Depuis quelques mois, nous nous rendons, un colporteur et moi, chez Jean. Lui, sa femme et ses enfants ont connu une vie d’exclusion. Ils ne manquent certes pas de courage et ils affrontent la vie avec beaucoup d’énergie malgré ce qu’ils subissent. Jean est issu d’une famille nombreuse. Son père est lui-même très pauvre. Nous le rencontrons, lors de notre tournée de colportage, dans une petite maison de relogement sans confort. Il a bien connu le Mouvement ATD Quart Monde à Reims et il a contribué à le bâtir durant des années : réunions, club de jeunes, voyages et rencontres, actions de formation... Enfants, ses filles et ses garçons ont eux aussi participé plus ou moins aux activités proposées par ce mouvement. Jean, ses frères et ses sœurs se retrouvent maintenant, quinze ou vingt ans plus tard, pères et mères de plusieurs enfants. Ils témoignent de leur volonté de les faire réussir. Ils ont certes acquis la lecture et l’écriture mais ils n’ont pas pour autant accès aux outils culturels auxquels ils avaient aspiré et auxquels ils aspirent toujours aujourd’hui.
Ces jeunes parents nous rappellent, comme un âge d’or, les moments formidables qu’ils ont vécus avec leurs camarades quand ils étaient sans cesse sollicités et invités à participer. Ils en ont conservé une grande confiance dans le Mouvement, en particulier un grand respect pour les volontaires qu’ils ont connus, qui n’ont pas eu peur de se compromettre avec eux.
Il faut dire que les difficultés tout comme les handicaps de toutes sortes, physiques ou moraux, Jean, ses frères et ses sœurs les connaissent bien. Peu ou mal scolarisés, ils n’ont pas acquis de véritable formation et la pauvreté à mis à mal leur corps et leur esprit. Faute de moyens adéquats pour y remédier, ils cumulent peu à peu ces handicaps auxquels s’ajoute le regard des autres, celui des voisins ou celui du personnel des institutions...
La famille de Jean.
Ayant connu les bidonvilles, les taudis et les cités d’urgence, la famille de Jean a pu obtenir un logement social, un F6 nouvellement construit pour les familles à revenu modeste. On ne peut pas dire qu’elle soit économiquement faible car, outre les allocations familiales, elle reçoit plusieurs allocations pour les enfants ayant un handicap. Mais elle est très suivie par les travailleurs sociaux qui la maintiennent en tutelle. C’est à la fois une chance - car la famille peut toujours compter sur un revenu régulier et suffisant - mais c’est aussi une terrible dépendance qui semble, dans ce cas, paralyser les énergies. C’est ainsi que leur habitat n’était pas bien entretenu et que Jean allait mendier en ville.
L’organisme H.L.M. a fini par les expulser pour les reloger en centre-ville, dans un vieil immeuble comportant deux étages et une toute petite cour. Ce type de logement ne leur convenait pas du tout et ils ne se sont donc jamais vraiment installés là. Du coup le réel dynamisme de leur famille ne pouvait s’exprimer... Pourtant la maman faisait front avec courage et efficacité pour coordonner la vie de la maison. Elle était fière de ses enfants et se réjouissait de la venue d'un nouvel enfant à naître, même si cela occasionne plus tard de nouvelles difficultés...
Ils ont réclamé un logement plus conforme à leurs souhaits. Forts d’un nouveau projet, ils ont obtenu satisfaction avec une nouvelle habitation plus spacieuse. Pour le déménagement, la plupart de leurs affaires, surtout les vêtements, ont été enfouies dans des sacs poubelle en plastique, moyen pratique et économique des pauvres. En les voyant, je me questionnais intérieurement sur la possibilité pour chaque membre de la famille de préserver ses propres affaires, disséminées un peu au hasard dans les sacs. J’avais l’impression que les enfants se trouvaient de nouveau un peu comme dépossédés. Néanmoins, l’espoir demeurait que tout serait mieux après.
En effet, la famille a été relogée dans une vieille maison isolée, avec la possibilité d’aménager un jardin et une grande dépendance, sorte de hangar où ils pouvaient entreposer beaucoup de matériaux divers que le père ou les plus grands enfants récupéraient. Là, peu à peu, chacun a pu aménager son espace propre, avec plus ou moins de bonheur. Nous avons vu la maman veiller sur les plantes posées sur le rebord de la fenêtre, le papa cultiver le jardin potager, les enfants jouer dehors ou réparer les vélos. Ils ont pu avoir aussi quelques animaux : poules, canards, chiens et une chèvre. Enfin ils avaient de l’espace pour vivre à leur convenance. Ce lieu se situe entre une caserne de pompiers et un grand lycée, entouré de quelques jardins ouvriers, à deux pas d’un quartier populaire et de son marché du dimanche matin.
