Le thème de la maltraitance institutionnelle et sociale, abordé dans le dossier de ce numéro 271 de la Revue Quart Monde est apparu, dans les documents du Mouvement ATD Quart Monde à l’occasion de la Recherche sur les dimensions cachées de la pauvreté.1 La maltraitance institutionnelle et sociale y est en effet identifiée comme l’une des dimensions de la pauvreté.
Ce thème n’était cependant pas absent des préoccupations du Mouvement dans les années 1960 et 1970. Ainsi, sous l’impulsion d’Henri Bossan, volontaire du Mouvement, passionné de la cause des pauvres, des juristes liés au Mouvement cherchèrent à faire reconnaître la misère comme un « traitement inhumain et dégradant », au même titre que l’esclavage ou la torture, notamment devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Ils ne furent pas toujours entendus.2
Violence de l’indifférence et du mépris
Le père Joseph Wresinski lui-même avait abordé ce thème en parlant de la violence faite aux pauvres. Dans un texte publié dans la revue Igloos3, il parlait de « la violence de l’indifférence et du mépris », écrivant : « Seul est misérable l’homme qui se trouve écrasé sous le poids de la violence de ses semblables. Il est celui sur qui s’acharne le mépris ou l’indifférence, contre lesquels il ne peut se défendre. Il ne peut que s’en éloigner en quittant les chemins normaux. Il doit alors s’anéantir et devenir l’oublié des cités d’urgence, des zones noires et des bidonvilles. Il est l’exclu. »
Il poursuit en affirmant que « la violence du mépris et de l’indifférence crée la misère, car elle conduit inexorablement à l’exclusion, au rejet d’un homme par les autres hommes. Elle emprisonne le pauvre dans un engrenage qui le broie et le détruit. Elle fait de lui un sous-prolétaire. La privation constante de cette communion avec autrui qui éclaire et sécurise toute vie, condamne son intelligence à l’obscurité, enserre son cœur dans l’inquiétude, l’angoisse et la méfiance, détruit son âme. »
Au nom de quoi s’exerce cette violence ? « Au nom de l’ordre, de la raison, de la justice ». Cette violence, dont, poursuit-il, « ni les sous-prolétaires, ni les riches, n’ont nécessairement conscience » (est) « souvent dissimulée derrière le visage de l’ordre, de la raison, de la justice même.
N’est-ce pas au nom de l’ordre moral que nous nous introduisons dans leurs pauvres amours, les bousculant, parfois les dénigrant, toujours les jugeant, au lieu d’en faire le tremplin de leur promotion familiale ? Pourtant, même s’ils ne sont pas conformes à notre morale ni à nos codes, ils sont sans doute la seule chance qui leur reste d’une confiance et d’un départ vers une vie plus totale (…).
N’est-ce pas aussi notre ‘ raison’ qui nous dicte d’enlever au sous-prolétaire son autonomie ? Ne savons-nous pas mieux que lui ce qui lui convient ? Pourquoi le mettre devant des choix réels qu’il ne saurait pas faire ? Ainsi, nous allons jusqu’à lui désigner le lieu où il habitera. Puis nous l’accuserons d’être sans initiative, sans ambition et nous dirons : ‘Il ne veut pas en sortir’.
Comment s’en sortira-t-il, n’ayant jamais pu exercer sa propre raison ?
Au nom d’une certaine justice, nous usurpons même sa place de père, nous nous substituons à lui devant ses fils ; nous prétendons qu’il n’assume pas ses responsabilités, nous le condamnons. Ainsi, jamais il ne deviendra un vrai père, pleinement responsable des siens et défendant leurs droits.
