Pour tenter de comprendre la position d'ATD Quart Monde dans ce passage vers la reconnaissance, j’ai choisi de partir d’un concept inventé par Joseph Wresinski, celui de « peuple du quart monde », d’abord pour le mettre en question, et pour l’interpréter ensuite comme censé permettre d’appréhender un tel passage, voire contribuer à le rendre possible. La notion de « peuple » est de fait si peu accessoire qu’elle est au coeur d’un des moments fondateurs du Mouvement, du moins du récit qu’en donne le père Joseph1. Il s'agit du 14 juillet 1956, le jour où il arrive au lieu-dit «Château de France», au bidonville de Noisy-le-Grand. « Ce jour-là, dira-t-il plus tard, je suis entré dans le malheur ». Mais la manière dont il poursuit son témoignage éclaire l’orientation fondamentale que prendra la pensée d’ATD Quart Monde : « J’ai été hanté par l’idée que jamais ce peuple ne sortira de sa misère, aussi longtemps qu’il ne serait pas accueilli, dans son ensemble, en tant que peuple, là où discutaient et se débattaient les autres hommes. Je me suis promis que si je restais, je ferais en sorte que ces familles puissent gravir les marches du Vatican, de l’Elysée, de l’ONU »2.
Je me situe dans le triangle de l’échange des savoirs promu par ATD Quart Monde entre les trois pôles de connaissance que sont les universitaires, les acteurs du mouvement associatif et les personnes en situation précaire3 . Mon intention est de proposer quelques éléments de problématisation, de mise en question de ce concept de « peuple du quart monde », en essayant de tester son caractère heuristique (c’est-à-dire fécond) dans la dynamique de reconnaissance et de connaissance amorcée entre ces trois pôles, mais aussi la lisibilité de ce concept, puisqu’un tel triangle doit être résolument ouvert, appelé à se prolonger dans le large public par les autres institutions sociales (politiques, économiques, religieuses, etc.)
1 - Analyse critique du concept de « peuple du quart monde »
En quel sens faut-il l’entendre ? Pour esquisser une analyse sémantique, au-delà de la définition générique du mot « peuple », on peut cibler au moins quatre acceptions spécifiques pertinentes pour notre interrogation : religieuse, juridique, historico-culturelle et politique. Sans vouloir postuler une hypothétique essence commune à ces diverses acceptions du mot, nous concentrons ici notre attention sur le fait que ces quatre espèces de conception impliquent, chacune différemment, une dynamique particulière de reconnaissance à la fois réflexive (sentiment ou conscience d’appartenir à un groupe constitutif de l’identité personnelle) et intersubjective (confirmation ou attestation de ce lien d’appartenance par des tiers).
Ainsi, dans la Bible, les Hébreux en exil ne se reconnaissent comme « peuple de Dieu » que par un pacte scellé avec Dieu sur le Sinaï et inscrit dans le Décalogue, aux termes duquel Dieu ne reconnaît son « peuple élu » que parce que celui-ci le reconnaît comme son seul Dieu. D’une manière analogue, sur le plan juridique, et plus particulièrement en droit international, on ne peut valablement invoquer le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » que pour autant que ces peuples aient été reconnus par les autres Etats, ce qui suppose que chaque peuple se soit reconnu lui-même dans son intégrité en se donnant une forme étatique. De même encore, on ne reconnaît le « génie d’un peuple » ou des « traditions populaires », que parce que ce peuple se reconnaît dans son histoire et sa culture et les fait valoir par son existence, indépendamment de sa consécration institutionnelle ou juridico-politique (c’est le cas des peuples Roms et Tziganes).
Ces trois premières acceptions semblent ne pas pouvoir être mobilisées au sens propre pour rendre compte de ce que serait un « peuple du quart monde », dans la mesure où elles postulent une reconnaissance conquise (voire préexistante), celle d’un peuple constitué. Seule la conception politique du peuple (« soulèvement d’un peuple », « révolution populaire ») semble ici pertinente, car elle désigne la reconnaissance à conquérir d’un peuple en devenir.
