Des ambiguïtés à lever

Gilles Vieille Marchiset

p. 3-7

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Gilles Vieille Marchiset, « Des ambiguïtés à lever », Revue Quart Monde, 270 | 2024/2, 3-7.

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Gilles Vieille Marchiset, « Des ambiguïtés à lever », Revue Quart Monde [Online], 270 | 2024/2, Online since 01 December 2024, connection on 23 January 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11374

L’auteur analyse la place relative et équivoque des pratiques sportives dans les quartiers pauvres en France et en Europe. Il met en avant les conditions à respecter pour faire du sport un réel outil d’interven­tion sociale.

Le sport est une pratique physique visant le dépassement de soi dans la confrontation avec les autres : il a longtemps été réservé aux élites corporelles et/ou sociales. Toutefois, la diffusion dans les couches les plus pauvres des populations européennes est au centre de l’éducation sportive, défendue notamment par Pierre de Coubertin. La perspective est d’abord morale, notamment au niveau du fair-play, cette valeur mêlant effort, respect, dignité et solidarité. Pour les défenseurs du sport du début du vingtième siècle, elle rejoint également la logique hygiéniste, même si les médecins se méfient historiquement des excès potentiels du sport. Le sport et ses multiples visages restent donc reliés aux classes plutôt favorisées : sa pratique par les plus pauvres ne va pas de soi.

En effet, les populations pauvres, indigentes, précaires, nécessiteuses, sont caractérisées par la situation de recours, nécessaires à leur (sur)vie au quotidien, à une aide publique (prestations sociales) ou privée (aumône, charité) dans une relation d’assistance (au sens du sociologue allemand Georg Simmel1). La relation entre les pauvres et les autres est donc déséquilibrée et marquée par un étiquetage, une disqualification. Pour les sociologues, cet état révèle un stigmate, qui marque le quotidien des personnes : la pauvreté est alors incorporée et conditionne les modes de vie, faits de privations et d’incertitudes. Dès lors, les pauvres sont sous l’emprise d’une domination sociale, qui les mène le plus souvent à l’exclusion. Même si quelques-uns ou quelques-unes se sortent de cette spirale infernale, la plupart sombrent dans la désaffiliation en s’éloignant de tous liens structurants : école, famille, amitié, travail. L’isolement guette, le rejet se systématise, le corps se décompose, la douleur s’impose, l’indifférence prend place.

Il s’agit alors de bien comprendre, dans les pas du reporter américain William T. Vollman2 (qui a rencontré et photographié des personnes pauvres dans le monde entier), que la pauvreté est une expérience vécue aux formes multiples, marquées par l’invisibilité, l’humiliation, l’indignité, la dépendance, l’emprise. Mendiants, coursiers, vendeurs à la sauvette, prostituées, employés agricoles, ouvriers intérimaires : toutes et tous ont des parcours d’exclusion, qui les éloignent de nombreuses pratiques sociales.

Dans ces situations, le sport a-t-il une place ? Comment peut-il avoir un sens dans un itinéraire potentiel de ré-affiliation ou dans une démarche de déstigmatisation ? Quelles sont les études sociologiques, qui ont investigué la place du sport dans les milieux pauvres ? Les programmes d’intégration par le sport ont-ils réellement impacté les catégories les plus précaires et éloignées de cette pratique sociale ?

Le sport dans les classes populaires : des populations oubliées ?

Les enquêtes nationales sont unanimes : un faible niveau d’études et un niveau de revenu bas sont associés à une absence de pratiques sportives, qu’elles soient régulières ou épisodiques, associatives ou informelles, compétitives ou récréatives, d’autant plus chez les femmes et quand l’âge avance. Quelques chiffres : 54 % des ouvriers déclarent une pratique régulière contre 74 % des cadres, 58 % des bas revenus pour 75 % des hauts revenus (INJEP-INSEE, 2022). De plus la pratique licenciée est beaucoup moins présente dans les quartiers populaires qu’ailleurs : le delta est d’environ 15 % (10 % contre 25 %)3. À noter que le déficit est moins important dans les sports de combat et en football.

