La rentrée scolaire fut un peu mouvementée pour ma petite fille Manon, 13 ans. Elle changeait d’établissement, passant du collège à l’IME1, plus adapté à ses capacités. Chaque matin, un service de taxi fait le ramassage des élèves dans plusieurs quartiers. Les tournées sont longues car il faut récupérer six ou sept enfants, et Manon est en début de tournée le matin, la dernière à débarquer le soir. Elle a donc le temps de bavarder avec le chauffeur, un retraité qui arrondit ses fins de mois par ce travail complémentaire.
Chaleureux, bienveillant avec les enfants, il campe néanmoins sur des positions bien arrêtées et distille largement ses réflexions sur le monde et la vie, pendant les trajets.
Plusieurs soirs de suite, Manon exprime sa perplexité.
— On passe tous les jours à côté d’un groupe de SDF qui dorment sur le trottoir. Le chauffeur, il dit que c’est tous des alcooliques et des drogués…
Or, nous venons d’apprendre le décès d’un militant Quart Monde de longue date, Laurent, à Toulon. Manon le connait bien, par les rencontres et les fêtes organisées par l’équipe régionale de Marseille. Elle a été témoin de ses prises de parole, de ses blagues, de ses colères parfois, de son engagement sans faille aussi, et a spontanément fait une peinture le représentant quand elle a appris son décès. Elle sait qu’au cours de sa vie, Laurent a vécu à la rue pendant un temps.
Elle ne se rappelle de lui ni comme un alcoolique ni comme un drogué, simplement comme l’ami Laurent.
Je tente une réponse :
— Ce que dit le chauffeur de taxi, c’est ce que pensent beaucoup de gens. C’est plus facile de croire cela parce qu’on évite alors de chercher à mieux connaître les personnes qui vivent à la rue. Certains peuvent boire et se droguer par désespoir, mais quand on les connait mieux, on découvre des personnes comme toi et moi, comme Laurent, qui essaient de s’en sortir pour vivre dignement.
Un soir, Manon revient à la charge :
— J’ai dit au chauffeur que ce qu’il dit, ce n’est pas vrai, et je lui ai parlé de Laurent. Il m’a répondu : ah oui, peut-être qu’ils ne sont pas tous mauvais, mais beaucoup le sont quand même…
… Le chauffeur sera-t-il ébranlé par l’expérience et les paroles d’une adolescente un peu fragile ?... Pas sûr, ou du moins pas tout de suite, mais il est certain que Manon ne lâchera pas le sujet de si tôt car elle sent bien la contradiction entre les faits qu’elle a vécus avec Laurent et les jugements à l’emporte-pièce du chauffeur.
Je la soutiendrai dans sa résistance et sa réflexion… Affaire à suivre !