Sacré Joseph ! Irrécupérable !

Benoît Charlemagne

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Benoît Charlemagne, « Sacré Joseph ! Irrécupérable ! », Revue Quart Monde [En ligne], 204 | 2007/4, mis en ligne le 05 mai 2008, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1096

L’auteur évoque la figure de Joseph Wresinski, dont il fut le compagnon pendant plus de six ans : un homme qui « a compris que le sort de la planète est suspendu au regard amoureux que chacun des êtres humains porte chaque jour sur le voisin le plus déshérité ! »

Index de mots-clés

Joseph Wresinski

Le jour où, devant la dalle du Trocadéro à Paris, en présence de Sa Sainteté Jean-Paul II, la béatification du père Joseph a été évoquée, j’ai entendu l’éclat de rire spontané des anges accoudés au balcon du paradis. De cette vue imprenable, leur regard s’était instinctivement porté de l’autre côté de la Seine, à quelques battements d’ailes, vers le « Bon Marché », là où repose l’infatigable amoureux des orphelins, des miséreux, des filles-mères, des bagnards : saint Vincent de Paul.

Ses fidèles dévots peuvent, tout à loisir, se recueillir rue de Sèvres devant ses restes mortels en grimpant au-dessus du maître-autel de la chapelle des Lazaristes. Son squelette est enseveli dans la cire, revêtu de dorures, de soie, de dentelles, de rubans. Yeux fardés de bleu, joues pomponnées de rose, lèvres vermeilles, l’humble paysan landais est, pour l’éternité, transfiguré en petit marquis, courtisan du Roi Soleil.

« Bienheureux Joseph » ? «  Saint Wresinski » ?

Joseph ! Tu mérites beaucoup mieux. Aujourd’hui, ton sang bat dans les veines, dans le cœur de milliards d’exclus dans lesquels tu t’es toujours reconnu.

J’ai appartenu à ATD Quart Monde de novembre 1966 à février 1973. Et après trente-quatre ans d’errances à travers le monde, j’ai passé récemment trente-six heures au cœur de ce Mouvement, lors de l’inauguration du Centre international Joseph Wresinski. J’ai été accueilli par les premiers volontaires toujours sur la brèche, tel le frère prodigue. Alors, j’ai compris à quel point l’esprit du père Joseph ne m’avait jamais quitté, lui qui, quelques mois avant sa mort, de passage au Guatemala, avait demandé à me voir.

Rencontre au Guatemala

En cet après-midi du jeudi 22 octobre 1987, tandis que je lui parlais du génocide épouvantable qui avait décimé le peuple maya, il était là, la tête dans les mains, en larmes, sans cesse répétant : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! Les hommes ne sont pas si méchants ! »

J’étais stupéfait. Pour aborder les personnes frappées par le malheur, vivre au milieu des pauvres, les aider à se relever, il faut être fort, savoir prendre du recul, posséder une certaine dose d’objectivité, peut-être un peu d’indifférence, voire un brin de cynisme. Sinon, comment résister à toutes les pressions que ceux-ci exercent sur vous : apitoiements, mensonges, chantages, menaces, refus de coopérer... ? Lui, il allait bientôt disparaître au terme d’une vie où la misère, la souffrance, le malheur lui avaient collé à la peau quoi qu’il eut voulu faire pour s’en débarrasser et... j’étais en présence d’un petit garçon.

J’étais en présence du petit garçon dans lequel il s’était toujours intimement considéré. Humilié, battu, moqué, rejeté, incompris, mal aimé, rempli d’interrogations. Pourquoi son père avait-t-il abandonné sa famille ? Pourquoi des bonnes dames charitables voulaient-elles l’arracher à sa mère pour l’emprisonner dans un orphelinat ? Pourquoi avaient-elles exigé qu’elle se sépare du vieux piano, orgueil du taudis ? Sa famille n’avait-elle pas droit à un peu de rêve, à un peu de beauté, comme les riches ?

Devant cet homme en larmes, j’étais en présence du pauvre qui, jamais, ne put extirper du fond de son âme l’humiliation de ses origines. Il portait en lui une blessure inguérissable. Toute sa vie avait été celle d’un homme blessé. Il ne pouvait pas entendre parler d’un malheur, croiser le regard d’un alcoolique ou d’un mendiant dépenaillé, rencontrer une femme enceinte traînant sa ribambelle morveuse, regarder une équipe d’ouvriers agricoles courbés dans la boue d’un champ de betteraves, sans se voir et se savoir lui-même, en miroir, tel qu’il était depuis son enfance : un homme en trop, sous-produit de l’humanité.

