Des moyens simples, pour de grandes choses

Michel Vienot and Mary Vienot

p. 11-15

References

Bibliographical reference

Michel Vienot and Mary Vienot, « Des moyens simples, pour de grandes choses », Revue Quart Monde, 262 | 2022/2, 11-15.

Electronic reference

Michel Vienot and Mary Vienot, « Des moyens simples, pour de grandes choses », Revue Quart Monde [Online], 262 | 2022/2, Online since 01 December 2022, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10666

La Compagnie le Puits, à Barraux en Isère (France), existe depuis 25 ans. Mary et Michel Vienot créent des spectacles pour tous les publics, des spectacles drôles, qui interrogent, des spectacles vivants, profondément humains, accessibles à tous, qui leur tiennent à cœur. Quel est leur fil rouge ?

Propos recueillis par Martine Hosselet-Herbignat.

RQM : Depuis quand date votre rencontre avec des personnes fragiles ?

Michel : Quand j’étais en troisième au très chic collège Saint-Jean de Passy dans le 16e à Paris, j’ai rencontré Serge qui servait à la cantine. Je suis allé lui parler, on a fait connaissance, c’était un enfant de la DDASS, nous sommes devenus proches. Nous nous voyions dans un café toutes les semaines, à l’insu de mes parents. J’étais jeune, je pensais pouvoir l’aider à passer un CAP de cuisinier. Ça n’a pas réussi mais notre amitié dure encore. Je me sens bien avec les gens plus fragiles, ils sont dans la vérité sans masque.

En 75, j’ai fait un chantier d’été avec ATD Quart Monde pendant lequel on a été copieusement engueulés par le père Joseph : « Vous resterez quinze jours, et puis vous ne ferez plus rien après… » C’était sa peur que les gens ne s’engagent pas sérieusement. Ça m’a plu. Et en 77, je suis arrivé comme volontaire permanent, pour essayer. Je dis souvent que Mary m’a tiré dans le théâtre, et je l’ai tirée à ATD Quart Monde.

Mary : À quinze ans, je travaillais en Angleterre avec des personnes handicapées mentales et quand j’étais à l’université, avec d’autres en prison. À vingt-cinq ans je suis aussi allée travailler six mois avec Emmaüs en Hollande. Quand je suis venue à Paris en 76 pour faire des études de théâtre, j’ai rencontré une volontaire d’ATD, et aussi des gens à l’Arche1. Ces deux lieux sont devenus importants par la suite. Ayant fini mes études, j’ai commencé à jouer comme clown. Mais grimper une échelle sociale dans le monde du spectacle, se faire connaître, avoir des articles de presse, flatter les gens du monde culturel, ne m’intéressait pas… J’ai rencontré Michel, puis Richard et Joëlle, comédiens québécois. Tout concordait pour créer une troupe de théâtre à l’intérieur du Mouvement. « Je vous attendais » nous a dit le père Joseph !

Un de nos premiers spectacles, c’était en 1990, Métro-mages, joué à Noël chez les familles de Noisy-le-Grand. On arrivait chez les gens, ils invitaient leurs voisins chez eux. Encore maintenant, nous nous rappelons très fort de ces rencontres. Certaines familles n’avaient personne à inviter, pas de meubles, même pas de chaises pour s’asseoir, juste la télé qui marchait dans leur appartement… 

Nous avons participé à de grands événements du Mouvement, à Genève, puis avec L’incroyable voyage du balayeur et de son œuf en 81 à Bruxelles, et le spectacle Porte-voix à partir de paroles de personnes du Quart Monde, pour mettre en valeur leur parole. Nous avons mis en théâtre La boîte à musique2, spectacle qu’on a beaucoup joué dehors, dans les cités.

À Londres, on a fait un spectacle sur la solitude, qu’on a joué dans les appartements des cités. Une fois, on a joué uniquement pour une femme et son chien, eh bien cela avait plus de sens que pour 250 personnes… Une communion s’est créée. Cette femme a dit ensuite, émerveillée : « Tu as joué mon histoire ! »

Dans le Mouvement, c’est ces rencontres qui m’intéressaient. J’ai donné ce que je savais faire, dans des lieux inédits que la culture en général ne sait pas aller chercher. Nous avions besoin des volontaires sur place pour nous ouvrir les portes, et ils avaient besoin de nous pour créer ces moments hors du commun…

RQM : Qu’est-ce qui est le plus important pour vous, et qui motive votre choix de travailler avec un public fragile ?3

Michel : Ce qui me fait vibrer, c’est quand les gens sont mis à l’honneur.

Je veux dire aux fragiles : « Tu vaux beaucoup plus que ce que tu crois ! »

Être et rester simple, ce n’est pas magique ni facile. Par exemple, quand un metteur en scène fait jouer des personnes fragiles ou handicapées, il y a toujours le risque de les instrumentaliser pour sa propre reconnaissance.

Avec notre fils Igor, ce n’était pas facile tous les jours, mais il permettait aux gens d’être eux-mêmes face à lui. J’ai aimé avec lui cette capacité à casser les codes.