Toutefois, ces analyses quantitatives n’explorent pas la pratique des plus pauvres : les chiffres globaux masquent la diversité des classes populaires. Les investigations qualitatives plus approfondies différencient trois catégories de population plus ou moins éloignées du sport4.

Les petits salariés ont des pratiques similaires à la classe moyenne. Ils pratiquent dans des clubs de proximité, notamment dans les pratiques de musculation (street workout notamment), en sports collectifs et en sports de combat. Pendant leurs vacances, ils ont quelques activités récréatives : baignade, vélo, pétanque, danse, loisirs de plage…

Les plus précaires, alternant des périodes sans emploi ou dans des activités professionnelles à durée déterminée, ne pratiquent guère : la durée des transports, les obligations familiales et le stress quotidien les amènent à demeurer le plus souvent sédentaires.

Les populations exclues, souvent avec un revenu minimal, mais parfois aussi sans ressource avec le non-recours aux aides sociales (souvent par illectronisme), restent très éloignées de la pratique sportive, qu’elle soit associative ou autonome.

Cette fragmentation des classes populaires, bien identifiée dans la littérature sociologique, a ainsi des incidences nettes sur le taux de pratiques sportives.

En fait, les plus pauvres cumulent plusieurs contraintes à la fois économiques, environnementales et culturelles. Le coût des certaines pratiques sportives reste rédhibitoire, malgré les aides de l’État et de certaines collectivités locales (Pass’Sport par exemple). Les territoires les plus pauvres présentent un déficit d’équipements sportifs, notamment dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) des grandes agglomérations et les zones rurales enclavées5.

Pour autant, le déterminant majeur reste la composante socio-culturelle mêlant des temporalités marquées par l’urgence de la survie au quotidien et un rapport au corps paradoxal : celui-ci est, selon les mots d’Olivier Schwartz (1992), mobilisé à l’extrême au niveau du corps instrumental dans le travail et peu protégé en matière de prévention. Le corps est d’abord un outil pour faire face aux difficultés : souvent malmené et poussé à bout, il n’est pas associé au plaisir et à la détente dans le domaine sportif. Seuls quelques jeunes talents, plutôt des garçons, parfois des filles soutenues par leurs familles6 (notamment par un mentor masculin), s’engagent corps et âme dans la performance et la compétition (sports collectifs, sports de combat, danses urbaines) pour s’extraire de leurs conditions précaires.

Des programmes socio‑sportifs aux logiques ambiguës

L’éducation sportive à destination des plus pauvres s’est développée en plusieurs temps au cours du vingtième siècle : d’abord dans les communes de gauche, notamment dans la « banlieue rouge » de Paris, puis, après la seconde guerre mondiale, lors de l’âge d’or de l’éducation populaire. Au-delà des perspectives hygiénistes, il s’agit de favoriser l’émancipation des classes populaires dans une optique d’éducation permanente.

Le sport à vocation sociale se développe toutefois plus massivement suite aux émeutes urbaines des années 1980 : construction d’équipements sportifs de proximité, formation d’éducateurs de sport pour tous, aides financières pour les clubs sportifs et emplois aidés sont les différents leviers d’une action publique conjointe, lancée par l’État7.

Ces dispositifs « socio-sportifs » sont d’abord basés sur une croyance collective, bien identifiée dans la littérature sociologique8. Il s’agit d’une forme de prophétie autoréalisatrice, qui ne mobilise que ceux qui sont convaincus : les vertus éducatives du sport dépendent alors des acteurs qui l’encadrent et qui organisent la pratique pour le rendre positif et profitable pour les plus démunis.

Dans les banlieues reléguées, le sport a donc été massivement utilisés par des passionnés, sportifs et souvent issus de ces territoires, pour encadrer les adolescents et parfois les jeunes adultes dans une optique d’intégration sociale et plus récemment d’insertion professionnelle9.