Dans le même temps, sa sensibilité écorchée, perpétuellement aiguisée par sa propre pauvreté, lui faisait percevoir la bêtise humaine avec une acuité extrême. Et pour survivre, pour ne pas succomber au désespoir, à la violence, à la révolte, il avait développé une intelligence oublieuse des mesquineries, sans rancœur ni amertume. Il avait gardé l’âme du bambin qui s’effondre dans les larmes, mais aussi cette jubilation espiègle qui explosait parfois de façon inattendue. Souvent, cette jubilation fugace (je l’ai constaté chez les clochards, chez les plus miséreux soudain mis en confiance) est la soupape instinctive qui libère, un instant, du poids sempiternel qui ronge toute énergie. Avant tout, Joseph surmontait ses découragements, ses doutes, ses angoisses grâce à une foi inébranlable. Celle en la bonté inexplicable des hommes. « Non ! Les hommes ne sont pas si méchants. » Comme disait, en écho, plus crûment, madame Lavergne, figure typée d'une cité d'urgence : « Les hommes sont bons car ils sont cons. »

J’avais vécu sous l’influence de cet homme durant plus de six ans. Nous avions souvent longuement échangé, parfois de façon intime. Souvent, nous avions voyagé ensemble. J’avais reçu ma dose d’engueulades. J’avais pris d’abondantes notes au cours des réunions, pendant ses conférences. Et en cet après-midi guatémaltèque, je découvrais une facette essentielle de sa personnalité qui m’avait presque totalement échappé : un homme pétri d’humilité.

A cette époque, isolé au milieu d’indigènes mayas traumatisés, victimes méchamment torturées par la barbarie humaine, je ne me souviens pas avoir compris la portée de l’événement exceptionnel que venait de vivre le Mouvement ATD Quart Monde. Aujourd’hui seulement, cherchant dans mes agendas la date précise de notre rencontre, je découvre, ébahi, qu’elle a eu lieu cinq jours seulement après le rendez-vous historique, sur le parvis du Trocadéro. Evénement unique dans l’histoire du monde. Gandhi, Luther King, Jean-Paul II, l’Abbé Pierre n’ont pas réussi une telle prouesse.

Serment au Trocadéro

Le samedi 17 octobre 1987, invitées par le père Wresinski, les plus hautes autorités nationales et internationales ont prononcé un serment solennel. Serment gravé dans une dalle de marbre scellée en plein cœur du Trocadéro. En présence de ministres, de députés, de fonctionnaires, de représentants de l’Europe et d’instances internationales (ONU, UNESCO...), au milieu de cent mille personnes, témoins et partie prenante de cette démarche (des gens simples pour la plupart et des miséreux, dont certains étaient venus des quatre coins du monde), un pacte d’alliance a été conclu avec les chômeurs, les illettrés, les indigents, les sans-abri, tous les gueux dispersés sur la planète. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les « Intouchables » réunissaient et accueillaient les Grands du monde qui les avaient oubliés. Etonnés, ceux-ci découvraient en eux un peuple méconnu, un peuple debout, quatrième pièce essentielle des rouages dans la société des nations. Le père Joseph l’avait révélé : le Quart Monde.

Reconnaissant d’abord officiellement que la Charte des droits de l’homme, inscrite près de là sur le parvis du Trocadéro, est incomplète puisque les droits fondamentaux d’une part importante de l’humanité sont constamment bafoués à travers tous les continents, les dirigeants mondiaux ont conclu qu’une correction indispensable s’imposait : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. »

Puis, avec les participants, ces éminents personnages ont compromis leur crédibilité en prononçant un vœu inouï aux conséquences imprévisibles pour les siècles à venir : ils se sont personnellement engagés à s’unir pour éradiquer la misère de la surface de la Terre : « S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »

Sans nul doute, de telles personnalités au planning démentiel n’avaient pas, pour quelques heures, abandonné leurs palais et leurs bureaux de l’Elysée, de Genève, de New York, de l’ONU, de l’Unesco, leurs ambassades ou demeures épiscopales pour les beaux yeux de celui qui, par dérision, avait été parfois surnommé « le curé de la racaille ». Plus que quiconque, ils sont au fait des problèmes angoissants, insolubles, qui accablent la planète.

