L’Affaire de Newburgh : un révélateur du débat sur l’assistance sociale aux USA

Tamara Boussac

p. 52-55

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Tamara Boussac, « L’Affaire de Newburgh : un révélateur du débat sur l’assistance sociale aux USA », Revue Quart Monde, 269 | 2024/1, 52-55.

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Tamara Boussac, « L’Affaire de Newburgh : un révélateur du débat sur l’assistance sociale aux USA », Revue Quart Monde [En ligne], 269 | 2024/1, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11317

Au cours de l’été 1961, une petite ville de l’État de New York, Newburgh, sous l’impulsion de son city manager décide de s’attaquer aux aides versées aux pauvres. Ceux-ci sont accusés d’être des fraudeurs, des paresseux, venus s’installer à Newburgh et dans l’État de New York pour profiter des prestations sociales plus généreuses que dans le sud du pays. La thèse en histoire de Tamara Boussac, sous la direction de Romain Huret, a donné lieu à un livre : L’affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, publié aux Presses de Sciences Po à Paris en 2023.

Propos recueillis par Jean Tonglet (1re partie)
La suite de cet entretien avec Tamara Boussac sera publiée dans le prochain numéro de la Revue Quart Monde.

« Nous contestons le droit des programmes sociaux de contribuer à la taudification des villes, à la propagation des naissances hors mariage, à la propagation des maladies sociales chez les enfants et les adultes. Nous contestons le droit des tricheurs immoraux et des paresseux assistés de vampiriser l’assistance sociale à jamais. Nous contestons le droit des profiteurs à toucher plus d’argent grâce aux aides sociales que s’ils travaillaient. »1

Jean Tonglet : Votre livre2 s’ouvre avec cette citation du city manager de la ville de Newburgh, une petite ville à l’échelle d’un pays comme les USA ou d’un État comme celui de New York. Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à ce que vous appelez « l’affaire de Newburgh », jusqu’à y consacrer plusieurs années de votre vie en en faisant le sujet de votre thèse en histoire ?

Tamara Boussac : Quand je cherchais ce qui serait le sujet de ma thèse, je ne pensais pas tellement à la question de la pauvreté. Mon sujet était plutôt le conservatisme américain et le débat autour de la fiscalité. Je m’intéressais au débat, qu’on retrouve aussi en France et ailleurs, sur le conservatisme fiscal, le « trop d’impôts », et à travers cela, la critique de l’État et la remise en cause des politiques publiques, et notamment des politiques sociales. Je cherchais un cas d’étude me permettant de croiser ce conservatisme fiscal avec les problématiques urbaines. La pauvreté n’était pas vraiment dans mon radar, mais c’est mon directeur de thèse, Romain Huret, qui m’a dit un jour : « Mais est-ce que vous connaissez l’affaire de Newburgh ? » J’ai alors fait des recherches, et j’ai visionné un documentaire d’époque, en 1962, The Battle of Newburgh, disponible sur YouTube, et je me suis rendu compte que cela « cochait toutes mes cases ». J’ai aussi été frappée de voir à quel point le discours sur l’aide sociale tenu dans ce documentaire de 19623 semblait moderne : au niveau du lexique, on a l’impression que ces expressions, « désordre social », « welfare as way of life »,…, toutes ces expressions de l’époque font partie intégrante du lexique politique américain d’aujourd’hui. J’ai trouvé cela particulièrement intéressant, et la question de la pauvreté m’a aussi semblée intéressante parce qu’elle croise beaucoup de problématiques, celle du genre, l’histoire des femmes, celle de la race, l’histoire des inégalités raciales, etc. et c’est donc un sujet qui permet de croiser tous ces fils.

J.T. : Entrons dans le sujet, c’est quoi, alors, cette « affaire de Newburgh » ?

T.B. : Pour comprendre cette affaire, il est sans doute utile de parler un peu du contexte, notamment celui des évolutions des programmes d’assistance sociale après 1945 aux États-Unis. Quand on parle d’assistance sociale, à cette époque-là, on parle principalement d’un programme qui s’appelle Aid to Dependent Children (ADC). Il a été créé en 1935 en réponse à la catastrophe sociale que fut la crise des dettes des années 1930 aux États-Unis. C’est une aide sociale à destination de femmes seules avec des enfants à charge. En 1935, il est envisagé comme temporaire et principalement à destination de femmes blanches, veuves et qui auraient besoin de cette aide sociale pour subsister. Ce qui change après la Seconde Guerre mondiale, c’est qu’au lieu d’être temporaire, le programme se pérennise et compte de plus en plus de bénéficiaires. Cela va alerter un certain nombre d’élus et notamment d’élus locaux. Les caractéristiques sociales, démographiques des bénéficiaires changent également : de plus en plus de bénéficiaires sont des femmes noires qui pour beaucoup ont eu des enfants en dehors du mariage. L’affaire de Newburgh prend forme dans ce contexte d’angoisses politiques et administratives autour de l’assistance sociale. Elle commence pendant le mois de juin 1961 et va s’étendre sur tout l’été 1961, avec encore quelques débats qui ont eu lieu jusqu’au début de l’année 1962. Le point de départ est une décision du conseil municipal de cette ville de l’État de New York. C’est une petite ville peu connue, d’à peu près 30 000 habitants, à une centaine de kilomètres au nord de New York. Le conseil municipal de cette ville adopte une réforme assez brutale et drastique du système d’assistance sociale, avec comme objectif de restreindre les conditions d’accès aux programmes d’assistance sociale et notamment au programme ADC. Cette réforme prend la forme d’une série de treize mesures destinées à faire baisser les dépenses sociales et à faire baisser le nombre de bénéficiaires dans la ville. Une panoplie de mesures est adoptée, comme faire travailler de manière obligatoire les bénéficiaires à raison de 40 heures par semaine. Il y a aussi des mesures qui vont concerner plus précisément les femmes bénéficiaires, notamment en prévoyant la radiation des femmes qui auraient des enfants hors mariage, ou des mesures visant plutôt les migrants intérieurs, visant à s’assurer que les nouveaux arrivants à Newburgh sont venus dans la ville pour répondre à une offre d’emploi et pas pour toucher une aide sociale. Ce qui aurait pu rester un fait ou un événement local est devenu un enjeu au niveau de l’État de New York tout entier, avec des retombées aussi dans l’ensemble des États-Unis. Toute une série d’acteurs politiques vont prendre position sur ce qui se passe à Newburgh. Cette réforme ne sera finalement pas appliquée, elle va être suspendue administrativement par les autorités new-yorkaises avant d’être invalidée par un tribunal new-yorkais. Mais entre-temps, la presse va s’en saisir. Les élites politiques, notamment celles du mouvement conservateur de l’époque, vont aussi s’y intéresser. Dans l’autre camp, de nombreuses associations pour les droits civiques des Africains-Américains par exemple, vont aussi beaucoup s’intéresser à la question de la pauvreté et à celle plus spécifique de la pauvreté noire et des moyens à mettre en œuvre pour la résorber. Ce qui aurait pu rester un événement extrêmement local, extrêmement ponctuel va peu à peu structurer le débat national sur la question sociale.