Toutefois, l’optique étatique reste la pacification des jeunes garçons à risque. Les jeunes filles sont souvent marginalisées, les plus exclues oubliées. Les activités sportives choisies et les démarches éducatives reproduisent un ordre de genre au détriment des filles10. Et les plus dociles sont souvent intégrées aux programmes « socio-sportifs » laissant de côté les plus pauvres et les plus en danger.

Récemment une analyse européenne de dispositifs d’intégration par le sport a mis en exergue trois philosophies d’action, révélant trois visages du « socio-sport »11 : une logique d’intégration pour développer des affiliations, un sentiment d’appartenance (au groupe, à la nation) et la citoyenneté, et faciliter l’accès à l’emploi ; une logique d’émancipation pour favoriser un enrichissement culturel, combattre les discriminations et développer le bien-être ; une logique de protection afin d’améliorer la santé globale, de développer l’estime de soi et d’apporter une dignité élémentaire aux personnes.

Le sport en soi est donc un recours ambivalent et souvent contestable pour les plus pauvres : tout repose sur les modalités de traitement éducatif des activités sportives et surtout sur une approche pédagogique et partenariale très fine construite par des éducatrices ou des éducateurs bien formés.

Des conditions de réussite difficiles à réunir

La question des équipements sportifs est aujourd’hui prépondérante en France : les gymnases et stades sont vieillissants, car souvent construits lors des grands plans d’aménagement dans les années 1960 et 1970. Nicolas Penin12 insiste sur la nécessité d’avoir des équipements sportifs de qualité proches de son domicile et facilement accessibles à pied, en vélo et/ou en transports en commun pour promouvoir une pratique sportive durable. À ce niveau, la ville sportive du quart d’heure13 est une condition sine qua non pour une activité des plus démunis.

Ensuite, comme il a été démontré dans nos travaux de recherche-action14, l’accueil de sportifs en difficulté sociale dans les clubs sportifs ne va pas de soi. La plupart des associations sportives, souvent gérées par une poignée de bénévoles surinvestis, issus de la classe moyenne, sont à la peine face à la question sociale. Les organisations sportives sont très normées (ponctualité, tenues exigées, codes sociaux) et peinent à s’adapter à des conduites jugées déplacées des nouveaux venus marqués par la précarité.

Des médiateurs socio-sportifs sont alors nécessaires pour adapter les modes de fonctionnements dans des créneaux dédiés souvent au sein de structures satellisées (c’est-à-dire hors des entraînements ordinaires dans un premier temps) : la méthode des « sas d’entrée » a ainsi fait ses preuves ! L’essentiel étant d’avoir un encadrement de qualité par des « acteurs de l’entre-deux », connaissant à la fois le monde sportif et les caractéristiques des populations pauvres.

Ces entraîneurs-médiateurs doivent ainsi être capables de mobiliser toutes les parties prenantes d’un réseau socio-territorial à construire pour agir sur les personnes en situation de pauvreté dans leur globalité. Il s’agit de proposer dans et autour de la pratique sportive un accompagnement social en mobilisant les acteurs des clubs sportifs, mais aussi les intervenants sociaux et si possible les proches des personnes motivées pour une pratique sportive régulière.

À ce niveau, la participation sociale (empowerment) est à valoriser pour rompre l’isolement et associer les pairs dans une démarche socio-sportive permettant de libérer les potentiels d’action (les capabilités) présents en chaque personne. L’essentiel est de créer un environnement propice et capacitant par un accueil adapté, par un suivi bienveillant et patient, par des séances sportives, ludiques et personnalisées, par des moments de convivialité réguliers, par des rencontres sportives ouvertes sur la diversité.

Des liens encore à explorer

Les liens entre sport et pauvreté sont encore à explorer pour avoir une vue objective sur une situation présentant de nombreux points aveugles. Les populations les plus précaires restent en dehors des radars au niveau de la recherche comme dans l’action sociale. Des recherches collaboratives sont à mener pour dépasser les incantations et les slogans souvent idéologiques sans réelle base scientifique. Le sport peut répondre à la question sociale, à certaines conditions !

