L’Affaire de Newburgh : un révélateur du débat sur l’assistance sociale aux USA (2/2)

Tamara Boussac and Jean Tonglet

p. 50-54

References

Bibliographical reference

Tamara Boussac and Jean Tonglet, « L’Affaire de Newburgh : un révélateur du débat sur l’assistance sociale aux USA (2/2) », Revue Quart Monde, 270 | 2024/2, 50-54.

Electronic reference

Tamara Boussac and Jean Tonglet, « L’Affaire de Newburgh : un révélateur du débat sur l’assistance sociale aux USA (2/2) », Revue Quart Monde [Online], 270 | 2024/2, Online since 01 December 2024, connection on 24 January 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11409

Au cours de l’été 1961, une petite ville de l’État de New York, Newburgh, sous l’impulsion de son City Manager décide de s’attaquer aux aides versées aux pauvres. Ceux-ci sont accusés d’être des fraudeurs, des paresseux, venus s’installer à Newburgh et dans l’État de New York pour profiter des prestations sociales plus généreuses que dans le sud du pays. La thèse en histoire de Tamara Boussac, sous la direction de Romain Huret, a donné lieu à un livre : L’affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, publié aux Presses de Sciences Po à Paris en 2023. La première partie de cet entretien a été publiée dans le n° 269 de la Revue Quart Monde, https://www.revue-quartmonde.org/11317.

Propos recueillis par Jean Tonglet (2e partie).

J.T. : Il est beaucoup question dans votre livre de la notion de « désordre social », utilisée notamment par le City Manager de Newburgh. Que recouvre cette notion ?

T.B. : C’est en effet un terme, welfare mess, que l’on retrouve beaucoup à cette époque et qui sera omniprésent dans le discours sur l’assistance sociale dans les années suivantes. Le premier désordre social dont il est question est le désordre familial. L’aide sociale étant dirigée vers les femmes seules avec enfants encouragerait les femmes à des naissances hors-mariage, leur permettant d’obtenir toujours plus d’allocations, et cette critique vise en particulier les femmes noires. C’est aussi une allusion au désordre administratif qui tient au fait que l’assistance sociale est cogérée par différents niveaux de pouvoir, du local au fédéral, et que ce mille-feuille administratif est d’une grande complexité. Le troisième désordre est le désordre migratoire. Le contexte est celui de la seconde grande migration des Africains-Américains du sud vers le nord, pour fuir les violences racistes, pour accéder à des emplois mieux rémunérés, etc. Mais cela s’accompagne d’un sentiment que cette migration est motivée par la recherche du recours à l’aide sociale, et que les États du Nord, comme l’État de New York, créent une sorte d’appel d’air avec leurs politiques sociales plus généreuses.

J.T. : Dans cette révolte contre l’aide sociale, contre les dépenses de l’assistance, quelle est la part que joue, d’une part, le racisme, et en particulier le racisme anti-noir, et quelle est, d’autre part, celle jouée par la révolte fiscale, le fait qu’on « paye trop d’impôts pour entretenir des gens qui ne travaillent pas » ?