Lorsque nous les visitons, nous sommes toujours surpris par leur recherche d’harmonie dans leur environnement, malgré les aléas de la vie. Nous sommes toujours accueillis avec respect et beaucoup d’attention. Très vite, Jean et sa femme se sont intéressés aux livres et ils nous en ont emprunté souvent. Chacun manifeste ses goûts : le papa pour des romans de science-fiction, la maman pour des témoignages sur l'enfance, le grand fils pour des albums de voitures ou de motos.
Il y avait deux familles à proximité de chez eux : une famille d’origine maghrébine assez dynamique et les parents d’une militante d’ATD Quart Monde, dans une bâtisse qu’on aurait presque pu appeler une « cabane » tant elle était petite et sans confort ! Ces familles ont été relogées au premier niveau d’un immeuble H.L.M. où se trouvent d’autres familles démunies. Elles ont pu enfin aménager avec goût leur nouvel appartement, mettant en valeur de beaux meubles, ce qui était impossible dans leur « cabane. »
Nous sommes devenus peu à peu des « familiers » de la famille de Jean, de ses enfants. Puis un jour, Jean nous dit : « Vous devriez aller à côté : il y a deux personnes. Je vais vous y accompagner... ». Je me trouvais ce jour-là avec Nicolas, bénévole, jeune ingénieur en service civil pour un an et faisant la tournée de colportage une fois par semaine. Nous n’hésitons pas à suivre Jean, tirant la charrette de livres avec nous pour la présenter à ces personnes.
Un couple isolé, à côté.
Jean nous fait pénétrer dans le terrain vague contigu à son jardin, dont il n’est séparé que par un simple grillage. Donnant sur la rue, un autre grillage et une tôle ferment provisoirement un terrain qui semble totalement abandonné. Jean écarte la tôle et nous y fait pénétrer. Nous suivons un petit sentier au milieu de mauvaises herbes. Alors seulement, nous découvrons une habitation au fond du terrain, à une dizaine de mètres de la rue. C’est une petite construction qui est à l’abandon. Il y a une porte entrouverte car disjointe et sans fermeture. L’intérieur est sombre : une petite entrée puis une seconde porte entr’ouverte également qui donne accès à deux petites pièces ayant chacune une fenêtre. Ces fenêtres laissent passer peu de lumière car les carreaux cassés sont remplacés par des morceaux de plastique souple... Nous remarquons que la première pièce fait office de cuisine et de salle de séjour : il y a un petit réchaud à gaz dans un coin, du matériel rangé dans des cageots à proximité, une chaise et un fauteuil. Il y a aussi un évier mais il est encombré et il est sans eau au robinet. D’ailleurs il n’y a même plus d’arrivée d’eau. Il n’y a ni électricité ni WC... C’est une absence totale de confort minimum.
C’est là que nous faisons la connaissance de Max, un homme d’une cinquantaine d'années. Il est assis dans le fauteuil, à côté de la fenêtre de la première pièce, d’où il peut surveiller qui arrive chez lui. Il nous dit qu’il ne peut plus marcher à cause de ses jambes trop faibles. Il ne se déplace qu’avec peine entre le lit et le fauteuil ou près de la maison pour ses besoins naturels... A ses côtés, il y a Christiane, son épouse. Ils sont étonnés de nous voir, mais la présence de Jean les rassure quelque peu. Nous nous présentons et nous leur expliquons notre démarche qui consiste à proposer de beaux livres en prêt. Nous les sentons intéressés par les livres.
Ce qui nous étonne le plus, c’est que depuis la première fois où nous sommes allés chez Jean avec les livres le lundi 3 décembre 1996 et ce jour où nous faisons la connaissance de ce couple « caché », le lundi 15 septembre 1997, il s’est passé neuf mois. Durant tous ces mois, nous avons prêté soixante treize livres chez Jean et plus d’une quinzaine chez le couple âgé qui habitait un peu plus loin dans la « cabane ». Et nous ne soupçonnions même pas qu’un autre couple isolé demeurait à proximité.