Ils ont accepté de répondre à l’invitation du père Wresinski. Signe tangible qu’au plus intime de leur âme, ils ont conscience que « là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. »  Avec sincérité, face à la misère monstrueuse qui déshumanise des milliards d’êtres humains, ils portent en eux le désir de sortir de ce cercle rongé par les vices. Hommes doués d’une intelligence éclairée, ils ont réfléchi, analysé, décortiqué la portée universelle de ces deux simples phrases. Par serment, ils les ont ratifiées. Solennellement, ils ont fait vœu de la traduire dans les faits : «  S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » Osons leur accorder le crédit de leur foi sincère. Leur serment ne fut pas un parjure.

L’interrogation qui, immédiatement, vient à l’esprit : vingt ans plus tard, de quelles manières cette surprenante résolution s’est-elle concrétisée ? Après cette prise de conscience, quels sont les signes palpables qui indiqueraient de façon indiscutable que la planète serait entrée dans une ère nouvelle : l’éradication de la misère à travers le monde ? Processus qui n’aboutira, on s’en doute, qu’à très long terme, dans plusieurs siècles à coup sûr. Officiellement cependant, la lutte a été engagée en cette date historique du 17 octobre 1987, point de départ du refus juré de la misère.

Une utopie ?

Vingt ans déjà. Au siècle passé. Une demi-éternité. Avant le génocide du Rwanda. Les voitures ne brûlaient pas chaque nuit dans les villes de France. Se sont effondrés l’empire soviétique et les Tours jumelles. Démoli le Mur de Berlin... rapidement reconstruit en Palestine. L’Irak, le Moyen-Orient et les fragiles espérances d’un troisième millénaire pacifié se sont évaporés. Place aux armes désespérées dans un mépris obligé de l’idéal démocratique face aux terrorismes de plus en plus menaçants.

Ne resterait-il aujourd’hui que la Journée du Refus de la Misère célébrée chaque année le 17 octobre en guise de rappel de ce serment solennel ? Et encore, ces Dalles, jumelles du Trocadéro qui, par dizaines, se scellent depuis lors dans les hauts lieux les plus cruciaux, là où les responsables engagent les destinées du monde mais surtout là où le Quart Monde a, depuis longtemps, vécu, souffert, lutté, aimé, et où, aujourd’hui pour demain, elles ouvrent la voie du seul avenir espéré par une humanité, unie, libérée de toute exclusion ? Suffiront-elles à secouer les torpeurs fatalistes ?

Au regard de l’engrenage implacable des jeux de la Bourse aux profits aussi extravagants que précaires qui exacerbent toutes les convoitises sous le rouleau compresseur d’un ultralibéralisme opprimant, quel est le poids de vœux et de serments de n’importe quel personnage de bonne volonté, prisonnier de contradictions les plus insolubles ? Inutile de se gausser d’un échec de « la fracture sociale ». Les plus hauts responsables de la planète sont impuissants, totalement paralysés devant l’ampleur de la tâche. La généreuse résolution du Trocadéro était une sublime utopie !

Joseph était donc un utopiste ? Ce serait bien mal le connaître ! Son intuition n’a pas jailli du cerveau d’un intellectuel. Son programme n’est pas celui d’un idéologue. Joseph est un homme qui, jamais, n’a pu extirper de son âme une tumeur maligne. Il est sorti du ventre de sa mère avec un traumatisme irréparable. Intuition, sensation, perception, impression aussi inconsciente qu’obsédante, aussi ressentie qu’inexprimable, aussi honteuse qu’irréparable : être en trop, un moins que rien.