T.B. : En réalité, ces deux questions sont liées. Le contexte auquel je faisais allusion précédemment – la seconde grande migration des noirs du sud vers le nord –, avec le changement des caractéristiques démographiques des bénéficiaires, est une source d’inquiétude pour de nombreux élus. Si l’on observe de près ce qui se passe à Newburgh, on s’aperçoit que cette réforme de l’aide sociale est menée de concert avec d’autres politiques, notamment dans le domaine du logement, à vocation ségrégationniste. Les politiques du logement menées à l’époque et notamment les programmes de rénovation urbaine visent – et c’est très clair aussi dans le cas de Newburgh qui mène un programme de ce type –, à détruire les quartiers noirs et à envoyer un signal fort à la population noire qui vient du sud des États-Unis pour les « désinciter » à la migration. Il faut savoir en effet que la population noire de cette ville s’est multipliée par trois depuis les années 1950. Ce fait inquiète les élus locaux et la proposition de réforme de l’aide sociale est vraiment pensée comme une mesure anti-migratoire et une mesure d’exclusion raciale. Les déclarations des élus locaux à la fin des années 1950, début des années 1960, sont très explicites sur cette question. Et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles un groupe d’acteurs parmi ceux qui luttent contre la pauvreté et l’injustice va particulièrement se mobiliser : les associations de défense des droits civiques. À Newburgh en particulier, la contestation contre la réforme de l’aide sociale va être menée par la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), une des grandes organisations de l’époque, qui a une antenne locale à Newburgh. Il est clair pour ces acteurs que les critiques ne portent pas simplement sur les pauvres mais spécifiquement sur les Noirs pauvres, et que si les programmes d’aide sociale posent autant problème, c’est parce que les populations noires en bénéficient de manière disproportionnée.

La question de la fiscalité est également très intéressante. On le voit très bien en étudiant les discours politiques, mais pas seulement. J’ai aussi étudié dans mon livre un certain nombre de lettres envoyées par des citoyens, par des administrés à leurs représentants élus. Ce qui en ressort, c’est à quel point l’argument fiscal, ce qu’on appelle l’identité de contribuable, est très largement invoqué pour contester les programmes d’aide sociale. Un des ressorts principaux de cet argumentaire est effectivement une sorte de ras-le-bol fiscal, en disant qu’on « paie trop d’impôts », qui ne vont pas nous servir à nous, les contribuables, mais servent à financer des programmes sociaux dont nous n’avons pas l’usage et qui font détourner du travail, des bonnes mœurs, etc. Et c’est là encore qu’on voit le lien avec la discrimination raciale parce que pour beaucoup la contribution fiscale pour financer des programmes sociaux est d’autant moins légitime qu’elle sert à subventionner des soi-disant « mauvais pauvres » et notamment des mauvais pauvres africains‑américains.

Donc il y a toute une critique du manque de réciprocité fiscale au sein du système de protection sociale, avec des impôts qui vont financer des populations soi-disant déméritantes, mais aussi, l’on voit revenir l’argument de la mauvaise gestion du système. Le système fédéral créé dans les années 1930 serait devenu complètement archaïque, et il faudrait revenir à une gestion de la pauvreté au niveau local comme c’était le cas avant les années 1930. L’État fédéral serait, par essence, un mauvais gestionnaire, parce qu’il ne connaît pas les réalités locales, il connaît mal le territoire et les différences d’une collectivité locale à l’autre, et donc au final, le système ne marche pas. Il y aurait une sorte d’irresponsabilité budgétaire et une mauvaise utilisation des ressources publiques. Ce discours va alimenter toute une critique conservatrice sur le rôle de l’État et sa légitimité, et évidemment la fiscalité joue un rôle très important dans ce discours.

J.T. : Vous dites deux choses apparemment contradictoires. D’abord, la réforme proposée par la ville de Newburgh a échoué, elle n’a jamais été mise en œuvre puisqu’elle a été cassée par un tribunal. Mais, vous dites aussi qu’elle a été, je cite : « la matrice d’un conservatisme structuré autour de l’assistance sociale ». Donc, d’un côté, la réforme a échoué, mais d’un autre elle a été exportée de manière massive dans le débat politique américain des décennies suivantes.

