De l’émancipation des plus pauvres : les pédagogies de Joseph Wresinski et de Paulo Freire

Gabriella Kiss

p. 55-59

References

Bibliographical reference

Gabriella Kiss, « De l’émancipation des plus pauvres : les pédagogies de Joseph Wresinski et de Paulo Freire », Revue Quart Monde, 270 | 2024/2, 55-59.

Electronic reference

Gabriella Kiss, « De l’émancipation des plus pauvres : les pédagogies de Joseph Wresinski et de Paulo Freire », Revue Quart Monde [Online], 270 | 2024/2, Online since 01 December 2024, connection on 16 January 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11410

Dans cet article, l’auteure examine certains des principes importants de la pédagogie de Joseph Wresinski et celle de Paulo Freire, un des pères de la pédagogie critique, figure emblématique de la pédagogie de la théologie de la libération. Cette analyse comparative – dont l’idée est étroitement liée à l’édition hongroise du livre du père Joseph Les pauvres sont l’Église dont elle a été la traductrice – permet de mettre en évidence quelques-unes des similitudes et des différences entre leurs conceptions, dont les contours se profilent derrière leurs pratiques.

Hommage à Péter Mustó

La version imprimée de cet article avait été abrégée. Le texte ci-joint est la version intégrale de l'article.

C’est la traduction et l’édition hongroise du livre Les pauvres sont l’Église1, du père Joseph Wresinski, qui est au point de départ de cette réflexion. L’édition hongroise du livre, publiée en 2010, a été recommandée aux lecteurs hongrois par le jésuite Péter Mustó2 dans sa postface. Il y écrit, entre autres, ce qui suit :

« Je ne l’ai rencontré en personne [c’est-à-dire, le père Joseph] qu’une seule fois, au début des années 1980. Je connaissais depuis longtemps son Mouvement et ses volontaires dans les bidonvilles de Paris et de Marseille et leur avais rendu visite à plusieurs reprises. Ils ont façonné ma vision. (…) C’est un ami et proche collaborateur qui m’a présenté à lui. Nous savions tous les deux qui nous rencontrions et nous avions une grande estime l’un pour l’autre. Malheureusement pour nous, il a immédiatement soulevé la question de la sympathie des chrétiens latino-américains pour la révolution. Je ne savais pas alors qu’il rejetait catégoriquement la position de la révolution sandiniste nicaraguayenne et le courant sud-américain de la théologie dite de la libération, qui s’opposait au capitalisme sauvage et appelait à un changement de régime social, politique et économique sur la base de l’Évangile de Jésus-Christ3. C’est précisément cette perspective de changement de régime qui m’inspirait au début des années quatre-vingt. (…) Nous avons rapidement entamé un débat qui n’a pas donné de résultats, c’est-à-dire que nos positions n’étaient pas convergentes, nous ne nous comprenions pas. »4

La théologie de la libération est une théologie contextuelle qui a vu le jour en Amérique latine dans la seconde moitié du XXe siècle et qui se concentre sur la pratique de la libération des pauvres5. Son enseignement a fortement marqué la pédagogie de la libération de Freire. Ainsi, pour présenter les défis majeurs de ce courant théologique dans le domaine de l’éducation, il nous semble pertinent d’esquisser les principes de base de la pédagogie freirienne.

Une analyse approfondie des points autour desquels les comparaisons seraient possibles voire fructueuses dépasse bien sûr largement le cadre de cet article. Je tenterai ici de mettre en évidence trois axes fondamentaux qui, à mon avis, sont révélateurs pour l’essence des deux conceptions.

D’abord, j’explorerai ce que le terme « pauvre » signifie pour eux, c’est-à-dire comment ils définissent la population dont ils cherchent à promouvoir l’émancipation par l’accès au savoir.

Dans un deuxième temps, j’examinerai les spécificités de l’éducation émancipatoire qu’ils considèrent comme appropriée à cette fin.

