Covid-19 et sanctions administratives communales

Diletta Tatti

p. 52-56

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Diletta Tatti, « Covid-19 et sanctions administratives communales », Revue Quart Monde, 267 | 2023/3, 52-56.

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Diletta Tatti, « Covid-19 et sanctions administratives communales », Revue Quart Monde [En ligne], 267 | 2023/3, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11144

Les inégalités observées à Bruxelles dans le cadre des sanctions administratives mises en place lors du premier confinement lié au Covid‑19.

Les mesures qui ont été mises en place au printemps 2020 pour limiter la propagation du virus Covid-19 ont été exceptionnelles à bien des égards. De nombreuses normes se sont succédé qui tour à tour ont interdit les déplacements, les sorties ou les rassemblements dans l’espace public, et ensuite dans l’espace privé.

Si des limitations de l’accès à l’espace public sont possibles en temps ordinaire, elles prennent une ampleur inédite au mois de mars 2020. Elles bouleversent les usages et les manières de se rapporter aux lieux publics : plus question de se retrouver sur la pelouse d’un parc, de s’asseoir sur un banc, de se promener en compagnie, de se déplacer pour rendre visite à la famille ou, encore, de participer à une quelconque manifestation. L’espace public est à l’arrêt : d’abord, de manière drastique par la limitation des déplacements à ceux jugés essentiels à la survie matérielle (courses alimentaires, déplacements vers ou à partir du lieu de travail…) ; ensuite, de manière plus sélective, en ciblant certains usages ou comportements (présence en rue le soir et la nuit, rassemblements et manifestations, consommation d’alcool sur la voie publique…).

Très rapidement, l’approche dans l’application des mesures a été orientée vers la répression des citoyens. Celle-ci a été confiée en premier lieu à la police et aux autorités pénales, tous les autres intervenants dans l’espace public ont été écartés (services d’aide de première ligne, services de prévention,…). À Bruxelles, pendant la période du premier confinement, les communes ont également pris en charge l’application des mesures Covid, à travers les sanctions administratives communales, ou « SAC ». Celles-ci ont été appliquées de la mi-mars au 30 juin 2020, et ne concernaient que les personnes adultes, à l’exception donc des mineurs et des personnes morales (ASBL, sociétés,…).

Si, en principe, les mesures Covid étaient censées s’appliquer de manière égale pour tous, on a constaté, à Bruxelles, que les applications ont été très différentes d’une commune à l’autre, et sont venues renforcer des inégalités importantes entre citoyens1.

Les SAC : qu’est-ce que c’est ?

Les sanctions administratives communales ont été mises en place par une loi de 1999, modifiée en 2013. L’idée est de permettre aux communes d’infliger des amendes aux citoyens pour des « infractions mineures » ou des « nuisances », sans faire appel aux autorités judiciaires (Procureur du Roi, Tribunal de police ou correctionnel). On vise notamment les dépôts de déchets clandestins, le graffiti ou encore les coups et blessures simples. Depuis, 2013, les infractions d’arrêt et de stationnement des véhicules motorisés peuvent aussi donner lieu à des SAC.

Chaque commune peut donc prévoir qu’un « fonctionnaire sanctionnateur » sera chargé de recevoir les PV de la police, et de décider d’infliger ou non une SAC, dont le montant est de maximum 350 euros. Il peut également imposer une prestation citoyenne (équivalent du travail d’intérêt général) ou envoyer le dossier en médiation. Dans le cadre du premier confinement, il a cependant été décidé que le fonctionnaire sanctionnateur pourrait infliger une amende forfaitaire de 250 euros, sans possibilité de réduire ce montant, ni de prévoir une mesure alternative.

Un bricolage juridique aux conséquences importantes

Pour comprendre la manière dont les mesures Covid ont été mises en œuvre, il faut d’abord expliquer pourquoi ces mesures et le cadre de leur application étaient, à la base, problématiques.