T.B. : Oui, tout à fait, et c’est quelque chose qu’on peut lire dans les ouvrages qui sont parus ou qui paraissent sur le mouvement néoconservateur. Au début des années 1960, les conservateurs sont en échec, Newburgh est une forme d’échec. La situation est réglée très rapidement par les tribunaux et les choses ne vont pas plus loin. L’élection présidentielle de 1964 est également un échec pour les conservateurs. Le candidat conservateur qui a eu l’investiture du Parti républicain, Barry Goldwater, va perdre d’une manière extraordinaire contre Lyndon Johnson, candidat démocrate, qui, au contraire propose une guerre contre la pauvreté extrêmement ambitieuse. Mais quand on regarde avec du recul cet échec initial on a presque l’impression que ces discours conservateurs sont venus trop tôt dans la chronologie politique. Quand on regarde aujourd’hui les déclarations politiques de Newburgh, quand on regarde certains documentaires de l’époque sur la question, ils nous semblent extraordinairement modernes. Et quand on écoute aujourd’hui certaines déclarations d’élus républicains sur les questions de la pauvreté ou de l’aide sociale, sur la question de la fraude également, cela nous semble extrêmement proche des déclarations des années 1960.

J.T. : Mais on observe cela aussi même chez certains démocrates, non ?

T.B. : Absolument ! On observe bien qu’à partir des années 1970, certes le Parti républicain devient de plus en plus conservateur, mais c’est le cas aussi du Parti démocrate. Les démocrates de New York qui représentent en principe l’incarnation du libéralisme de Roosevelt, la générosité de l’État social, vont adopter un discours extrêmement critique et la question de l’aide sociale joue un rôle très important dans cette translation idéologique des deux partis. C’est une histoire beaucoup plus large que celle des conservateurs qui se reconnaissent comme tels.

En fait, il faut avoir en tête plusieurs temporalités pour comprendre ce qui se passe à Newburgh. Ce que propose Newburgh au début des années 1960 est inspiré finalement d’un modèle assez ancien de gestion de la pauvreté : revenir à une gestion au niveau local, le travail obligatoire en contrepartie de l’aide sociale… Ce sont des choses qu’on retrouve dans les politiques plus anciennes des États-Unis en matière de lutte contre la pauvreté, importées de Grande-Bretagne. Et pourtant, il y a une autre temporalité à plus long terme dans l’après Newburgh. On se rend compte que ces méthodes qui sont jugées très cruelles, très brutales par beaucoup, auront progressivement pignon sur rue à partir de la fin des années 1960. Les réformes successives du système de protection sociale et du programme ADC1 à partir des années 1960 vont s’inspirer de plus en plus de ce qui a été fait à Newburgh. Un historien du conservatisme John Andrew III va remarquer dans les années 2000 que la réforme de la protection sociale de l’administration Clinton en 1995-1996, si on la compare à ce qui était proposé à Newburgh, montre une continuité entre les deux approches, avec la question du travail, des familles, de la limitation de l’aide sociale aux étrangers. Ces éléments importants de la réforme de 1996 sont déjà contenus dans la réforme de Newburgh. Entre-temps, plusieurs présidents sont passés et le paysage politique s’est entièrement restructuré autour de ces enjeux. On s’aperçoit donc que, malgré l’échec initial, il y a eu des transformations à plus long terme.

J.T. : En quoi cette affaire, qui s’est produite aux USA, dans une petite ville, qui a eu l’impact que vous venez de décrire, sur les politiques américaines, même à plus long terme, en quoi est-elle parlante pour nous ici au niveau européen, en quoi est-elle en lien avec l’actualité que nous vivons ici en France, et plus largement dans les pays de l’Union européenne, dans le domaine de la lutte contre la pauvreté ?

T.B. : Quand je vois le débat contemporain en France sur l’avenir de l’aide sociale, je suis frappée de voir comment des méthodes semblent inspirées de l’exemple américain. Il suffit de penser au débat qu’il y a eu sur la réforme récente du RSA2, avec la proposition d’obliger les bénéficiaires à des heures de travaux d’intérêt général en contrepartie de l’aide qu’ils reçoivent. Ou aussi, dans le contexte du projet de loi sur l’immigration de 2023, la volonté de limiter l’accès des étrangers à l’aide sociale en conditionnant l’accès à certaines prestations à une durée minimale de séjour en France. Tout cela, ce sont des pratiques qui sont très largement répandues, et dans un certain sens, acquises par les Américains, leurs élus, l’opinion publique. Et quand je suis les débats politiques en France, je suis très frappée par les similitudes que j’observe. Dans un sens, cela incite au pessimisme, quand on voit l’évolution du débat aux États-Unis des années 1960 à aujourd’hui, ce n’est pas très réjouissant, mais cela incite aussi à la vigilance pour ne pas être dupes de certains discours qui circulent.