Pourtant, cette interprétation politique ne s’avère pas moins très problématique, voire paradoxale, dans le contexte qui nous occupe. Quelle est l’unité organique d’un peuple des exclus, du peuple de ceux qui ne sont pas du peuple, du « quart exclu » ? Quels seraient leur histoire commune et leur projet collectif ? Un tel concept ne risque-t-il pas de suggérer un déterminisme (un destin) à rester dans son peuple, alors que c’est précisément l’inverse que J. Wresinski cherche à montrer avec cette notion ? Les personnes concernées émettent-elles vraiment le désir de constituer un « peuple du quart monde », ou ne veulent-elles pas avant tout, chacune, améliorer leur situation personnelle et au mieux s’en sortir ?4
Bref, même pris dans son acception politique, le concept de « peuple du quart monde » manifeste un déficit de reconnaissance réflexive (quelle mémoire partagée ? pour quel projet collectif ?) et intersubjective (quelle reconnaissance de ce «nous» comme interlocuteur identifiable faisant face à d’autres acteurs institués ?) Comment un tel concept peut-il dès lors éviter les écueils symétriques du cynisme ou de l’angélisme, de l’ironie ou du paternalisme, du conservatisme ou de l’utopisme ? Ne doit-il pas, dès lors, être mis de côté dans les discours et les pratiques du Mouvement ATD Quart Monde, en tant que dramatiquement contrefactuel, irréel ?
2 - Hypothèse : « le peuple du quart monde » comme concept critique
L’enjeu de ce concept, s’il doit avoir du sens, ne serait pas alors de décrire une réalité empirique existante, mais bien plutôt de symboliser la dynamique d’une transformation au sein des relations asymétriques qui mettent les personnes pauvres dans un rapport de dépendance, de passivité. Cette dynamique transformatrice marquerait le passage de la réduction des pauvres à leurs catégories objectivantes à la reconnaissance de leur pouvoir de dire « nous », de résister à l’objectivation et de devenir « militants de leur propre cause ».
C’est justement le caractère très problématique et paradoxal du concept de «peuple du quart monde», comme concept-limite, concept excentrique et concept critique, qui le rendrait pertinent et heuristique pour contribuer à saisir comment la dynamique triangulaire de l’échange des savoirs peut amorcer le moment politique de la reconnaissance du « nous d’un peuple »
Où pourrait-on situer ce moment politique ? On gagne ici à se référer à la théorie de la reconnaissance proposée par A. Honneth, déclinée selon trois registres fondamentaux ou logiques différenciées :
1) la sollicitude comme reconnaissance des besoins et de la vulnérabilité (cf. les éthiques du « care », la catégorie de l’amour, la sphère de la famille) ;
2) le respect comme reconnaissance des droits égaux de la personne (cf. les morales des principes, la sphère du droit);
3) l’estime de soi comme reconnaissance des capacités d’expression et d’action (cf. les valeurs de la créativité sociale)5.
Ces logiques de la reconnaissance procèdent de principes différenciés, autonomes et relativement divergents, mais elles sont appelées à se compléter comme autant de registres sur lesquels peuvent jouer les acteurs sociaux dans leurs relations avec les personnes qui demandent reconnaissance. C’est alors en fonction de la situation des personnes concernées et de ce que révèle leur type de réactions dans les interactions, que ces registres s’avèrent, chacun, plus ou moins pertinents et adaptés.
Eu égard à cette typologie, la reconnaissance politique du « peuple du quart monde » semble ne pouvoir pleinement s’établir qu’au troisième niveau, celui de la reconnaissance des capacités d’action et d’expression de soi. Les deux premiers registres en constituent certes les prémisses, mais laissés à eux-mêmes, ils risquent d’interpréter l’idée de « peuple du quart monde » de manière paternaliste (sollicitude) ou formelle et illusoire (respect).
Mais alors, comment peut s’affirmer ce « peuple du quart monde » ? Par quels modes d’activation de ses capacités d’expression et d’action au nom du projet collectif d’un « nous » ? La piste privilégiée par le Mouvement ATD Quart Monde réside dans la dynamique triangulaire d’échange des savoirs et des connaissances. En s’emparant du pouvoir de parler en son nom propre, le « peuple du quart monde» naît de l’inversion du point de référence dans la définition du « eux » par le « nous ». Ce faisant il déstabilise le schéma fonctionnaliste classique de division du travail intellectuel qui met la recherche de type universitaire au sommet de la production du savoir, auquel se subordonnent de manière irréversible les travailleurs sociaux qui « traduisent » ce savoir pour l’adapter aux besoins de la pratique concrète, et enfin les pauvres se situant au bout de la chaîne comme les destinataires purement passifs d’un output réduit au maximum. Il ne s’agit pas de contester a priori la valeur du savoir universitaire, mais de faire valoir un autre sommet du triangle, à rebours de cette logique institutionnalisée.