J.T. : Dans les conclusions de votre livre, vous dites que cette affaire a été un peu oubliée et en même temps, qu’elle a eu un impact considérable. C’est un peu contradictoire, non ?

T.B. : Il est vrai que quand on regarde les archives des années 1960-1970 et jusque dans les années 1980, Newburgh reste une référence pour beaucoup de gens. Dans les commentaires dans la presse, dans les archives d’élus, notamment des élus new-yorkais qui, dans les années 1980, s’intéressent à la question de l’assistance sociale et à la manière dont il faudrait la réformer, cette affaire reste dans la tête de beaucoup, et va être mobilisée comme une manière d’appréhender ou de jauger les réformes. Mais la mémoire de l’événement lui-même est finalement assez peu présente dans la mémoire collective, dans la culture populaire des Américains. Néanmoins, c’est quand même une affaire et un événement qui est souvent cité dans les ouvrages d’histoire sociale, et notamment les ouvrages des années 1990 à 2000, sur la question de l’assistance sociale. Des ouvrages qui souvent ont été conçus ou écrits dans le contexte de la grande réforme de l’administration Clinton de 1996, une période où beaucoup de gens vont s’intéresser à l’assistance sociale et à son histoire. Et cette affaire de Newburgh est régulièrement citée. Elle marque en fait le début d’une période où l’assistance sociale, dans les discours publics et politiques, est immanquablement désignée comme un problème à résoudre. La réforme de Clinton de 1996 entendait résoudre ce problème de l’assistance sociale, considérée comme un des enjeux de politique intérieure majeure à la fin du XXe siècle aux États‑Unis.

J.T. : Quel a été le rôle de la presse dans cette affaire ?

T.B. : Elle a eu un rôle très important, en particulier dans l’exportation de ce scandale local. Très vite, le New York Times va s’en saisir et les relayer, mais aussi la presse quotidienne régionale, et pas seulement celle de l’État de New York, mais bien au-delà. C’est aussi le cas de grands magazines comme Newsweek, Times, etc. qui vont s’en emparer, et proposer un discours sur la pauvreté notamment sous la forme de caricatures, ou de photographies, qui vont contribuer à installer la figure du « mauvais pauvre », des « mauvaises pauvres ». On voit par exemple dans le New York Post, des photos de femmes noires, avec des logements insalubres, beaucoup d’enfants un peu négligés, ce qui est une véritable préfiguration du stéréotype qu’on verra émerger un peu plus tard, celui des welfare queens, les reines de l’assistance, un stéréotype mis en avant notamment par Ronald Reagan dans sa campagne électorale de 1970. Ce stéréotype genré et raciste est très présent dans la presse de l’époque. Initialement la presse va avoir un jugement assez favorable sur l’affaire. Elle considère en effet que l’assistance sociale est un problème, qu’il y a trop de bénéficiaires qui ne travaillent pas et qui choisissent de toucher des prestations sociales plutôt que de travailler ; que les migrations sont également un problème, et que les pauvres vont faire comme des choix stratégiques, et venir s’installer dans l’État de New York parce que les prestations sociales y sont plus généreuses et plus accessibles qu’ailleurs. Cela évoluera ensuite vers une polarisation avec des journaux comme le Washington Post qui vont contester la politique brutale préconisée par les autorités de Newburgh. Cette polarisation observée dans la presse annonce la polarisation qui va s’observer dans l’opinion et dans la classe politique américaine et qui va structurer le débat sur l’assistance sociale dans les années qui suivront.

1 Déclaration de Joseph McDowell Mitchell, city manager de Newburgh, National Broadcasting Company, “The Battle of Newburgh”, 28 janvier 1962, www.

2 L’affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, Tamara Boussac, Presses de Sciences Po, 2023.

3 Voir note 1.

1 Déclaration de Joseph McDowell Mitchell, city manager de Newburgh, National Broadcasting Company, “The Battle of Newburgh”, 28 janvier 1962, www.youtube.com/watch?v=k6CGv3iiYLg

2 L’affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, Tamara Boussac, Presses de Sciences Po, 2023.

3 Voir note 1.

Tamara Boussac

Tamara Boussac est docteure en histoire de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et maîtresse de conférences en études nord-américaines à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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