Ayant rejeté tout ce qu’il fait, dénigré ce qu’il a entrepris, l’ayant privé de la plupart des biens, nous en avons fait un assiégé. Sa plainte ne sera pas conforme à nos lois, il volera, il portera coups et blessures. Alors, au nom de la justice, nous le mènerons en prison. En sortant de là, comment sera-t-il encore capable de respecter notre justice ? Notre ordre, notre raison, notre justice se tournent contre lui. Ils lui créent un ordre singulier, qui l’introduit dans le désordre, la déraison, l’injustice… »
Partout en Europe
Dans un article publié en 1973 dans la revue Preuves4, il évoquait ses découvertes, lors de ses voyages à travers l’Europe. « Au début des années 1960, mes compagnons de route et moi-même avions l’impression d’être tellement isolés que j’ai voulu voir si nous ne décollions pas de la planète, si ce que nous percevions de la condition sous-prolétarienne existait également ailleurs et si d’autres avaient pris conscience de ce problème. J’ai fait un tour d’Europe qui m’a mené en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse et en Grande-Bretagne. Partout j’ai constaté la même concentration de miséreux dans les bas-fonds de la société, partout je me suis heurté à la même ignorance de ce peuple. À Berlin, par exemple, j’ai découvert un garage à voitures désaffecté où étaient entassées des familles en haillons, sans travail et sans nourriture. En Angleterre, j’ai visité un hospice de vieillards que l’on avait divisé en deux pour en affecter la moitié à des sous-prolétaires, tandis que l’autre moitié était réservée aux personnes âgées et malades ; les enfants du Quart Monde y avaient pour distraction le spectacle quasi quotidien des allées et venues des ambulances et des corbillards. Quant au gardien, qui avait les clés des logements, il pouvait faire irruption à tout moment dans la vie familiale des miséreux. Ainsi m’apparaissait avec plus de force que, lorsque la collectivité consent à s’occuper d’eux, les plus pauvres sont traités partout de façon identique : ils sont exposés à de constantes humiliations et réduits à supporter des interventions arbitraires qui nient leur existence en tant que personnes. »
Quelques paragraphes plus loin dans le même article, il tente de répondre aux objections de ceux qui s’insurgent « lorsque nous avançons des chiffres comme celui-ci5, lorsque nous proclamons le caractère inadmissible de la réalité qu’ils dévoilent, lorsque nous affirmons que chaque être humain devrait se sentir atteint dans sa propre chair par le sort qui est fait à un si grand nombre de ses semblables, on nous oppose souvent deux types de raisonnement. Pour les uns, les plus démunis seraient directement responsables de leur condition : ‘Comment ne parviennent-ils pas à trouver du travail ?’ s’étonnent-ils en oubliant que les sous-prolétaires sont pris dans un cercle vicieux de la misère, et qu’ils n’ont ni les forces physiques, ni le ressort moral, ni les capacités culturelles et professionnelles – si modestes soient-elles – leur permettant de se faire une place dans une société inégalitaire qui les juge et les exclut. »
Une société qui enfonce les plus pauvres
Mais n’est-ce pas alors à l’État providence et aux services sociaux qu’incomberait la responsabilité de faire cesser le scandale de la misère ? Sans doute, « mais pour bénéficier de l’entraide collective, il faut savoir et pouvoir y prétendre. Le plus souvent, si les sous-prolétaires n’ignorent pas l’existence des administrations à la porte desquelles ils sont censés devoir frapper, lorsqu’ils s’y présentent, ils sont fréquemment refoulés parce qu’incapables de faire valoir leurs droits, de produire les papiers nécessaires, de se comporter comme la société prétend les y contraindre. ‘Lorsqu’on vient demander de l’argent, on ne se présente pas de cette façon !’, s’entendent-ils répliquer. À supposer qu’ils franchissent cet obstacle, qu’ils obtiennent par exemple un logement dans une HLM, ils se voient imposer des obligations hors de leur portée : comment paieraient-ils un loyer même ‘social’ – sans parler des charges, non plafonnées et parfois plus élevées que le loyer proprement dit – alors qu’ils n’ont déjà pas d’argent pour manger chaque jour à leur faim ? Ils finissent par en être chassés et par retomber plus bas encore qu’ils n’étaient auparavant puisque rien n’existe qui remplace taudis et bidonvilles. Quant aux services d’aide sociale destinés spécialement aux plus pauvres, ils interviennent trop souvent dans les vies des familles du Quart Monde de façon autrement plus autoritaire et condescendante que les ‘dames d’œuvres’ les plus paternalistes du temps jadis. Tout est contrôlé, depuis la tenue vestimentaire des enfants jusqu’à la moralité des époux. Toute démarche ou toute visite est l’occasion d’humiliations répétées. Pour les sous-prolétaires, l’aide sociale est l’incarnation d’une société qui les enfonce plus profondément dans leur condition par le simple regard qu’elle jette sur eux – de l’extérieur. »
L’on voit donc, en lisant ces textes, que sans jamais utiliser les mots de maltraitance, de mauvais traitements, le père Joseph Wresinski ne parle pas d’autre chose en décrivant la violence du mépris et de l’indifférence dont les plus pauvres sont les cibles.
Combattre aujourd’hui la maltraitance institutionnelle et sociale s’inscrit pleinement dans la continuité de sa pensée et de son action.