Mary : Avec Michel, nous sommes complémentaires. Chacun essaie de donner ce qu’il sait faire. Ce que je sais mieux faire c’est jouer ; pour Michel, c’est la mise en scène et créer des grands évènements avec toutes sortes de gens. J’aime jouer chez les gens, dans des lieux pas habituels, là où je peux être dans la rencontre, la simplicité. Le père Joseph comprenait bien ce que j’avais à donner et cherchait à me laisser une liberté pour créer et jouer. Je crois que le spectacle en lui-même peut donner la possibilité au public de se transformer, atteindre cette catharsis qui peut retourner les gens complètement et les aider à aller mieux.

Dans mon dernier spectacle Maintenant que j’ai l’âge de ma grand-mère, je raconte ma vie. J’ose parler de la mort d’Igor. J’aborde des sujets de vie et de mort. Pour les gens, parler en face de ces choses-là, c’est très rare. Et les gens n’en sortent pas tristes, au contraire.

Pour moi faire du théâtre c’est toujours une recherche de simplicité pour arriver à dire de grandes choses.

Michel : Le jour de notre mariage, nous avons lu un texte disant que nous voulions mettre en valeur la bonté de l’autre. C’est resté notre fil rouge. On fait toujours la même chose : parler du monde du point de vue des plus petits et essayer de révéler leur force. C’est un ressort pour nous.

Je trouve insupportable le vocabulaire de l’entre-soi, des castes, qu’elles soient médicales, techniques, de l’informatique, de l’Église, des milieux sociaux, du spectacle,… C’est une protection en réalité. Les personnes qui ont la vraie intelligence du cœur trouvent les mots pour se comprendre.

Contre toute attente, quelque chose peut toujours survenir chez les gens. Contre toute attente… Attendons.

RQM : Après vos spectacles, vous organisez souvent un échange avec le public. Quels moments forts retenez‑vous ?

Michel : Dans nos spectacles, ce qui nous caractérise c’est qu’on a mélangé notre vie personnelle et l’expression de ce qu’elle nous inspire. Par rapport à Igor, on a théâtralisé nos questions. Ça ne plaît pas à tout le monde, mais c’est nous. Une femme de 35 ans avait vu le spectacle Cœur à cœur avec les personnages de Marie de Magdala et d’Igor, elle a dit : « C’est le spectacle le plus incroyable de ma vie. J’aime la littérature depuis longtemps, mais j’ai toujours eu l’impression qu’on racontait des bobards. Quand Mary joue, je vois que c’est possible d’y mettre la profondeur de la vie… »

À Créteil, une autre fois, quelqu’un nous a dit : « C’était bien, votre spectacle. Mais ce qui était surtout bien, c’est que vous n’avez pas fait les fiers. » En effet, c’est terrible d’être porteurs de culture, on peut se prendre vraiment au sérieux. Au contraire, quand on se rejoint sur le terrain de nos fragilités, ça permet la rencontre.

On nous parle souvent de notre liberté intérieure, et de notre capacité à oser dire. On est tous poussés à ça.

J’aime bien changer les choses. J’aime cette vérité des relations. Bien sûr, on ne peut pas faire n’importe quoi, il faut être respectueux du chemin des gens. Par exemple, dans un rassemblement, j’ai défié au judo une personne handicapée. Rarement les gens osent faire ça. Les parents me regardaient, d’abord interloqués, mais ensuite c’est comme si leur enfant se mettait à exister pour eux autrement.

Mary : Au cours de cette tournée Métro-mages, à Noisy-le-Grand en 1990, Jean, un volontaire de longue date, nous avait emmenés jouer chez une famille très enfermée. Nous avons proposé après le spectacle un partage de chants, d’histoires… Comme nous avions préparé beaucoup de chants et que les gens restaient silencieux, nous avons alterné silence-chants-silence-chants à un rythme assez soutenu. Après le spectacle, Jean nous a dit : « Vous avez conscience de ce que vous avez fait ce soir ?... Vous avez pris toute la place… » Ces personnes en effet avaient l’habitude du silence, et nous on avait voulu meubler. Il faut accepter le silence. C’est cela qui permet qu’elles participent ou pas.

RQM : Quels sont vos projets aujourd’hui ?

Michel : En ce moment je prépare un spectacle pour le rassemblement des 50 ans de Foi et Lumière4 à Lourdes. On a construit des bateaux en bambous. La contrainte que nous avons choisie c’est qu’un maximum de personnes handicapées joue. Ce n’est pas simple de réussir cela. L’intuition du mouvement Foi et Lumière est forte et simple : vivre des moments de rencontre entre personnes handicapées et valides. Lors d’une répétition, j’ai proposé qu’on se prenne la main, qu’on fasse une ronde. Puis je dis à une personne handicapée : « Toi, tu fais quelque chose ! » Et tout le monde a repris son geste. Elle avait l’espace pour proposer elle-même quelque chose. Et là, elle voit cinquante personnes reprendre son geste…

C’est important, car les personnes fragiles n’ont jamais droit au chapitre. Exprimer qui on est très simplement, c’est tellement important.