Enfin, nous verrons le rapport des éléments traités ci-dessus avec le renouveau de la théologie de l’Église catholique, et en particulier l’inculturation consciente et cohérente qui s’est imposée au Concile Vatican II dans le contexte du renouveau radical de l’activité missionnaire.

Pour commencer, il convient d’examiner comment, pour Freire comme pour Wresinski, le problème de la pauvreté est à la fois personnel et social.

Paulo Freire : les opprimés

Paulo Freire est né dans un Brésil marqué par des disparités extrêmes entre les régions et les groupes sociaux, et par l’analphabétisme qui touchait une grande partie de la population adulte. Il a également été personnellement touché par les graves problèmes auxquels le pays a été confronté. La faim et les privations vécues pendant la Grande Dépression l’ont marqué pour toute la vie et ont développé en lui une empathie pour ceux qui étaient dans la situation de pauvreté. Après avoir obtenu son diplôme de droit, il s’est tourné vers l’éducation des populations les plus vulnérables de la société brésilienne6. Pour Freire, ce sont les 27 millions d’adultes analphabètes, vivant en grande partie dans les régions agricoles sous-développées du pays. Empruntant un terme au marxisme, il les désigne le plus souvent comme « opprimés » ce qui exprime le fait que, pour Freire, leur situation est essentiellement déterminée par leur relation avec leurs oppresseurs : ils sont privés de richesse économique, de pouvoir politique et de sources de savoir, jusqu’à la perte d’identité. Cette privation multiple déforme leur vision du monde : ils sous-estiment eux-mêmes leur propre savoir, leur culture et leur créativité. Pourtant, Freire ne les considère pas comme des exclus, mais plutôt comme une partie intégrante de la société malgré leur situation misérable, puisque leur dépendance est une condition élémentaire pour le fonctionnement d’une société fondée sur l’injustice et l’inégalité sociale, et qu’elle légitime les mesures d’aide sociale – égoïstes – de la politique. Le manque d’accès au savoir donne aux opprimés une sorte de conscience mythique qui les empêche d’être des sujets autonomes de leur destin individuel et collectif. Freire appelle cette attitude « une culture du silence ». Il considère qu’il s’agit là d’une violence à laquelle il est possible de mettre fin en mettant en œuvre une pédagogie libératrice7.

Joseph Wresinski : le Quart Monde

Si on veut comprendre ce que signifie le pauvre pour Wresinski, il nous semble pertinent de prendre le point de départ de son anthropologie chrétienne selon lequel l’indivisibilité des droits de l’homme vient directement de la filiation divine de l’homme et l’image de Dieu et la dignité infinie et inaliénable qu’elle implique se manifestent le plus clairement et sans ambiguïté dans la personne humaine, exclue de la société et déformée par la pauvreté8. Contrairement à la perception sociale stigmatisante, il ne les considère pas comme des objets de pitié à traiter par l’assistance sociale, mais comme des sujets qui, à condition que la société les considère également comme des sujets, seront capables de prendre des décisions autonomes et d’assumer la responsabilité de leurs actes. Il souligne leur statut de sujet en leur donnant un nom : le « Quart Monde ». Au-delà des déficits qui s’accumulent jusqu’à l’absence d’identité, il voit le Quart Monde comme une communauté de destin : un « peuple », uni non seulement par un isolement général résultant d’une privation multiple, mais par des situations de vie partagées au sein d’un groupe spécifique, héritées du passé, et par des réponses à des situations de vie étrangères à la société majoritaire, mais cohérentes, fondées sur des savoirs forgés par l’expérience. Il n’accepte pas de les traiter comme des assistés par les organisations caritatives, ce qui les relègue à la passivité, et sollicite une participation active à toutes les initiatives en leur faveur. Il fonde le Mouvement ATD Quart Monde qui « s’est bâti sur cette réalité-là : être sûr de tout faire pour connaître la volonté des plus pauvres, pour savoir ce qu’ils disent et pourquoi ils le disent. »9 Il reconnaît leur savoir comme un savoir incontestable et autonome et lutte, avec son Mouvement, pour la reconnaissance de ce savoir par l’ensemble de la société.

