Arrêt sur image : Joseph Wresinski à Apostrophes

Christian Eeckhout

p. 56-59

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Christian Eeckhout, « Arrêt sur image : Joseph Wresinski à Apostrophes », Revue Quart Monde, 269 | 2024/1, 56-59.

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Christian Eeckhout, « Arrêt sur image : Joseph Wresinski à Apostrophes », Revue Quart Monde [En ligne], 269 | 2024/1, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11319

L’auteur revient, presque 40 ans après, sur l’analyse qu’il avait faite du passage du père Joseph Wresinski dans la célèbre émission Apostrophes présentée par Bernard Pivot, le 5 avril 1985.

Il est des hommes charismatiques et d’autres, non moins qualifiés, qui sont plus réservés, voire mal à l’aise en public ou dans les médias audio-visuels. L’image de soi et de la littérature ne sont pas produites sans mises en scène. Un auteur comme Dominique Lapierre et une religieuse engagée comme sœur Emmanuelle sont des habitués de la presse et des médias télévisés. Ce n’est pas le cas du père Joseph, timide voire quasi effacé, quand bien même il est de la même trempe intérieure.

Alors même qu’il manque parfois de confiance en lui et n’est pas recherché par les journalistes, peut-être pouvons-nous approcher sa personnalité en le regardant réagir sur le vif lors d’un débat télévisé en direct d’une émission qui donne la parole aux écrivains contemporains ayant publié en langue française ? Car le père Joseph accepta l’invitation de participer à l’émission Apostrophes sur la chaîne télévisée française Antenne 2 (A2) le Vendredi saint 5 avril 1985. Réalisée par Leridon et présentée par le journaliste multimédia Bernard Pivot, elle permet un débat d’actualité entre auteurs, avec ouverture sur le monde d’un point de vue social, culturel et humain. Elle n’évacue pas le fait religieux et propose justement que soit traité le Vendredi saint un thème qui touche à la souffrance ou au spirituel. Toujours actuel sinon « passionnant », dans tous les sens du terme en quelque sorte.

Il est à remarquer que le titre de l’émission littéraire de circonstance bien connue était taillé sur mesure pour le père Joseph : « Ce que disent les pauvres ». L’enregistrement en direct se fit en studio avec l’animateur au centre et ses invités de part et d’autre. Le père Joseph fut placé à la gauche du présentateur et à côté d’une femme qui s’insurgeait contre l’exploitation de la misère.

Droit au but

C’est en tant qu’écrivain déjà reconnu que le père Joseph Wresinski, fondateur du mouvement Aide à Toute Détresse, plus connu aujourd’hui comme ATD Quart Monde, fut invité à témoigner de la lutte pour la justice et les droits des pauvres qui découlent de la foi chrétienne qui l’anime.

Le numéro de mars 1986 du mensuel Les Cahiers de Télévision du CTV1 porte le titre « Débattre des pauvres ». Il consacre une partie de son dossier d’analyse de l’émission télévisée à l’intervention du père Joseph. J’y ai retrouvé avec bonheur et émotion son visage pris sur le vif et attentif autant que souriant ; son expression d’homme engagé, mais humble et sans fard. Ma contribution se veut un écho de l’image que le père Joseph a donné de lui – il y a 38 ans – quand il en avait 68.

Devant les caméras, qui le captent en gros plan, il déclare tout de go, avec quelques gestes des mains : « Jésus-Christ libérateur s’est fait l’un des pauvres, a vécu au milieu d’eux et comme un pauvre. Il s’est opposé à la misère. Ce que demandent les pauvres, c’est d’être libérés. » On peut donc bien dire qu’il va droit au but, sans ambages, tout en accord avec le message évangélique. C’est précisément celui des béatitudes évangéliques, « Heureux vous les pauvres », qui a été choisi pour titre de son deuxième ouvrage2.