Non à l’enfermement

Né dans un camp d’étrangers durant la Première Guerre mondiale parce que ses parents - un Polonais, une Espagnole - étaient regardés comme ennemis de la France, ses maîtres, ses compagnons, ses protecteurs, ses premiers éducateurs furent des miséreux. Son enfance, il l’a vécue, tiraillé entre rêves et angoisses perpétuelles. Tout au long de sa vie, il restera dans l’incapacité radicale d’emprunter le déguisement de l’homme fier de sa personne, sachant gommer avec habileté les ombres qui, toujours, ternissent l’image flatteuse que l’on porte à soi-même. Il ne sera qu’un banal apprenti pâtissier, un minable curé de campagne dont les ouailles nanties, outrées de ses attentions excessives pour les clochards et scandalisées par ses écarts de langage peu ecclésiastiques, n’auront cesse de se débarrasser au nom de la bienséance chrétienne.

Sous cet éclairage, je saisis un peu mieux le miracle que fut la vie du père Joseph. La passion qui l’animait n’était, en aucun cas, le fruit d’une réflexion en chambre. Sous-prolétaire jusqu’au bout, il n’agissait pas d’abord avec sa raison, mais avec ses tripes. Son cœur guidait ses actions. Ses intuitions géniales, imprévisibles, jaillissaient de la souffrance de son enfance : « Il fallait bien que je parte d’où j’étais né, avec l’expérience et le regard que m’avait donnés la misère. »

Son génie fut de ne pas s’enfermer dans le malheur qui empoisonnait son âme. Il s’en est servi comme d’un tremplin pour rejoindre tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, étaient écrasés par la conscience de ne pas avoir de place dans le milieu des hommes : indésirables, inutiles, asociaux, méprisés, redoutés, suspectés, rejetés, haïs, ignorés, non aimés. Multitudes innombrables ! Parmi elles, les familles les plus éprouvées qui, de génération en génération, héritent l’indignité comme d’autres, la noblesse.

Est-ce prémonition ou perception réaliste de l’état du monde ? A chaque fois qu’il voyageait en s’aventurant dans les lieux les plus sordides où personne jamais ne va, Joseph discerne, au regard d’une civilisation en pleine euphorie économique des « 30 glorieuses », le péril que représentent des laissés-pour-compte frustrés à qui un minimum de dignité est refusé. Il y a urgence! Tôt ou tard, des leaders vont surgir. Ils secourront l’apathie des foules aux rancœurs impuissantes. Ils sauront exploiter leurs souffrances pour en faire des militants prêts à tous les sacrifices. Unis dans une haine implacable pour un monde dédaigneux de leurs malheurs, ils allumeront des feux de moins en moins contrôlables. La Terre ne sera-t-elle qu’un gigantesque brasier ?

Le père Joseph, lui, a compris que le sort de la planète est suspendu au regard amoureux que chacun des êtres humains porte chaque jour sur le voisin le plus déshérité !

L’espérance d’un peuple

Cette réalité s’impose à lui, sans nul doute, le jour où, à trente-neuf ans, il pénètre pour la première fois sur le bidonville de Noisy-le-Grand. A cet instant, son enfance toujours vivace ressurgit avec une acuité féroce. Soudain, il sent dans sa chair la marque au fer rouge de l’esclave, du bagnard, de l’animal d’abattoir qui, depuis toujours, s’est gravé, indélébile, dans son être. Ce regard absent de ces femmes, de ces hommes humiliés, désunis, résignés, il ne peut le supporter. Un mouvement de révolte absolu, un rejet, un dégoût insupportable. L’envie de fuir ce cauchemar. Mais où aller ? Qu’il le veuille ou non, il sait qu’il n’y a, pour lui, aucune échappatoire. Depuis toujours, il est partie prenante de leurs misères, de leurs malheurs. Lui et eux, lui avec eux, ils appartiennent à un même peuple, le peuple infâme des laissés-pour-compte. Il est condamné à l’enfer.

Quelques jours plus tard, la foule s’est réunie, un brin menaçante. D’un curé, elle peut tout exiger. Et lui, il n’a rien à offrir. Comme eux, il est démuni. Avec eux, il ne possède que le germe invisible et ténu, aussi vivace qu’une étincelle moribonde, toujours capable d’incendier la forêt : l’espérance. Laissés-pour-compte, exclus, pour toujours humiliés ? Non, non, non ! Du plus profond de son être, Joseph ne peut l’accepter. Il ne devra jamais le tolérer.