Ni Freire ni Wresinski n’acceptent que la pauvreté – et la déshumanisation qui l’accompagne – soit une fatalité : puisqu’elle a été créée par l’être humain au cours de l’histoire, elle doit être abolie par l’être humain – mais cela demande un effort, voire une lutte, un combat10. Ils considèrent les plus pauvres comme des acteurs de leur libération, comme des détenteurs exclusifs d’un savoir unique basé sur l’expérience de la vie qui n’est pas reconnu par la société, mais qui est non seulement utile mais aussi essentiel pour la société dans son ensemble. Ils considèrent que l’éducation adaptée à leur situation et à leurs besoins est un aspect essentiel de leur émancipation sociale. Cependant, comme ils constatent que pour les groupes marginalisés, l’école – et toute institution éducative qui s’inscrit dans la structure existante – n’est pas en mesure de remplir sa fonction de réduction des inégalités sociales, car au lieu de les réduire, elle les conserve à long terme, et même cherche à les perpétuer. Ils considèrent qu’il est nécessaire de mettre en place de nouvelles structures et de nouvelles institutions pour leur fournir des connaissances.

Pédagogie émancipatoire basée sur la praxis

Leurs visions sur les plus pauvres marquent profondément leurs démarches pédagogiques. Ils considèrent que le chemin de l’émancipation sociale passe par une approche pédagogique spécifique qui choisit de poser ses questions et de façonner sa pratique du point de vue des opprimés et des exclus. Les institutions de l’éducation populaire, répandues en Europe à partir de la deuxième moitié du 19e siècle, qui ont également été créées dans le but de promouvoir l’émancipation sociale des adultes défavorisés, s’adressaient généralement à une couche privilégiée de ce groupe, sélectionnée, jugée en être digne et consciente d’elle-même, et cherchaient à les réintégrer dans le cadre établi de la société existante. En revanche, d’une part, les efforts de Freire et de Wresinski étaient véritablement centrés sur la population vivant dans la plus grande misère, d’autre part ils sont tous deux convaincus que seule une pédagogie fondée sur « la vision particulière du monde » des pauvres11 peut conduire à une véritable émancipation. En d’autres termes, tout programme visant cette émancipation doit s’enraciner dans leur situation concrète et existentielle, et la solution ne doit pas se situer à un niveau purement intellectuel, mais au niveau de l’action. Pour ce faire, « l’invasion culturelle » du pouvoir en place doit être remplacée par une culture de dialogue, et ce changement entraînera inévitablement un changement de la société dans son ensemble.

Chez Freire, le principe de dialogue s’incarne avant tout dans un programme concret d’éradication de l’analphabétisme12. Dans les cercles culturels mis en place à cet effet, des « thèmes générateurs » déclenchent des discussions de groupe et sont suivies d’analyses de situation et d’actions qui en découlent. Le processus d’apprentissage ne se déroule pas dans le cadre rigide et traditionnel d’une salle de classe mais dans des « cercles démocratiques ». L’élève n’est plus soumis à l’autorité de l’enseignant-éducateur et l’apprentissage lui-même n’est pas le résultat d’une déduction imposée par l’éducateur mais d’un dialogue entre les deux.

Le dialogue est un concept-clé également dans la praxis pédagogique de Wresinski13.Dans l’Université populaire Quart Monde qu’il a fondée, des savoirs de différents horizons se croisent. Ils ne sont pas juxtaposés ou réduits à un modèle unique mais s’insèrent les uns dans les autres et forment un nouveau savoir résultant d’une action collective qui répond à la réalité, en réponse à des besoins de plus en plus conscients14.