Il insiste, dans la suite de l’émission, sur l’accueil des plus pauvres. Il sait ce dont il parle, lui qui est issu d’un milieu sous-prolétaire. Il affiche un regard douloureux, dans une émotion contenue, lorsqu’est rappelée la pénible tranche de vie de son enfance : la mort de sa sœur aînée par manque de nourriture. Il retient que – malgré la misère – ses parents apprennent à leurs enfants à partager avec les plus pauvres. Ce sens du partage l’a vivement marqué. Né en 1917 de parents immigrés européens venant de Pologne et d’Espagne, le jeune Joseph décroche avec courage son certificat d’études. Il envisage le métier de pâtissier-chocolatier. Il avoue que c’est la rencontre, dans le cadre de la JOC (la Jeunesse ouvrière chrétienne) des jeunes gens complètement abandonnés qui lui a révélé sa vocation. Il l’a pleinement accomplie.

Mais le père Joseph n’est pas vraiment un orateur et lors de l’émission ses phrases sont souvent inachevées, comme s’il était mal assuré. Ses expressions sont toutefois directes : « J’étais fait pour être le frère des autres,… aider les autres…, je suis entré au séminaire de Soissons. » L’émission reprend quelques éléments de sa vie : lui qui s’est juré de sortir de ce milieu vivant sous le seuil de la pauvreté, il est d’abord prêtre-ouvrier dans les mines du Douaisis, à Somain, à la Fosse de Sessevalle et lors d’un voyage en Italie au cours de l’Année sainte de 1950, il a visité les mines de sel en Sicile. Il est ensuite curé de campagne dans l’Aisne. En 1956, l’évêque le nomme aumônier du bidonville de Noisy-le-Grand, dans la région parisienne. Il déclare avec assurance qu’« ATD Quart Monde (y) est née en raison de l’extrême dénuement – plus grand qu’en Inde où travaille Mère Térésa. » Car en Inde les pauvres gardent leur culture, tandis qu’en France ils sont déracinés. Son expression est toutefois nettement attendrie lorsqu’il parle des enfants de Noisy-le-Grand qui sourient en accueillant comme leur grande sœur Mère Térésa de Calcutta.

Avec la force poignante du témoin

Quand alors il parle « des gens qui se mettaient debout pour affronter la misère », le père Joseph affiche la force poignante du témoin, sans aucune ostentation pourtant. Pour lui, une même volonté anime ces émigrés, prisonniers, étrangers et délaissés. En tant que citoyen, il « apostrophe » effectivement les téléspectateurs : « La démocratie ne progresse que si les plus démunis sont consultés pour construire une société fondée, non sur les privilèges, mais sur l’homme. » Il veut que diminue le nombre des « exclus de père en fils » et que soient extirpés de leur engrenage fatidique ou d’une mentalité fataliste ces trop nombreux exclus sociaux. L’histoire montre bien que la patience, la compréhension et la ténacité du père Joseph ont été exceptionnelles pour que les familles deviennent partenaires à part égale avec la société et sachent intervenir elles-mêmes pour y retrouver la dignité humaine et sociale.

Lorsque la parole lui est à nouveau donnée par Bernard Pivot, il apporte toujours son témoignage vécu sur le terrain, même s’il l’exprime par courtes interpellations :

« La misère est une insulte à la dignité !… Il faut des écoles et des instituteurs pour lutter contre cette misère… Les pauvres ne réclamaient pas du pain, ils réclamaient le savoir. Puis on a découvert qu’ils avaient aussi d’autres droits : logement, dignité. ATD Quart Monde a donc été un appel puissant qui sortait de la misère. »

On sait que pour conscientiser la société, il s’adresse aux étudiants et aux universitaires en France, à Paris, Lyon et ailleurs, ainsi qu’à Louvain en Belgique. Il crée également un Institut de recherche et de formation aux relations humaines. À ceci s’ajoute l’action des « alliés » et leur combat pour la dignité des êtres ; l’objectif à atteindre est la dignité des hommes.