C’était pour nous la redécouverte que les plus pauvres vivent dans l’insécurité et dans la peur et qu’ils finissent par se cacher, par s’isoler, par se faire oublier... En effet, vivre dans un tel environnement délabré entraîne un certain rejet de l’environnement. Christiane devait s’absenter régulièrement pour faire quelques courses ou des démarches, mais aussi, nous l’avons vu ensuite, pour aller mendier en ville. Pour elle, mendier était peut-être une façon de garder contact avec la société. Des gens prenaient l’habitude de la voir toujours à la même place au bord du trottoir et certains s’arrêtaient pour lui donner une pièce ou pour lui parler. Elle allait aussi de temps en temps chez Marie-Paule, une femme qui habite un tout petit logement donnant sur la rue, à proximité du lieu où elle allait mendier, car Marie-Paule lui ouvre toujours sa porte pour l’accueillir...
Pouvoir parler des livres1
Donc, lors de cette première visite, le 15 septembre 1997, après un premier étonnement, Max comprend le sens de notre démarche. Il prend alors beaucoup de soin pour choisir un des livres que nous lui proposons d’emprunter. Nous avons toujours une cinquantaine d’ouvrages dans la charrette car nous faisons une tournée dans le secteur durant l’après-midi. Il découvre le gros livre de Jean-Luc Lahaye Cent familles -DASS matricule 65.RTP.515, un livre broché de presque cinq cents pages dont quinze de photos. Quant à Christiane, voyant un livre sur Edith Piaf, elle le prend car ça l’intéresse beaucoup : elle aime bien Edith Piaf, nous dit-elle...
Quinze jours plus tard, le lundi 29 septembre 1997, nous retournons chez Max et Christiane. Nous les retrouvons dans la même situation mais nous commençons à découvrir l’insécurité dans laquelle ils vivent, obligés d’aller chercher l’eau dans un petit bidon à un point d’eau public, dans un parc qui n’est pas tout près de la maison. Nous apprenons aussi que quelques jeunes, dont les grands fils de Jean, le voisin, viennent souvent les agresser, cherchant à leur dérober le peu de biens qu’ils possèdent encore (argent, poste de radio...). Ils nous font comprendre que le fait de s’être fait voler la radio les prive d’un contact qu’ils gardaient avec le monde. Aussi, Christiane rapporte toujours quelques journaux pour Max afin de garder un lien avec la société.
La conversation avec eux va tourner tout de suite autour des livres qu’ils ont lus. Max a profité de toutes ses longues journées, assis dans le fauteuil, à lire le récit de Jean-Luc Lahaye. D’abord il nous rend le livre en nous disant : « Il y a une faute ». « Comment ça ? » lui dis-je. « Oui, regardez page 118 » me dit-il de mémoire. Je regarde page 118 : trois lignes avant le bas de page, je lis effectivement : « ...J’en avais tellement, moi, de péchés à ma faire pardonner... » Il était écrit « ma » au lieu de « me » !
Ensuite il nous dit : « Il y a une phrase qui est très importante, c’est la plus importante du livre. » Il nous la cite de mémoire et il nous recommande de ne pas l’oublier... Hélas, après ces moments très intenses où nous devions garder toute notre attention et tout notre calme malgré une certaine tension, j’ai oublié cette phrase mais nous nous rappellerons toujours toute l’attention que Max avait mise à la lecture de ce livre... Ce jour là, Max a voulu en savoir plus sur nous-mêmes mais surtout sur ce mouvement qui nous avait donné l’idée d’aller présenter des livres à des gens pauvres. Il en était dans l’admiration. Il nous a emprunté Dans la mouscaille et Album de famille. Plus tard, nous leur avons prêté : La gloire de mon père, Un cri dans la nuit, Vie et mœurs des poissons, Cent familles (une seconde fois pour Christiane), La Marne (album photos), La valise en carton, Ecrits et Paroles (tomes 1 et 2), J’aime la mer, Si les gens savaient, Le bricolage, Père Joseph Wresinski, Nous, les enfants, La pêche, Lettres de mon moulin. Max nous demandait souvent les livres du père Joseph Wresinski. Nous pensons qu’il relisait toute sa vie à travers eux.
Le courage de témoigner.
Au début du mois suivant, nous leur avons demandé s’ils accepteraient d’écrire un témoignage pour le 17 octobre, journée mondiale du refus de la misère. Max a tout de suite été d’accord et nous avons ensemble rédigé un texte. Max dictait ce qu’il voulait dire. Le lendemain ou quelques jours plus tard nous relisions ce qu’il avait exprimé. Il corrigeait le texte pour le rendre plus clair et plus conforme à ses idées. Il a pris ce travail très au sérieux. Enfin, il a confié à sa femme le soin de lire ce texte en public. Elle s’était entraînée en le lisant plusieurs fois à la maison Quart Monde. Le texte était imprimé en caractères assez gros pour qu’elle puisse bien le lire car elle n’avait plus de lunettes depuis qu’elles avaient été cassées.