Depuis deux, trois ans, je suis aussi responsable de la Nuit du handicap à Paris. En 2018, devant Notre-Dame de Paris, une petite fille trisomique dit : « Je veux chanter ». Elle chante la Reine des Neiges, comme si elle était l’héroïne. Le régisseur-son trouve la musique du karaoké et soutient son chant… C’était magnifique… Elle était la star. C’est exactement ce que j’aspire à vivre avec les gens : quand on leur ouvre l’espace et qu’ils prennent leur place. Cinq cent personnes commençaient à danser derrière cette petite fille. J’ai été saisi par son aplomb et j’ai tiré vingt canons à confettis pendant son numéro. Moment de grâce inouï.

Mary : Je tourne avec mon spectacle Maintenant que j’ai l’âge de ma grand-mère. J’ai souvent porté les mots des autres : Etty Hillesum, la Bible, Shakespeare. Cette fois-ci, ce sont mes propres mots que j’offre aux spectateurs. Il s’agit d’une traversée de vie, celle de Mary, racontée par son clown, Plouk. À 70 ans, je reviens au clown, mon premier amour. Je mets le nez rouge et retrouve l’enfant qui a grandi en moi. Je vois une petite fille à la lisière de la pauvreté dans l’après-guerre. Je vois une Anglo-irlandaise à la recherche de ses racines. Arrivée en France elle va se retrouver étrangère. Devenue comédienne, elle rejette les paillettes. Un grand amour la transportera pour vivre la venue d’un enfant démuni. Et toujours avec un désir d’authenticité. Je vois des héritages d’amour, et le désir de les transmettre. L’audace nécessaire pour vivre pleinement, le chemin de fragilité et de force qui m’a amenée vers moi-même. Et la conviction que même si le monde va mal, ça ira quand même. Ce n’est pas fini…

Michel Vienot, théâtre de l’Oiseau, Noisy-le-Grand, 1984

Michel Vienot, théâtre de l’Oiseau, Noisy-le-Grand, 1984

© Photo Luc Prisset/ ATD Quart Monde

1 L’Arche, créée en France en 1964, est une association qui accueille des personnes ayant un handicap mental, dans des lieux de vie partagée.

2 La boite à musique, Jean-Michel Defromont, Éd. Quart Monde, 1996, 290 p., est un roman bâti à partir du témoignage de milliers d’enfants, qui nous

3 La Compagnie le Puits, voir http://www.compagnielepuits.com/

4 Foi et Lumière est un mouvement œcuménique international regroupant des communautés de rencontre formées de personnes ayant un handicap mental, de

1 L’Arche, créée en France en 1964, est une association qui accueille des personnes ayant un handicap mental, dans des lieux de vie partagée.

2 La boite à musique, Jean-Michel Defromont, Éd. Quart Monde, 1996, 290 p., est un roman bâti à partir du témoignage de milliers d’enfants, qui nous introduit dans l’intimité d’une famille très pauvre.

3 La Compagnie le Puits, voir http://www.compagnielepuits.com/

4 Foi et Lumière est un mouvement œcuménique international regroupant des communautés de rencontre formées de personnes ayant un handicap mental, de leurs familles et d’amis, spécialement des jeunes, qui se retrouvent régulièrement dans un esprit chrétien, pour partager leur amitié, prier ensemble, fêter et célébrer la vie.

Michel Vienot, théâtre de l’Oiseau, Noisy-le-Grand, 1984

Michel Vienot, théâtre de l’Oiseau, Noisy-le-Grand, 1984

© Photo Luc Prisset/ ATD Quart Monde

Michel Vienot

Michel Vienot s’est formé avec Monika Pagneux et Philippe Gaulier, et est co-fondateur du Théâtre de l’Oiseau – théâtre ambulant du Mouvement ATD Quart Monde des années 1980 jusque 1989 –, et de la Compagnie le Puits. Il jouait dans Le pays d’Igor et La Taverne des Géants, et a mis en scène Gertrude et le Plumeau ainsi que J’inspire Shakespeare et Le souffle d’Etty.
Tous deux sont les parents de cinq enfants, dont Igor (1986 - 2019), personne autiste, handicapée mentale, qui a inspiré plusieurs de leurs spectacles, Le pays d’Igor, Cœur à cœur, et plus récemment, Maintenant que j’ai l’âge de ma grand‑mère.

Mary Vienot

Anglaise, Mary Vienot a fait l’école de théâtre Jacques Lecoq. Elle a travaillé dans la Compagnie Clown Story, avant de co-fonder le Théâtre de l’Oiseau. Elle a fondé avec son mari la Compagnie le Puits. Elle joue et est co-auteure dans chacun des spectacles de la compagnie.
Tous deux sont les parents de cinq enfants, dont Igor (1986 - 2019), personne autiste, handicapée mentale, qui a inspiré plusieurs de leurs spectacles, Le pays d’Igor, Cœur à cœur, et plus récemment, Maintenant que j’ai l’âge de ma grand‑mère.

CC BY-NC-ND