D’une part, les mesures Covid étaient contenues dans des arrêtés ministériels, adoptés au niveau fédéral, qui se sont très rapidement succédé, ce qui a été très compliqué pour les acteurs de terrain, qui devaient s’adapter sans délai. Ensuite, les mesures n’étaient pas toujours claires : les pauses étaient-elles autorisées lors d’une promenade ? Des personnes vivant à la même adresse mais ayant des domiciles différents formaient-elles une famille ? Aller saluer un parent âgé depuis la rue pour le réconforter était-il un déplacement nécessaire ?

On a également vu que les mesures n’ont pas été pensées à partir de la situation de personnes en situation de précarité dans un contexte urbain. On se souvient du décalage flagrant lorsque Sophie Wilmès, alors première ministre, déclara, fin avril 2020, que certaines activités sportives telles que le kayak étaient à nouveau permises, là où les jeunes bruxellois n’étaient toujours pas autorisés à faire du sport sur les terrains publics.

D’autre part, au niveau bruxellois, il n’existait pas de norme qui permettait aux communes d’intervenir au moyen des SAC. La décision a été prise d’utiliser un article du règlement commun aux 19 communes de la Région, qui permet de sanctionner un citoyen qui refuse d’obtempérer à une injonction de la police. On a cependant constaté que l’interprétation de cet article n’a pas été la même d’une commune à l’autre. Au niveau juridique, la légalité de ce choix a posé question. Le législateur fédéral est d’ailleurs intervenu et a adopté un arrêté royal2 pour donner une base légale certaine à l’action des communes.

Les inégalités qui ont résulté de tous ces choix sont visibles à trois niveaux : au niveau des contrôles policiers, au stade du traitement des dossiers par les communes, et enfin au stade de la sanction adoptée, ou de l’absence de sanction.

Des inégalités dans les contrôles de police

Entre mi-mars et fin juin 2020, 12 999 PV « Covid » ont été dressés par la police et envoyés aux 19 communes de la capitale. Ceux-ci ne représentent que 7 % du total des PV enregistrés en 2020, soit 190 598 PV. Cependant, si on écarte les PV qui concernent l’arrêt et le stationnement des véhicules pour ne garder que les PV qui concernent les « infractions mineures » ou les nuisances, les PV « Covid » représentent 1/3 des dossiers de l’année, concentrés sur la période du 18 mars au 30 juin 2020.

La répartition des PV « Covid » est très inégale du nombre entre les communes, et vient se greffer sur des inégalités préexistantes. Les 5 communes les plus peuplées, à savoir Bruxelles-Ville, Molenbeek, Schaerbeek, Anderlecht et Ixelles, qui en 2022 représentent 51,3 % de la population régionale3, comptabilisent à elles seules 8 733 PV Covid, soit 67 % du total.

Les 7 communes dans lesquelles se situent les quartiers du croissant pauvre bruxellois (Anderlecht, Bruxelles-Ville, Forest, Molenbeek, Schaerbeek, Saint-Gilles et Saint-Josse-ten-Noode) et qui accueillent 55 % de la population régionale en 2022, cumulent près de 70 % des dossiers, soit 9 029 PV sur les 12 999 enregistrés sur le territoire de la région bruxelloise.

Les différences de chiffres entre communes peuvent se comprendre par le recours plus ou moins important aux SAC en temps ordinaire. En effet certaines d’entre elles promeuvent le mécanisme des SAC pour répondre aux « infractions mineures », comme à Ixelles, là où d’autres en font peu d’usage comme à Saint-Josse-ten-Noode par exemple. Mais ceci n’explique pas tout.