Ils ont accepté aussi de recevoir une équipe de la télévision régionale (un court reportage a été diffusé sur tout le nord de la France) pour témoigner que des familles vivaient encore dans des conditions inacceptables. Les colporteurs et des jeunes filles bénévoles ont bien entouré Max et Christiane pendant ces moments cruciaux où ils témoignaient, car ils pouvaient être reconnus par des gens qu’ils avaient côtoyés. Beaucoup de familles du Quart Monde les ont effectivement reconnus et en fait, il y a eu comme un mouvement de solidarité à leur égard, car elles savaient qu’ils vivaient très misérablement et elles se sont rendu compte de l’importance qu’ils soient respectés dans leur dignité.
Peu de temps après, Max a été hospitalisé et sa santé s’est dégradée de jour en jour, détruite par la vie et par l’alcool. A l’hôpital il a emprunté encore quelques livres : Album de famille, L'espoir gronde, Pieds humides et gagne-petit, Un peuple se lève.
Faire mémoire.
Lorsque Max est décédé, j’ai pu témoigner devant les membres de sa famille de son courage, de son intelligence, de son goût pour les très beaux livres : des livres qui lui ont permis, très certainement, d’illuminer ses derniers jours... Nous avions été témoins de moments très intenses avec lui et Christiane, où nous restions sans rien dire, en silence. Lorsque après avoir écrit son témoignage pour dénoncer les aspects inhumains de leurs conditions de vie et pour parler de ses enfants placés, Max s’est tu en laissant couler de grosses larmes de ses yeux. Lorsque Christiane, nous parlant aussi de ses grands enfants qu’elle aimerait revoir, a avoué avoir honte de devoir les recevoir dans les conditions où ils vivaient (elle sait qu’ils habitent dans le nord de la France, son pays d’origine, et qu’elle peut les joindre s’il le fallait)
Une fois, alors que sa femme venait de partir faire une course, Max a eu le courage de nous dire combien elle prenait soin de lui et combien elle était attentive. Nous sentions alors qu’il y avait un grand courant d’amour entre eux, un amour qu’ils avaient beaucoup de peine à exprimer. Cela nous avait d’autant plus surpris que nous les avions vus souvent se quereller, parfois avec une certaine violence. Aussi, quand il arrivait que l’un ou l’autre dise du mal de son conjoint, nous lui rappelions ce qu’il nous avait dit de positif auparavant.
Même si l’alcool les détruit, même si les jeunes les violentent, même s’ils mendient dans la rue, par les livres nous avons touché leur esprit et leur cœur, nous avons pu révéler chez eux une grande intelligence comme une forte mémoire, surtout chez Max.
« Je lis pour me remonter le moral »
Christiane a gardé de ces moments de bons souvenirs. Elle a pu être relogée après la mort de Max, l’assistante sociale s’étant occupée spécialement de sa situation. Dans son nouveau logis (deux pièces dans une cité d’urgence) elle a mis en valeur un poster du d’ATD Quart Monde (marquant le refus de l’assistance), une photo d’elle lisant le texte au micro sur le parvis de la cathédrale et une autre photo où elle consulte dans un cybercafé, ce même 17 octobre 1997, le site du mouvement. Pour elle, la vie continue...
Elle nous a dit plusieurs mois après le décès de Max : « Moi, j’aime bien lire, ça c’est sûr. J’achète le journal régulièrement. » Une fois, comme j’avais remarqué qu’elle avait une nouvelle paire de lunettes, elle dit : « Je suis myope, je ne vois rien du tout. Mais c’est juste pour lire. Petite, je ne lisais pas, j’ai commencé à avoir des lunettes à 25 ans ! Mes parents ne lisaient pas mais, moi, je lis de tout et, si je commence, je vais jusqu’à la fin. J’y passe la nuit si ça m’intéresse. Je lis pour me remonter le moral, surtout ça. Pas pour me distraire ! J’aime les romans policiers, ceux d’Agatha Christie par exemple. J’ai aimé lire Cent familles et les livres du père Joseph. Les Lettres de mon moulin, je me souviens qu’on avait ce livre à l’école »
En nous parlant ainsi des livres qu’elle vient de lire, elle nous parle aussi de son passé, des années où elle allait aux champignons et aux pissenlits avec ses enfants, années heureuses ou années difficiles. Elle dit tout son espoir de les revoir bientôt, maintenant qu’ils sont adultes et qu’elle est mieux logée.