Alors, inattendu, ce cri spontané de révolte. Prétention insensée, serment irréalisable, vœu solennel voué à l’échec. Folie grosse d’une espérance invincible : « Ensemble, nous gravirons les marches du Vatican, de l’Elysée, de l’ONU !  »

Ce jour-là, dans un éclair de génie, le père Joseph a découvert sous cette horde dépenaillée, un peuple. Le peuple que les malheurs unissent indissolublement. Et lui, depuis toujours, il appartient à ce peuple, indissolublement. Ensemble, qu’ils deviennent un peuple conscient de cette réalité, un peuple soudé dans un projet jamais encore tenté. Une inversion radicale des valeurs véhiculées par les sociétés : placer les plus démunis, les plus désarmés au cœur des préoccupations de la planète !

Ne possèdent-ils pas une richesse exceptionnelle ? Eux, privés de tout, sans cesse bafoués dans leurs droits, à tout bout de champ traités comme des ordures méprisables et dangereuses ! Ah ! Le jour où ils pourront parler, le jour où ils seront entendus, l’humanité prendra un tout autre visage. Mieux que les grands mutilés qui inventent toutes les astuces pour vivre en société, les plus démunis sont les experts de la société ! Mieux que quiconque, ils savent ce que signifient le droit de vivre en famille, la dignité, la liberté, la justice, le pardon, la paix... parce qu’ils en sont privés ! Oui, à travers l’expérience permanente du malheur, de la souffrance, du mépris, les parias de la Terre possèdent une richesse exceptionnelle, un levier prodigieux capable de répondre aux aspirations les plus inconsciemment espérées par l’humanité entière. Certes, aujourd’hui, ce ne sont que des individus ou des familles boiteuses en bagarres perpétuelles. Ils sont prisonniers de leurs méfiances, jalousies, apathies, divisés par d’absurdes mesquineries. Aujourd’hui, ils survivent chichement, accablés par la maladie, dans l’angoisse et les injustices. C’est pourquoi, aussi longtemps que, pour survivre, ils se battront pour leur propre compte, jamais ils n’échapperont à leur destin. Une seule issue est possible : prendre leur vie en main. Solidaires et unis dans une même aventure !

Agir ici et partout

Dès le lendemain, le père Joseph se met au travail.

En ces jours-là, sur le bidonville, une soupe quotidienne est distribuée aux affamés. Ignorant les braves bénévoles qui font le service, il insulte copieusement les quémandeurs qui, sagement, font la queue, gamelle à la main: « Vous avez des bras ? C’est pour travailler ! Vous avez des pieds ? C’est pour chercher du boulot ! » Trois semaines durant, il renouvellera sa diatribe. Jusqu’au jour où personne n’osera plus mendier sa pitance.

Ses insultes, ses cris, sa révolte, c’était la souffrance viscérale de son enfance. Il revivait cette honte permanente qu’avait subie sa mère, condamnée, en mendiant, à accepter le mépris ou la condescendance pour nourrir ses gamins. Il aurait tant voulu travailler pour la libérer ! Il n’avait que six ans. Alors, dans la nuit du petit matin, il courait à l’église pour servir une messe. Toujours volontaire pour un mariage ou un enterrement. « Par piété précoce ? » Il éclatait de rire, proche du sanglot : « Pour offrir un sou à maman. »

Non, il n’aurait voulu, en aucun cas, décourager les bonnes volontés et critiquer l’aide apportée à toutes les détresses. Mais son être entier se révulsait : la charité marchait sur sa tête ! Ceux qui désirent servir les pauvres, ce ne sont pas des maîtres. Ce sont des serviteurs. Oui, les pauvres sont nos maîtres. C’est une imposture que d’accaparer un quelconque pouvoir au nom de la charité en humiliant les pauvres dans leur dignité. Un impératif : remettre la charité sur ses pieds. C’est l’esprit même des générosités innombrables auquel il faut faire effectuer un tête-à-queue radical. « La charité, c’est devenir pauvre pour avoir une voix de pauvre. Non une voix de riche qui parle pour les pauvres. »

Joseph n’est pas un diplomate. C’est un être blessé. Un être blessé qui vit dans la peau des écorchés, ses pairs. C’est pourquoi il bouscule, il critique, il décourage, il crie, il insulte. Manifestement, il dérange. A commencer par les gens du bidonville. En un mot, il n’est guère aimé. Il doute. Il angoisse. L’envie de fuir. Il est seul. Personne ne se préoccupe de ses besoins. Aucun argent pour survivre. Au bout d’un an, se présentent une, deux, plusieurs volontaires pour partager cette ambition hors norme. Des femmes. Pendant dix ans, seules les femmes acceptèrent d’épouser le destin des exclus, envers et contre tout. Plusieurs moururent à la tâche. Et les hommes ? Ils sont bons pour les idées, pour l’action. Ils n’enfantent pas. Ils n’enfantent pas un peuple. J’en parle en connaissance de cause.