En effet ces différences s’expliquent aussi par les importantes inégalités socio-spatiales caractéristiques de la région bruxelloise. Dans les communes centrales ou plus densément peuplées, l’espace public est un lieu de vie et de socialité, alors que c’est un simple lieu de passage (souvent en voiture), dans les communes moins centrales et moins densément peuplées. La taille des logements et le fait de disposer ou non d’un espace extérieur privatif ont également fortement influencé la possibilité même des citoyens de se conformer aux mesures Covid. À titre d’exemple de ces inégalités, on peut comparer les chiffres de deux communes, Saint-Gilles et Woluwe-Saint-Pierre, qui ont un nombre d’habitants comparable (environ 45 000 habitants), mais la densité de population est quatre fois plus élevée à Saint-Gilles qu’à Woluwe : 19 326 habitants au km2 pour la première, pour 4 772 habitants au km pour la seconde. Saint-Gilles a enregistré plus de 1 000 PV « Covid », contre 37 seulement pour Woluwe-Saint‑Pierre.

Ensuite la police a été fortement sollicitée, notamment par le gouvernement fédéral, afin de faire respecter les mesures de confinement. L’excès de zèle qui en a résulté n’est cependant pas constaté partout de la même manière. L’accès à l’espace public a été modulé de manière distincte en fonction des communes, et des zones de police, venant se greffer sur des pratiques préexistantes de maintien de l’ordre. Plusieurs communes du nord-ouest de la ville ont ainsi été marquées par des épisodes de tensions entre policiers et jeunes, qui ont culminé dans la mort du jeune Adil à Anderlecht, le 10 avril 2020. Ailleurs, le même régime de contrôles ne semble pas avoir été appliqué. Toujours au mois d’avril 2020, dans la commune de Woluwe-Saint-Lambert, des agents de police se laissaient aller à une danse avec des citoyens sur le trottoir d’un quartier résidentiel4.

Des inégalités dans le suivi des dossiers

Passé le stade du contrôle policier, les pratiques ont été différentes parmi les fonctionnaires sanctionnateurs des communes bruxelloises. Ceci tenait notamment aux interprétations de l’article du règlement commun aux 19 communes qui a servi de base aux SAC durant cette période. Comme indiqué plus haut, cet article permet d’infliger une SAC si un citoyen ne se conforme pas à l’injonction d’un policier. Certaines communes ont interprété cet article de manière conforme. Dans ce cas, le fonctionnaire sanctionnateur n’a retenu que les PV dans lesquels les citoyens avaient refusé de s’exécuter après que les policiers leur aient demandé d’obtempérer. D’autres communes, à l’inverse, ont traité tous les PV reçus, même si les citoyens avaient obéi aux injonctions de la police. Cette interprétation discutable reposait sur l’idée que les mesures Covid étaient déjà en elles-mêmes des injonctions, sans que la police ne doive les rappeler aux citoyens.

Enfin, dans certaines communes, c’est plutôt une politique de dissuasion qui a été retenue. Un fonctionnaire sanctionnateur explique :

« En fait, je n’ai confirmé aucune amende. Donc, il y a eu des paiements. Je crois peut être une dizaine de personnes qui ont payé sans discuter. Il y a eu des réclamations, une trentaine. […] Donc, ceux qui ont payé, ils ont payé. Et puis ceux qui ont réclamé, classement sans suite ».

Des inégalités dans les sanctions

Le troisième niveau de traitement différencié est celui des sanctions et mesures appliquées par les communes. On l’a dit, le montant forfaitaire unique pour les infractions « Covid » était fixé à 250 euros. En principe, si le fonctionnaire sanctionnateur décidait d’infliger une SAC, il ne pouvait baisser ce montant en fonction des circonstances. Ceci était très problématique vu le montant très élevé si on le rapporte aux réalités socio-économiques bruxelloises, tous ne pouvant pas se permettre de payer une telle somme.

Certains fonctionnaires sanctionnateurs, minoritaires, ont malgré tout décidé de recourir à la mesure alternative de prestation citoyenne, qui a consisté en la distribution de masques dans les boites aux lettres ou encore dans la préparation des colis alimentaires au CPAS5. On peut saluer ces initiatives isolées, et regretter qu’elles n’aient pas été davantage mobilisées.

Que retenir de cette période ?

