multiplicateur). En outre, après quelques années, nous constatons également que, si la majorité des travailleurs en EBE (entreprises à but d’emploi) n’ont pas d’alternatives dans d’autres entreprises, une partie d’entre eux peuvent aiguiser leurs compétences grâce à leur réinsertion et deviennent éventuellement employables ailleurs sans subventions. La garantie d’emploi à durée indéterminée dans les entreprises à but d’emploi (EBE) n’empêche pas certains travailleurs de faire le saut vers des emplois non-subventionnés dans d’autres secteurs. Chaque employé du groupe cible qui fait cette transition permet d’embaucher un nouveau chômeur de longue durée, sans frais supplémentaires.
Concrètement, l’étude examine une série de scénarios possibles en termes de secteurs d’activités, niveaux de salaires, et dynamiques d’emploi. Le scénario de référence (une « moyenne » de 72 scénarios possibles) est basé sur une série d’hypothèses : (a) création et financement d’entreprises à but d’emploi spécifiques (EBE) « tout compris », c.à.d. en incluant tous les coûts d’investissement, d’encadrement, d’achats intermédiaires etc. ; (b) le groupe cible comprend des demandeurs d’emploi inactifs depuis plus de deux ans, dans divers statuts de sécurité sociale (y compris non-couverture) ; (c) développement d’activités dans un mélange de secteurs non-commerciaux plus ou moins lucratifs, permettant la réalisation d’un chiffre d’affaires moyen par équivalent temps plein (ETP) de 12 500 euros par an3 ; (d) rémunération des travailleurs au-delà du salaire minimum légal ; (e) encadrement suffisant (2 cadres par 15 travailleurs) ; (f) comptabilisation de tous les avantages sociaux (réduction du poids budgétaire du non-emploi, effets sur l’environnement, les clients, les retours pour les finances publiques et l’économie dans son ensemble) ; (g) taux de transition annuel de l’emploi en EBE vers des emplois non-subventionnés de l’ordre de 3,5 % ; (h) effet multiplicateur « net » d’1,75 (c.à.d. chaque ETP subventionné en EBE contribue indirectement à la création de 0,75 ETP dans l’économie marchande).
Dans ces hypothèses, le concept TZCLD est un investissement relativement coûteux mais socialement très rentable, à condition que les secteurs d’activité et le groupe cible soient également soigneusement délimités. Dans le scénario de référence, le coût public par employé du groupe cible s’élèverait à environ 40 500 euros par an, ce qui est supérieur aux autres mesures d’emploi existantes en Belgique. Mais le coût social du chômage de longue durée s’élève déjà à 26 900 euros par personne et par an4. Par conséquent, si le retour supplémentaire pour les finances publiques dépassait 13 600 euros par emploi par an, le budget de la mesure serait déjà en équilibre. Ce seuil peut être atteint aisément. Après quelques années, le gouvernement commence déjà à récupérer plus que sa subvention. Le bilan pour la société dans son ensemble peut même être positif dès le départ. À la dixième année d’exploitation, dans un scénario moyen « prudent », l’investissement rapporte chaque année à la collectivité environ trois fois son coût.
Les résultats de l’analyse des coûts et avantages sociaux ne sont évidemment pas des lois de la nature, car beaucoup dépend de la mise en œuvre concrète du concept. Il est important que les conditions suivantes soient remplies :
Les secteurs d’activité doivent être choisis avec soin : ils doivent non seulement correspondre aux capacités et aux aspirations professionnelles des travailleurs concernés, mais aussi viser des niches de marché qui génèrent des « externalités positives » et ne font pas concurrence aux entreprises ordinaires5. Les exemples sont nombreux dans l’économie verte et circulaire, le secteur de l’alimentation durable et les services de proximité, mais aussi dans la mobilité, l’entretien et la rénovation. Une étude parallèle du CESEP6 identifie concrètement un potentiel de création à court terme de 2 400 emplois sur mesure, dans 13 secteurs d’activités à Bruxelles7.
Une bonne définition du groupe cible « le plus défavorisé » est nécessaire. Après tout, le groupe cible des chômeurs de longue durée est large et hétérogène : une partie d’entre eux peut être guidée vers un travail régulier durable grâce à des mesures (budgétairement) moins coûteuses, ou peut passer à un travail non subventionné après un séjour limité dans l’entreprise sociale. Des trajectoires adaptées à chaque chômeur de longue durée sont importantes pour obtenir le soutien politique et budgétaire nécessaire au concept TZCLD.
Une particularité du contexte belge est la régionalisation des politiques d’emploi. Curieusement, c’est le niveau de pouvoir fédéral qui profite de chaque emploi créé (par le biais des économies dans la sécurité sociale et les recettes fiscales et parafiscales) alors que les Régions portent le poids budgétaire des mesures d’emploi. Une solution logique consisterait donc à conclure un accord de cofinancement entre ces niveaux de pouvoir – prévu d’ailleurs dans l’accord gouvernemental fédéral d’octobre 2020. L’étude de l’HIVA pourrait alimenter les négociations préalables à cet accord.
Bref, le concept TZCLD est non seulement innovateur sur le plan social et éthique : il est également sain sur le plan économique, à condition que le gouvernement et les entrepreneurs sociaux le mettent en œuvre intelligemment. L’idée de commencer par des laboratoires vivants à petite échelle permet d’obtenir des résultats assez rapidement dans les endroits où le soutien local est suffisant.