Avec elles, le rêve de Joseph prend forme. Mais pourquoi donc, au lieu de les garder près de lui pour activer le travail qu’il a entamé ici, les envoie-t-il sans attendre à travers le monde, elles qu’il espérait depuis longtemps ? Non seulement dans les taudis de la banlieue parisienne, à la Courneuve ou à Stains, mais déjà à Londres, à New York... En fait, c’est lui-même qui part avec elles.

Son aspiration la plus profonde, en effet, c’est de se fondre dans la vie de chacun des êtres les plus abîmés qui peuplent la planète. Sans en laisser un seul dans sa solitude et sa désespérance humiliée. Un jour, n’avait-il pas interrogé comment il lui serait possible de noircir sa peau pour comprendre ce qu’il en coûte d’être homme de couleur ? A travers chacun des volontaires, c’est lui-même qui se multiplie. Ils lui permettent, pas à pas, de donner corps à cette intuition fondamentale, surpassant tout ce que personne n’avait osé penser jusqu’à lui : éradiquer la misère en débusquant, jusqu’aux lieux les plus infâmes, les plus repoussés, les moins fréquentables, là où se terre, invisible, la honte de l’humanité.

Des « irrécupérables » ? Mais c’est pour eux, d’abord vers eux que Joseph cherche à porter tous ses efforts ! Avec leurs familles. Ces familles issues de ce long lignage qui, à travers les siècles, a engendré le Quart Monde. Un peuple qu’il veut unir, tous ensemble, debout. Les plus agressifs, les plus apathiques, les plus révoltés, délinquants, récidivistes, drogués, alcooliques, voleurs impénitents sont aux premières lignes du combat. En eux, il se voit lui-même, tel qu’il aurait pu devenir sans des gens généreux et d’heureux concours de circonstances grâce auxquels son instinct de survie lui a permis, avec intelligence, de surnager.

Une foi enracinée

En choisissant d’être prêtre, il n’a jamais imaginé un seul instant faire une carrière ecclésiastique, même modeste. Ce don reçu du ciel - ce je ne sais quoi qui l’incruste toujours plus profondément, à son corps défendant, à son milieu d’origine - il le consacre, corps et âme, à sa famille estampillée par le malheur. Une famille disséminée sur la Terre entière. En elle, il a vu un peuple. Un peuple aux richesses inconnues. Ce sont ces richesses qu’il veut révéler. Dans l’univers infernal dans lequel chaque individu est englué, le peuple des pauvres est la clef du salut ! Ecrasé par ses souffrances destructrices, celui-ci ne le sait pas encore. A lui, Joseph, de lui ouvrir les yeux.

Ses études théologiques, il les a faites, un peu bâclées, soutenu et protégé par son ancien curé devenu évêque de Soissons, Monseigneur Douillard. L’Evangile est désormais le mode d’emploi de sa vie sacerdotale, et le Christ, son guide. Le Fils de l’homme a vécu notre vie d’homme entre le Bethléem d’une famille sans toit et le Golgotha des crucifiés ; le Fils de l’homme ressuscité est sans cesse - plus visible, plus manifeste, plus perceptible - multiplié à des millions et des millions d’exemplaires.

L’abbé Wresinski a choisi sa route. Un voyou, ce « mauvais » larron crucifié, lui a inspiré son programme : « Sauve-toi toi-même, et nous avec toi ! » Fais le travail du Père en ressuscitant, avec toi, les plus désespérés, damnés de la Terre.

Sa boussole : deux phrases de trois mots. Deux phrases fondamentales. Deux phrases prononcées par le Christ à l’instant où il dévoile son message. Deux phrases indissociables, car elles sont l’alpha et l’oméga de la vie. Elles sont l’axe obligé sans lesquelles l’Evangile est incompréhensible : « Heureux les pauvres » - « Aime tes ennemis.»