Il est intéressant de voir comment ces idées circulent, d’étudier la circulation transnationale, transatlantique aussi, de ces idées très antisociales, des critiques virulentes sur la pauvreté et sur les pauvres eux-mêmes. L’une des choses qu’on voit apparaître en France, par exemple, c’est la question des parents défaillants, ou celle de l’absence paternelle. L’absence des pères dans la famille créerait une forme de pathologie sociale qui se traduirait par le recours à l’aide sociale et la chute dans la délinquance. Il faudrait donc réguler l’aide sociale pour réguler la parentalité et les comportements des enfants. Or cette question de la défaillance et de l’absence paternelle est une question tout à fait centrale aux États-Unis, à partir des années 1950, dans les études sur la pauvreté et dans les politiques à partir des années 1960 et jusqu’à aujourd’hui. Je trouve extrêmement inquiétant qu’on voie ces idées poindre en France. J’en suis d’autant plus inquiète que la réforme du RSA votée récemment est passée dans une forme de totale indifférence. Il y a eu très peu de débats dans la société sur la question du statut du travail dans le cadre du RSA. Je ne sais pas si on peut apprendre quelque chose de ce qui s’est passé aux USA pour éclairer le débat français, mais peut-être qu’un livre comme le mien peut éclairer certains impensés et mettre en lumière la dangerosité de certains discours et de certaines réformes…

J.T. : Et aussi de certaines pratiques, comme par exemple, l’algorithme utilisé par les caisses d’allocations familiales pour faire la chasse aux fraudeurs, dans lequel un des critères retenus à charge est le fait d’être une femme seule. On va actionner plus facilement un contrôle parce qu’il y a suspicion d’une fraude potentielle.

T.B. : Tout à fait. Cela n’a rien à voir au niveau des moyens, mais aux USA dans les années 1950, selon la même logique, les travailleurs sociaux dans certaines collectivités locales vont mettre en œuvre des inspections très spécifiques pour traquer la fraude potentielle des femmes seules, notamment en faisant des visites impromptues, non annoncées dans certains domiciles pour voir justement si les femmes sont en train de frauder ou non, si elles ne cohabiteraient pas avec un conjoint qui participerait aux finances du foyer de manière non déclarée.

1 ADC : acronyme de Aid to Dependent Children.

2 RSA : le Revenu de solidarité active assure aux personnes sans ressources un niveau minimum de revenu qui varie selon la composition du foyer.

  • Make America work again ? Quand la révolution conservatrice s'en prend aux aides sociales

    À l’été 1961, les élus locaux de Newburgh, ville de l’État de New York, lancent une réforme réduisant l’assistance sociale aux pauvres. Sous le feu des projecteurs nationaux, l’affaire est reprise par la droite conservatrice et marque un tournant dans l’histoire de l’État-providence américain.

    Avec Tamara Boussac Historienne, maîtresse de conférence en études nord-américaine à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

    Emission diffusée sur France Culture le 16 octobre 2024, dans l'émission "Le cours de l'Histoire".

    Durée: 58'

1 ADC : acronyme de Aid to Dependent Children.

2 RSA : le Revenu de solidarité active assure aux personnes sans ressources un niveau minimum de revenu qui varie selon la composition du foyer.

Tamara Boussac

Tamara Boussac est docteure en histoire de l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS) et maîtresse de conférences en études nord-américaines à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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