Pendant cette émission télévisée de 81 minutes, le père Joseph est assis en face, notamment, de Claudette Combes, qui avoue un sentiment d’injustice à réparer vis-à-vis des pauvres. Sylvie Péju, assise à ses côtés, ne voit pas la présence de Dieu parmi les pauvres mais, dans son analyse d’une cité de transit aux portes de Paris, elle montre une passion contenue et une grande pudeur face à la misère des personnes : « Il faut se battre quand on vit dans un tel endroit» Vivement interpellé, il tient les yeux mi-clos fixés droits devant lui, et avec un sourire énigmatique répond ceci : « Dans la cité où je suis allé, je n’ai jamais été rejeté… Si vous aviez la foi, vous découvririez la foi des autres»

Si parfois le père Joseph déçoit le public par sa déficience verbale, par son expression un peu hachée et son sourire mi-caustique, mi-ironique, il a des paroles percutantes, difficiles à entendre ; car elles révèlent notre responsabilité dans l’existence de la misère des pauvres : « La société en a fait des déracinés et pour se laver de cette injustice, elle accable ces familles. »

Avec franchise, il justifie en finale le titre de son livre : Heureux vous les pauvres3 en déclarant sans hésiter et avec fermeté :

« Ce livre est l’expression même de la lecture des pauvres qui lisent simplement, autrement. C’est ‘le dire des pauvres’. Ils demandent d’être libérés d’une situation dans laquelle on les a acculés à vivre. »

Un homme d’une humilité peu commune

Interrogé à la suite de l’émission, le père Joseph nous a communiqué que malgré sa présentation assez discrète pour ne pas dire faible au niveau médiatique, la réalité de ces échanges télévisés – comprenant le réel contenu de ses paroles et laissant clairement transparaître son humilité – ont favorisé la connaissance de son livre et valorisé le mouvement ATD Quart Monde, déjà internationalisé à cette date.

Cette émission nous a valu de le connaître plus largement comme auteur et comme homme de la base. Elle nous a permis de l’apprécier dans sa simplicité peu commune et presqu’anonyme, mais jamais maladroite.

Pour conclure, disons que, parmi les invités de Bernard Pivot, le père Joseph ne fut pas le mieux mis en valeur, mais il a certes pu y rappeler les valeurs chrétiennes de dignité inaliénable de la personne et la confiance en l’amour et la solidarité. Il n’a pas été de ceux qui ne voient que l’horreur des misérables ou, pire encore, l’enrichissement de ceux qui les découvrent. Son humanité réservée s’est montrée au naturel, sans prétention, ni pression. Elle nous donne à voir que « la force du Christ agit dans la faiblesse » (cf. 2 Co 12,9) et que, à l’exemple de l’apôtre Paul, l’éloquence ne triomphe pas de la pertinence, même fragile, du discours.

1 Centre d’action et de documentation pour la télévision, N° 7 / ISSN 0773 9885.

2 Le premier, Les pauvres sont l’Église, paru en novembre 1983, aux Éd. Le Centurion, a été réédité aux Éd. du Cerf en 2010. Le père Joseph a publié

3 Heureux vous les pauvres, Éd. Cana, collection « L’Évangile lu par… », Paris, 1984, 293 p.

1 Centre d’action et de documentation pour la télévision, N° 7 / ISSN 0773 9885.

2 Le premier, Les pauvres sont l’Église, paru en novembre 1983, aux Éd. Le Centurion, a été réédité aux Éd. du Cerf en 2010. Le père Joseph a publié deux autres livres : Les pauvres, rencontre du vrai Dieu, aux Éd. du Cerf en 1985, et Paroles pour demain, aux Éd. Desclée de Brouwer, en 1986.

3 Heureux vous les pauvres, Éd. Cana, collection « L’Évangile lu par… », Paris, 1984, 293 p.

Christian Eeckhout

Frère dominicain, Christian Eeckhout a été rédacteur en chef des Cahiers de Télévision, en Belgique. Il a ensuite vécu au couvent de Jérusalem de 2003 à 2021. Il est maintenant prieur du couvent Fra Angelico à Louvain-la-Neuve.

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