« Heureux les pauvres ! »

Dans ces pires moments de détresse, le gamin éprouvait au fond de lui, fugitives et fragiles, des bouffées de jubilation intime. La jubilation d’un pauvre heureux. « Nous n’étions pas malheureux, grâce à notre mère », répétera-t-il maintes fois, racontant l’épisode fameux des papiers à cigarette « Zig-Zag »

Le soir sous la lampe, réunis autour de la table, tandis que la faim tiraillait encore les ventres, les enfants et leur mère enfilaient les papiers dans leur étui de carton pour gagner ensemble quelques centimes indispensables à la survie. Parfois, contre toute attente, il expérimentait cette joie soudaine qui, du plus profond de l’âme, surgit au sein du dénuement le plus sombre lorsque, réunis dans un même cœur, on travaille ensemble dans un amour partagé. Il la savourait avec intensité. Pouvait-elle ne jamais cesser avec son goût d’éternité ! Tout au long de sa vie, au moindre contact d’un regard, d’un geste d’amour sincère, une étincelle enfouie qui, parfois, s’enflamme un instant dans une jubilation intense. Seuls les vrais pauvres et les miséreux écrasés par leur destin ressentent, dans des instants très brefs, la simple vérité de cette expérience.

C’est le privilège du démuni d’expérimenter cette émotion à nulle autre pareille. Au plus intime des profondeurs de son inconscience, un désir inextinguible de vivre, vivre heureux. « C’est trop beau ! » Alors ce sentiment s’éteint aussitôt. Le pauvre se jette à corps perdu à sa recherche. Mais personne ne lui a offert le mode d’emploi. L’alcool, la drogue, le sexe, ce sont les seuls moyens qu’il connaisse. Ainsi, il s’enfonce, plus profond, dans sa déchéance. Il hurle son désespoir, il s’en prend à sa femme, aux gosses, à son entourage, à la Terre entière. Il détruit sa baraque, il brûle les voitures... La violence et la haine sont ses seules armes connues, avant de s’effondrer dans sa désespérance muette. Il a reçu tant et tant de promesses de vie immédiatement trahies, qu’il se blinde pour ne plus être victime de ces mirages... avant de se laisser piéger à nouveau. Tant l’espérance est indestructible.

Ce secret tout simple, tout au long de sa vie, le père Joseph le communiquera aux familles découragées. Cette jubilation est inconnue des nantis. Leur frénésie inassouvie de se protéger sans cesse par des biens accumulés se transforme en aigreurs maussades, en regrets stériles, en jalousies haineuses, en frustrations maladives, dans la rancœur de ne pouvoir obtenir tout ce qu’ils estiment être le bonheur suprême. Peut-être, moribonds, à l’instant où, contraints et forcés, ils doivent lâcher prise, découvrent-ils étonnés, dépouillés, nus, misérables, cette jubilation qu’ils ne connaîtront plus pour ne l’avoir jamais encore éprouvée ?

« Aime tes ennemis ! »

Pour garder cette jubilation secrète malgré ses doutes, ses angoisses, ses crises de conscience, combien de « couleuvres » le père Joseph a-t-il dû avaler ? Pendant trente-deux années, un travail titanesque au milieu des tempêtes. Rien ne lui fut épargné. Tollés de moqueries, oppositions, critiques, incompréhensions et scepticisme, coups bas, calomnies, médisances dans un haussement d’épaule. Jusqu’au jour où le Quart Monde entra dans l’Histoire.

Comment a-t-il pu résister à une pression aussi accablante sans définitivement craquer, sans jamais baisser les bras ? Son secret, c’est l’amour inconditionnel qu’il portait à son peuple écrasé dans lequel il voyait, à longueur de jour et de nuit, le Fils de l’homme crucifié.

Mais pas n’importe quel amour, ce mot galvaudé, ambigu qui, souvent, s’arrête au sexe, favorise les intérêts. Mot nostalgique, chargé de regrets, rancœurs, déceptions, frustrations. L’Amour majuscule est une tout autre réalité. Joseph l’a vécu. Non sans tiraillements, non sans larmes, non sans hurler des injures. Humilié, renié, dépecé, jamais, il ne pouvait s’empêcher, comme malgré lui, de porter une attention remplie d’un amour maternel à l’égard de ses maîtres qui le faisaient tant souffrir. Comment est-ce possible ? En eux, il découvrait sa propre image dévastée. Ils étaient le miroir de ses propres contradictions insolubles. Son semblable détesté n’était autre que lui-même, lui-même dans son désir insensé d’être heureux. Un pauvre bienheureux !