L’Université populaire Quart Monde se veut donc un espace d’émancipation sociale, à la fois en reconnaissant les savoirs expérientiels des plus démunis et en offrant un forum de partage et de transfert de ces savoirs. En termes pédagogiques, cela signifie que Wresinski, inversant la perspective du Quart Monde et de la société, reconnaît la réalité des plus pauvres comme point de départ, et la sagesse du Quart Monde comme un savoir autonome souverain. Les rencontres régulières de l’Université populaire Quart Monde ne sont pas seulement l’occasion d’exprimer des opinions sur les questions de pauvreté, mais plutôt de passer toutes les réflexions au prisme de la grande pauvreté. Les nombreuses interactions parmi les participants aboutissent à de nouveaux savoirs créés ensemble. Les objectifs majeurs de l’Université populaire Quart Monde peuvent être définis essentiellement à partir de ses activités : entamer un dialogue social, encourager et développer l’expression personnelle et collective, induire l’apprentissage et, finalement, créer un changement social15.

Une caractéristique importante de la pédagogie de la libération de Freire, tout comme celle de l’Université populaire Quart Monde, est que les sujets proposés à partager ne sont pas présentés comme des solutions toutes faites mais comme des problèmes à résoudre. Ils sont convaincus que l’effet pédagogique ne peut pas résulter d’une ingérence directe – qu’ils considèrent comme une violation de l’autonomie de l’autre, c’est-à-dire, une intervention – mais plutôt d’une coopération délicate et harmonieuse entre l’animateur et le participant, des interactions constantes et multiples entre les deux parties. Cela nécessite une compréhension de l'autre, un langage commun et une réception créative de sa culture: l'inculturation.

Le rôle de l’inculturation dans leurs pédagogies

Le concept et le terme « inculturation » sont en fait soulevés par la théologie, dans le contexte de la mission d’évangélisation – mais ils connaissent également une utilisation légitime dans d’autres disciplines aussi comme l’ethnographie ou l’anthropologie culturelle. Il s’agit d’un impact qui, dans la transmission d’une valeur culturelle, touche l’être humain dans sa pleine humanité et affecte la totalité de sa vie individuelle et communautaire16 . Bien qu’elle ait une longue histoire dans la pratique de l’Église catholique17, ce n’est que le Concile Vatican II qui la légitime et lui attribue une importance privilégiée dans le renouveau de l’action missionnaire18. Selon la définition du Concile, l’inculturation est un échange, un dialogue fructueux de deux cultures, transmission et réception mutuelle, pour le bénéfice et l’enrichissement de tous. Tout en soulignant l’importance d’insérer le message de l’Évangile dans la culture humaine universelle, il déclare que cela ne doit pas se faire au détriment de la culture locale d’aucun peuple. Suivant une logique parallèle, Freire et Wresinski acceptent et légitiment l’exigence des plus pauvres pour que la société majoritaire abandonne son monopole culturel et qu’elle sorte de son (faux) sentiment de supériorité culturelle. En d’autres termes, au même titre que tous les peuples, les plus pauvres ont également le droit de participer au développement humain universel, et ils ne devraient pas être privés de la liberté d’apporter leur culture et leur expérience de vie au savoir commun de l’humanité.

La reconnaissance de l’importance de l’inculturation est en fait un aspect du changement d’approche de l’Église qui s’est opéré depuis Vatican II. Cette nouvelle vision se reflète également dans l’évolution de l’attitude de l’Église à l’égard de pauvres. Les documents et les déclarations papales conçus dans cet esprit ouvrent de nouveaux horizons et deviennent un point de référence et d’inspiration évident pour la théologie de libération qui, comme nous l’avons vu plus haut, a profondément marqué la pédagogie de Paulo Freire et pour Wresinski, qui trouve dans la déclaration de Jean XXIII une confirmation concrète de sa conviction que l’Église est l’Église de tous, mais « avant tout l’Église des pauvres ».