L’application et le suivi des mesures imposées lors du premier confinement n’ont pas signifié la même chose pour les citoyens bruxellois, et la situation de crise est venue amplifier des inégalités préexistantes. Si le principe d’égalité des citoyens devant la loi pénale est essentiel en régime démocratique, il reste pourtant très théorique une fois que le droit est appliqué. La diversité des réalités locales, particulièrement visible à l’échelle bruxelloise, a remis en cause la pertinence de mesures générales de crise, destinées à s’appliquer indistinctement à des situations géographiques et socio-économiques très diverses. Le confinement chez soi (lorsque c’était possible) n’a pas signifié la même chose pour tous les bruxellois. La mise en œuvre et la répression des mesures « Covid » dans l’espace public non plus.

Malheureusement, dans la suite de la crise Covid, on voit que les enjeux de sécurité publique continuent à être abordés principalement sous l’angle répressif6, là où d’autres approches gagneraient à être mises en avant : travail social, médiation, participation citoyenne,… Autant de pistes qui mériteraient pourtant un véritable engagement des pouvoirs publics, pour que la crise ne devienne pas une occasion manquée de tirer des enseignements durables.

1 L’article présente les résultats d’une recherche menée à l’Université Saint-Louis Bruxelles, intitulée La répression des « infractions Covid » :

2 Arrêté royal n° 1 du 6 avril 2020 portant sur la lutte contre le non-respect des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus

3 Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse (IBSA), Chiffres-clés par commune, 2022. En ligne : https://ibsa.brussels/publications/

4 La Libre, en ligne, https://www.lalibre.be/regions/bruxelles/2020/04/12/woluwe-saint-lambert-une-video-dhabitants-qui-dansent-avec-des-poli

5 En Belgique, le CPAS, ou « centre public d’action sociale », assure la prestation d’un certain nombre de services sociaux et veille au bien-être de

6 On pense notamment à l’extension de la transaction pénale immédiate pour les vols à l’étalage ou la consommation de stupéfiants en rue. Voir : https

1 L’article présente les résultats d’une recherche menée à l’Université Saint-Louis Bruxelles, intitulée La répression des « infractions Covid » : administratisation de la justice pénale et respect des droits fondamentaux, sous la direction de la professeure Christine Guillain et en collaboration avec l’INCC (Institut National de Criminalistique et de Criminologie), en les personnes d’Alexia Jonckheere (cheffe de travaux) et Élodie Schils (chercheuse). Les résultats concernant les SAC à Bruxelles, et repris dans cet article, sont disponibles à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/brussels/6794.

2 Arrêté royal n° 1 du 6 avril 2020 portant sur la lutte contre le non-respect des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 par la mise en place de sanctions administratives communales, M. B., 7 avril 2020.

3 Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse (IBSA), Chiffres-clés par commune, 2022. En ligne : https://ibsa.brussels/publications/publications-institutionnelles#.

4 La Libre, en ligne, https://www.lalibre.be/regions/bruxelles/2020/04/12/woluwe-saint-lambert-une-video-dhabitants-qui-dansent-avec-des-poli ciers-interpelle-3QCENR2TJJENPKRRS22UCGZ2EU/.

5 En Belgique, le CPAS, ou « centre public d’action sociale », assure la prestation d’un certain nombre de services sociaux et veille au bien-être de chaque citoyen.

6 On pense notamment à l’extension de la transaction pénale immédiate pour les vols à l’étalage ou la consommation de stupéfiants en rue. Voir : https://latribune.avocats.be/fr/la-transaction-penale-immediate-enjeux-et-dangers-d-une-procedure-extrajudiciaire.

Diletta Tatti

Diletta Tatti est juriste et politologue. Elle a été avocate en droit pénal et droit de la jeunesse au Barreau de Bruxelles. Elle est aujourd’hui assistante en procédure pénale à l’Université Saint-Louis de Bruxelles, et chercheuse rattachée au GREPEC (Groupe de recherche en matière pénale et criminelle). Elle développe une approche empirique en droit, mêlant analyse interne et données qualitatives et quantitatives issues du terrain. Ses recherches portent sur la politique des poursuites et les processus de criminalisation.

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