« Aimer ses ennemis ? Mais c’est impossible ! » Telle est la réaction spontanée qui vient à l’esprit. Par son expérience, Joseph savait à quel point il est impossible d’aimer... à moitié. « Quand je t’ai dit ‘tu es faite pour aimer’, je voulais dire ‘tu es faite pour crever de douleur, de souffrance et de chagrin’. Car au fond, tout au fond, c’est cela l’amour. Non seulement celui en Jésus-Christ, mais aussi tout amour humain, surtout celui pour les pauvres gens. » Soudain effrayé par ces mots d’une exigence folle qui, spontanément, s’étaient échappés de sa plume à l’intention d’une de ses premières volontaires à la limite de la rupture, il avait déchiré cette lettre en petits morceaux. Reconstituée clandestinement par une secrétaire, celle-ci est, aujourd’hui, le témoin reflétant la passion peu imaginable qui l’habitait jour et nuit.

Du plus acéré de son âme, il voulait entraîner dans son sillage les personnes de bonne volonté qui se proposaient à l’aider dans sa lutte contre les détresses. Il les accueillait avec un débordement d’espérances. Ce sont elles qui, grâce à leurs qualités que, lui, il ne possédait pas, allaient arracher de ses entrailles cette misère qui le désespérait. Ensemble, oui, ensemble, ils allaient acquérir une conscience nouvelle: « la conscience qu’aucun autre homme ne peut jamais nous être étranger ou ennemi. »

A ses volontaires, demandaient-ils de l’héroïsme ? Pas du tout ! Il ne cherchait qu’à faire d’eux-mêmes des êtres plus humains. « Notre chance à nous, c’est de savoir que même avec tous nos manques, malgré toutes nos faiblesses, nos défaillances, nos infidélités, nos trahisons, les hommes de la misère nous pardonnent. » L’itinéraire qu’il avait suivi ne lui semblait absolument pas extraordinaire. Il n’avait fait que prendre celui du charpentier de Nazareth, voici deux mille années. Pour Joseph, ce chemin était d’une clarté solaire. Débroussaillé par le programme des Béatitudes, il suffisait de mettre un pied devant l’autre pour avancer, sans jamais s’arrêter. Notre marathonien n’avait négligé qu’un détail : talonné par la misère qui le poursuivait, il avait, dès sa naissance, une bonne longueur d’avance. Ce sont des kilomètres qu’il avait pris au fil des années. Or, se doutait-il qu’une bonne paire de siècles ne serait pas de trop pour qu’il soit rejoint, compris et dépassé par une humanité, depuis trop longtemps empêtrée dans sa marche, enterrée sous des himalayas de futiles bagatelles? Impatient, Joseph ne comprenait pas. C’est pourquoi il tempêtait, il criait, il jurait, pris d’une frénésie de violence. Il n’était autre que le miséreux impuissant qui, dans le désert de l’indifférence, hurle son désespoir d’être aimé pour qu’enfin il découvre la joie d’aimer...

Accoudés au balcon du paradis, les anges contemplent le cortège des laissés-pour-compte, ces êtres en trop, eux qui n’étaient pas aimés. Parmi eux, un gamin, Jo, curé de la racaille. Ils s’interrogent: « C’est pour lui que certains rêvent des ors et des pourpres vaticanes ?  Béatifié ? Canonisé ? Confiné dans une niche à l’usage de pieux dévots ? » Ils éclatent de rire. Ah !  Non ! Irrécupérable parmi les irrécupérables, Joseph, tu ne peux pas être récupéré à bon compte !

Benoît Charlemagne

Prêtre capucin, volontaire d’ATD Quart Monde de 1966 à 1973, Benoît Charlemagne a écrit plusieurs livres qui témoignent de son engagement : Un chameau dans le trou d’une aiguille, (Fayard, 1981), Le petit prince n’était qu’un galopin, (Payot, 1990), Le plus bel endroit du monde. Prison de Cochabamba 1995 (Stock, 1996)

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