« La théologie de la libération est la première expérience qui confronte la situation et la culture (ou l'absence de culture) de l'Église ou des Églises "locales" avec le message de la foi chrétienne dans le contexte de "l'Église universelle" et s'avère être l'une des entreprises les plus frappantes du pluralisme théologique ».19 Elle ne met pas seulement l'accent sur la mystique de la pauvreté, mais lui donne également une nouvelle dimension. S'appuyant sur l'enseignement de la Bible, elle donne une nouvelle dimension au concept de la pauvreté. En effet, elle souligne que Dieu apparaît déjà dans l'Ancien Testament comme libérateur car il conduit le peuple d'Israël hors de la captivité et de l'oppression sociale. Après, le Jésus du Nouveau Testament est un prophète de la lutte contre la pauvreté et l'injustice. La théologie de la libération ne se contente donc pas d'un monde injuste. Elle affirme que la fidélité à l'Évangile n'est pas seulement une assistance charitable aux pauvres, mais aussi une action pour un changement social concret dans la société, c'est-à-dire qu'elle a une dimension politique. En ce sens, le christianisme responsable et authentique est à la fois un engagement en faveur des droits politiques, économiques, sociaux et culturels fondamentaux des êtres humains et de leur dignité en tant qu'enfants de Dieu, et donc en faveur d'une société à visage humain20. »

Les « éducateurs » du programme d’alphabétisation tout comme ceux de l’Université populaire Quart Monde ont dû quitter l’univers de leur propre culture, sortir du paradigme de « l’invasion culturelle » qui la caractérise pour rendre possible la rencontre de deux cultures, deux univers, entre lesquels il n’y avait ni de chemin qui aurait mené de l’un vers l’autre, ni de langage commun. Le défi a donc consisté à trouver un langage qui pourra être partagé et à bâtir un chemin qui pourra être pris ensemble pour que les efforts puissent mener les participants de deux savoirs séparés et incomplets à l’émergence d’un nouveau savoir, mutuellement accepté, c’est-à-dire, à une véritable émancipation impliquant les deux parties. Dans le cœur de leur inculturation est inscrit le principe fondamental que l’action pédagogique doit se fonder sur la réalité connue et vécue par le plus pauvre, elle doit s’exprimer dans le nouveau langage, et viser à lui permettre de réfléchir de manière critique et d’agir de manière autonome à l’issue du processus d’apprentissage.

Le point de départ du programme d’alphabétisation de Freire est le savoir expérientiel des participants : leur vision du monde, leurs coutumes, leur façon de parler, leurs croyances religieuses. La pratique qui en découle crée une nouvelle relation entre les participants au processus d’apprentissage dans laquelle il n’existera plus ni éducateur ni élève mais éducateur-élève et élève-éducateur et les deux participent avec tous leurs êtres à la construction d’un nouveau savoir commun ce qui entraîne un épanouissement mutuel de leurs personnalités.

La principale originalité de l’Université populaire Quart Monde est aussi la co-construction avec les populations défavorisées, à savoir la reconnaissance du rôle proactif des familles, la pratique du partage des savoirs et déjà la naissance du « Quart Monde » comme identité positive. En valorisant le savoir expérientiel des plus pauvres comme point de départ et en impliquant d’autres acteurs sociaux dans le partage des savoirs, elle renverse l’optique par laquelle le processus d’apprentissage peut être perçu. Il s’agit d’un changement fondamental concernant la source prioritaire et ainsi la direction de la transmission des savoirs aussi. Sur ses forums, des dialogues s’établissent entre les participants venus de différents horizons. Ces dialogues entraînent un processus de prise de conscience aux niveaux individuel et communautaire ainsi qu’une réciprocité dans les relations à l’intérieur et à l’extérieur du groupe. Donc, une inculturation réussie fait naître de nouvelles relations sociales non seulement au sein du Quart Monde, mais dans la société majoritaire aussi.

Conclusion : Un message d’espérance, de combat et de persévérance

Comme nous l’avons vu, lorsque l’on compare l’œuvre de Wresinski et celle de Freire, quelques points de ressemblance se détachent d’une manière particulièrement marquante.