C’est dans ce point de vue « excentrique » du « peuple du quart monde » sur le social que réside sa capacité de déstabilisation, en ceci que le caractère problématique de cette identité se répercute au centre, en problématisant la logique de reconnaissance des peuples constitués, présumée aller de soi, en manifestant les failles de la représentativité, aussi bien politique que cognitive. Car pourquoi faudrait-il que ce peuple monte lui-même les marches de l’Elysée et de l’Onu s’il n’était exclu des institutions et procédures de représentation politique (l’affirmation quasi tautologique : « Wir sind das Volk » signifie justement que la fiction de la représentation a manifestement échoué et est devenue inacceptable). Ainsi, le concept-limite du « peuple du quart monde » peut apparaître comme le symbole d’un peuple de contrepoint, par une espèce d’analogie avec les contre-pouvoirs nécessaires à l’exercice démocratique des autorités dans un Etat de droit (l’analogie consisterait en ceci : comme le pouvoir se réfléchit par ses limites, le peuple se réfléchit par ses marges). En faisant entendre son contrepoint dans toutes ses dissonances, un tel peuple oblige à réinterroger l’harmonie sociale qui donnait jusqu’alors la tonalité de l’intégration sociale. Bref, le « peuple du quart monde », par son caractère problématique même, exige de repenser, à rebours de l’évidence commune du peuple constitué et majoritaire, la question que Rousseau met au fondement de toute réflexion de la société sur elle-même : comment penser «l’acte par lequel un peuple est un peuple»6.
Il ne pourrait s’agir ici d’anticiper, par réflexion philosophique, ce que pourra nous apprendre ce « peuple du quart monde » (à la fois sur son expérience propre, sur sa pensée et sur sa vision de la société), sauf à risquer à nouveau de parler à sa place. Cet apprentissage réciproque ne peut se faire qu’à l’épreuve des interactions réelles avec les personnes concernées. La présente contribution se limite à cet égard à esquisser les conditions de disponibilité, de réceptivité active du pôle universitaire du savoir au potentiel de déstabilisation d’un « peuple du quart monde», par la conviction, au-delà de la vertu et des bons sentiments, que ce peuple précaire, pourvu qu’on lui reconnaisse la capacité de parler en son nom, est porteur d’un intérêt inédit d’apprentissage, d’élargissement de l’intelligence sociale. Plus généralement, le citoyen, qui a pris l’habitude de concevoir sa position à partir du centre comme référence de l’intégration sociale, peut, s’il se laisse déstabiliser, commencer à entendre les dissonances du peuple du quart monde non plus comme le retour du refoulé de la mauvaise conscience sociale, mais comme l’ouverture à une nouvelle conscience, partant du point de vue des marges et de l’exclusion, comme du point de départ extrême du désir d’affirmation et d’émancipation qui définit l’humanité. Les concepts fondamentaux de liberté, de justice, de vivre ensemble, de bonheur ne peuvent alors qu’être radicalement transformés par la pensée inouïe ou jusqu’alors inaudible, de ceux qui éprouvent au plus concret l’idée de «conditions d’existence» et qui renvoient le philosophe au sens littéral de l’« aporie » (soit, le manque de ressources, l’étonnement qui inaugure le questionnement philosophique)
3 - Une issue : Le « nous d’un peuple » ou l’utopie comme test de vérité
Mais comment ne pas tomber complaisamment dans le lyrisme – le piège inverse du pathos de l’homme souffrant – d’une fausse conscience qui loue l’héroïsme au quotidien de l’homme de la rue affrontant, tel l’explorateur des pôles, des situations extrêmes de vie où l’homme pourtant résiste contre toute attente. Certes, un tel hommage rendu ne serait pas exagéré, mais il risque de nous faire oublier le caractère contrefactuel, irréalisé du concept de peuple du quart monde, la difficulté de ce « nous » à se faire entendre, son manque radical de reconnaissance. Etre le héros d’une histoire ne remplacera jamais le pouvoir d’être l’auteur de son propre récit !
C’est ici que l’idée de «peuple du quart monde», assumée d’abord comme contrefactuelle et s’étant attestée ensuite comme concept-limite et concept critique d’un contre-peuple, peut enfin révéler sa portée de concept utopique. Insistons-y : il faut entendre ici le mot d’utopie non pas comme un doux rêve, naïf et illusoire, mais en prenant au sérieux son sens étymologique (du grec topos: ce qui n’a pas de lieu, ce qui n’a pas encore eu lieu) et en soulignant la dimension pratique du terme, en ce qu’il excite notre imagination sociologique et nous oblige à nous déplacer vers un lieu qui n’existe pas, non pas pour y demeurer mais pour le traverser, comme un peuple de passage. Le concept utopique de « peuple du quart monde », s’il a du sens, joue alors comme un test de vérité. Qui ai-je face à moi ? Un peuple qui parle en son nom, qui dit « nous », qui répond lui-même et répond de lui-même ? Ou un groupe sociologique d’individus dont on parle comme d’un objet passif, et dont on s’occupe ?
Or, cette dernière réserve hypothétique ou sceptique – « s’il a du sens » – reste théoriquement indécidable : elle ne peut être résolue que pratiquement, dans l’interaction concrète, l’épreuve de la déstabilisation et la reconnaissance en acte.