Dans les milieux brésilien et français où ils ont vécu et travaillé, ils ont accordé une grande priorité à l’émancipation sociale des adultes défavorisés ; leurs recherches passionnées ont ouvert de nouvelles pistes et ont donné lieu à une praxis gardant toujours sa validité – tout en montrant la spécificité de leur méthode particulière qui est devenu respectivement leur « label personnel ».

Leurs pédagogies ont été créées avec l’ambition de fournir aux adultes défavorisés qui sont privés même des canaux traditionnels de les acquérir les connaissances nécessaires pour participer aux processus socio-économiques en tant que partenaires sur pied d’égalité. Ils ont posé des questions fondamentales, et à travers leurs praxis pédagogiques et les systèmes qui se dessinent derrière, ils ont désigné des directions qui semblent largement dépasser une validité locale.

Si la théologie de la libération en Amérique latine n'a pas rejeté la possibilité de changer le système politique dans la réalisation pratique de l'émancipation des plus pauvres, la raison en est très probablement le désespoir persistant (des conditions de vie) de millions de pauvres. Pourtant, on peut découvrir beaucoup plus de ressemblances que de différences entre les œuvres de l’un et de l’autre.

Les deux ont réussi à entamer un dialogue avec les plus défavorisés, à ouvrir une vraie voie de communication entre les acteurs sociaux venus d’horizons très divers, à rassembler autour d’eux des milliers de collaborateurs, éducateurs, experts, volontaires, alliés – qui, souvent, consacraient toute leur vie à l’émancipation des plus démunis. Et malgré tant de difficultés, d’indifférence, d’attaques, ils n’ont cessé de garder et diffuser jusqu’au bout le message d’espérance, de combat et de persévérance.

1 Wresinski Joseph, Les pauvres sont l’Église, Éd. du Cerf, Éd. Quart Monde, Paris, 2011.

2 Mustó Péter, SJ, est né en 1935 à Derecske, en Hongrie et décédé en Allemagne en août 2023. Entre 1945 et 1991, il a vécu à l’étranger. Il est entré

3 En réalité, plus que d’un rejet catégorique, il faudrait parler d’une réserve profonde du père Joseph à l’égard de certaines formes de la théologie

4 Wresinski Joseph : Szegények egyháza, Pannonhalma, Bencés Kiadó, 2010, p. 390-391.

5 Le fait que l’Amérique latine ait connu des changements politiques et sociaux majeurs depuis le milieu du siècle a joué un rôle important dans son

6 Gerhardt Heinz-Peter, « Paulo Freire », in Perspectivas: revista trimestral de educación comparada, París, UNESCO, Oficina Internacional de

7 Freire Paulo, L’éducation : pratique de la liberté, Éd. du Cerf, Paris, 1971.

8 Begasse de Dhaem Amaury, Théologie de filiation et universalité du salut. L’anthropologie théologique de Joseph Wresinski, Éd. du Cerf, Paris, 2011.

9 Wresinski Joseph, Les pauvres sont l’Église, Éd. du Cerf, Éd. Quart Monde, Paris, 2011, p. 253.

10 Dans l’esprit de ce combat, Wresinski, à la tête de la délégation Quart Monde, a été reçu personnellement par les chefs d’État français, a rendu

11 Freire Paulo, La pédagogie des opprimés, Éd. Maspero, Paris, 1980, p. 80.

12 Tout en admettant que durant toute sa vie, les idées de Freire aient été en mouvement constant, lui-même sans cesse en apprentissage et en

13 « La responsabilité morale et politique et la rigueur scientifique obligent l’Université à se tourner vers le Quart Monde, non pas pour enseigner d

14 Cf. La charte du croisement des savoirs et des pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale.

15 Defraigne-Tardieu Geneviève, L’Université populaire Quart Monde. La construction du savoir émancipatoire, Presses universitaires de Paris Ouest

16 Boda László: Inkulturáció, egyház, Európa: Az Evangélium és a kultúrák átültetése. Mundecon, Budapest, 1994, p. 47

17 Voir par exemple, les missions jésuites en Inde, en Chine ou en Amérique latine, à partir du XVIIe siècle.

18 La Constitution Gaudium et Spes affirme que l'Eglise accepte la diversité et la pluralité des cultures. « Constamment fidèle à sa propre tradition

19 Boda László: op. cit. p. 109

20 Sayer, Josef : Előszó. In: Gutiérrez, Gustavo – Müller, Gerhard Ludwig: A szegények oldalán. A felszabadítási teológia. Új Ember, Budapest, 2016, p

BEGASSE DE DHAEM, Amaury : Théologie de filiation et universalité du salut. L’anthropologie théologique de Joseph Wresinski. Cerf, Paris, 2011

BODA László : Inkulturáció, egyház, Európa: Az Evangélium és a kultúrák átültetése. Mundecon, Budapest, 1994

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WRESINSKI, Joseph: Les pauvres sont l’Église. Paris, Éditions Cerf, Éditions Quart Monde, 2011

1 Wresinski Joseph, Les pauvres sont l’Église, Éd. du Cerf, Éd. Quart Monde, Paris, 2011.

2 Mustó Péter, SJ, est né en 1935 à Derecske, en Hongrie et décédé en Allemagne en août 2023. Entre 1945 et 1991, il a vécu à l’étranger. Il est entré dans l’Ordre des Jésuites en 1953. Il a étudié la philosophie en France et la théologie en Allemagne. Il a été ordonné prêtre en 1963. Dans l’esprit du Concile Vatican II, il s’est intéressé aux personnes d’autres religions, aux opposants au système politique en place et aux blessés de la société de bien-être. De 1979 à 1991, il a vécu et travaillé dans un bidonville de Bogotá, en Colombie. Son objectif était de renforcer les familles vulnérables et la communauté dans un lieu de violence et de pauvreté, souvent avec des guérilleros ayant un casier judiciaire. Après le changement de régime de 1990, il est rentré en Hongrie, et jusqu’à son décès, a donné des retraites de méditation en Hongrie. Il a enseigné la prière. Sa vision radicale, fondée sur les enseignements de l’Évangile, a eu un impact profond sur ma vision du monde. C’est à son initiative que j’ai traduit le livre Les pauvres sont l’Église et que je lui ai cherché un éditeur. La traduction hongroise a été publiée en 2010, aux Éditions Bencés Kiadó.

3 En réalité, plus que d’un rejet catégorique, il faudrait parler d’une réserve profonde du père Joseph à l’égard de certaines formes de la théologie de la libération : s’enracine-t-elle vraiment dans la vie des plus pauvres, ou s’arrête-t-elle à un certain moment, là où certains d’entre eux parlaient, pour désigner les plus pauvres, des « insignifiants » ? Les communautés de base atteignent-elles vraiment les plus pauvres ? Les plus pauvres ne risquent-ils pas d’être les premières victimes de la lutte violente et des représailles qu’elle entraîne ?

4 Wresinski Joseph : Szegények egyháza, Pannonhalma, Bencés Kiadó, 2010, p. 390-391.

5 Le fait que l’Amérique latine ait connu des changements politiques et sociaux majeurs depuis le milieu du siècle a joué un rôle important dans son développement. À partir du milieu des années 1960, les coups d’État militaires ont succédé aux démocraties de façade. Les dictatures répriment les mouvements populaires et favorisent les intérêts des puissances économiques multinationales. Les pauvres et les opprimés n’existent pas pour la société et, face à la pauvreté structurelle qui provoque une crise de plus en plus grave sur tout le continent, l’Église ne peut pas se dérober : comment parler de l’amour de Dieu quand le monde est en proie à la pauvreté et à l’injustice ? Comment peut-on dire authentiquement aux pauvres, qui luttent pour survivre au quotidien, que Dieu les aime ? (Kovacs, 2008) Le puissant mouvement théologique et ecclésial qui a émergé en réponse à ces questions a donné naissance à un certain nombre de courants théologiques, tous très différents les uns des autres, mais dont le point commun est encore plus important que leurs différences : les dictatures militaires, les graves injustices sociales et l’oppression des pauvres qui dominent le contexte sociopolitique, d’une part, et la position ferme de l’Église en faveur des exploités, de l’autre.

6 Gerhardt Heinz-Peter, « Paulo Freire », in Perspectivas: revista trimestral de educación comparada, París, UNESCO, Oficina Internacional de Educación, vol. XXIII, no 3-4, 1993, p. 463‑484.

7 Freire Paulo, L’éducation : pratique de la liberté, Éd. du Cerf, Paris, 1971.

8 Begasse de Dhaem Amaury, Théologie de filiation et universalité du salut. L’anthropologie théologique de Joseph Wresinski, Éd. du Cerf, Paris, 2011.

9 Wresinski Joseph, Les pauvres sont l’Église, Éd. du Cerf, Éd. Quart Monde, Paris, 2011, p. 253.

10 Dans l’esprit de ce combat, Wresinski, à la tête de la délégation Quart Monde, a été reçu personnellement par les chefs d’État français, a rendu visite à Jean-Paul II à deux reprises, et a remis une pétition au Secrétaire Général de l’ONU à New York et aux dirigeants des pays européens à Bruxelles, demandant que la pauvreté et l’exclusion sociale soient déclarées comme une violation des droits fondamentaux de l’Homme.

11 Freire Paulo, La pédagogie des opprimés, Éd. Maspero, Paris, 1980, p. 80.

12 Tout en admettant que durant toute sa vie, les idées de Freire aient été en mouvement constant, lui-même sans cesse en apprentissage et en réflexion, ici nous nous basons sur ses œuvres les plus connues, notamment L’éducation : pratique de la liberté et La pédagogie des opprimés.

13 « La responsabilité morale et politique et la rigueur scientifique obligent l’Université à se tourner vers le Quart Monde, non pas pour enseigner d’abord, mais pour dialoguer et apprendre. […] Le temps est à la réciprocité du savoir, c’est-à-dire à la réciprocité entre tous ceux qui savent et ceux qui sont exclus. » Wresinski Joseph, « Échec à la misère », 1983. http://www.joseph-wresinski.org/IMG/pdf/Echec_a_la_misere.pdf.

14 Cf. La charte du croisement des savoirs et des pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale.

15 Defraigne-Tardieu Geneviève, L’Université populaire Quart Monde. La construction du savoir émancipatoire, Presses universitaires de Paris Ouest, Paris, 2012.

16 Boda László: Inkulturáció, egyház, Európa: Az Evangélium és a kultúrák átültetése. Mundecon, Budapest, 1994, p. 47

17 Voir par exemple, les missions jésuites en Inde, en Chine ou en Amérique latine, à partir du XVIIe siècle.

18 La Constitution Gaudium et Spes affirme que l'Eglise accepte la diversité et la pluralité des cultures. « Constamment fidèle à sa propre tradition et tout à la fois consciente de l’universalité de sa mission, elle peut entrer en communion avec les diverses civilisations : d’où l’enrichissement qui en résulte pour elle-même et pour les différentes cultures. » (Gaudium et spes, 58)

19 Boda László: op. cit. p. 109

20 Sayer, Josef : Előszó. In: Gutiérrez, Gustavo – Müller, Gerhard Ludwig: A szegények oldalán. A felszabadítási teológia. Új Ember, Budapest, 2016, p. 13 ([édition française : Gutiérrez, G. – Müller, G. (auteurs) – Sayer, J. (préface) : Aux côtés des pauvres : L’Église et la théologie de la libération, Bayard, 2014]

Gabriella Kiss

Gabriella Kiss, de nationalité hongroise, est maître-assistante au Département d'Etudes Françaises de l'Université de Szeged, depuis 2019. Elle est l’auteure d’une thèse en sciences de l’éducation dont le sujet est la pédagogie des adultes défavorisés.

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