Pour construire des environnements favorables à la pratique sportive des plus pauvres, la priorité reste la formation d’encadrants pour avoir une démarche adaptée à une population difficile à fidéliser. Deux voies sont à privilégier : une acquisition de compétences dans le domaine de l’accompagnement social pour les éducateurs sportifs et une transmission des fondements des pédagogies sportives différenciées pour les intervenants sociaux. Le tout dans une démarche de formation initiale et continue, à bien penser par toutes les parties prenantes !

1 Simmel G., Les pauvres, Presses universitaires de France, 1998.

2 Vollmann William T., Pourquoi êtes-vous pauvres ?, Actes Sud, 2008.

3 Vieille Marchiset G., Gasparini W., « Les loisirs sportifs dans les quartiers populaires : modalités de pratiques et rapports au corps. », STAPS.

4 Ibid.

5 « En 2013, l’offre des équipements sportifs en zones urbaines sensibles (ZUS) eÏtait faible. En effet, l’offre dans ces territoires correspondait à

6 Voir à ce sujet les travaux de Christine Mennesson (2000) sur les femmes dans les sports masculins.

7 Vieille-Marchiset G., « Action publique et sport dans les banlieues françaises : impuissance des pouvoirs publics et initiatives des habitants »

8 Gasparini W., Vieille Marchiset G., Le sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Presses universitaires de France, 2008.

9 Voir notamment les programmes de l’Agence pour l’éducation par le sport.

10 Guérandel C., Le sport fait mâle. La fabrique des filles et des garçons dans les cités, Presses Universitaires de Grenoble, 2016.

11 Puech J., Le Yondre F., Freedman J., « L’accueil des migrants par le sport : l’Europe à la croisée de philosophies politiques différenciées »

12 Penin N., « Les dés pipés du développement d’activités physiques en quartiers prioritaires de la politique de la ville », Jurisport, 225, 2021, p. 

13 L’idée est de pouvoir pratiquer à moins de 15 min de son domicile.

14 Voir https://www.erudit.org/fr/revues/crs/2012-n53-crs01212/1023195ar/

1 Simmel G., Les pauvres, Presses universitaires de France, 1998.

2 Vollmann William T., Pourquoi êtes-vous pauvres ?, Actes Sud, 2008.

3 Vieille Marchiset G., Gasparini W., « Les loisirs sportifs dans les quartiers populaires : modalités de pratiques et rapports au corps. », STAPS. International review of sport sciences and physical education, 87, 2010, p. 93-107. https://doi.org/10.3917/sta.087.0093

4 Ibid.

5 « En 2013, l’offre des équipements sportifs en zones urbaines sensibles (ZUS) eÏtait faible. En effet, l’offre dans ces territoires correspondait à 3 % de l’offre nationale d’équipements sportifs alors que 7 % de la population y résidait. Le taux d’équipement des ZUS était ainsi de 22 pour 10 000 habitants contre 34 dans les autres quartiers des unités urbaines qui les contiennent » (Fiches Repères INJEP, 2020).

6 Voir à ce sujet les travaux de Christine Mennesson (2000) sur les femmes dans les sports masculins.

7 Vieille-Marchiset G., « Action publique et sport dans les banlieues françaises : impuissance des pouvoirs publics et initiatives des habitants », Les Annales de la recherche urbaine, 106, 2010, p. 132-142. https://doi.org/10.3406/aru.2010.2789

8 Gasparini W., Vieille Marchiset G., Le sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Presses universitaires de France, 2008.

9 Voir notamment les programmes de l’Agence pour l’éducation par le sport.

10 Guérandel C., Le sport fait mâle. La fabrique des filles et des garçons dans les cités, Presses Universitaires de Grenoble, 2016.

11 Puech J., Le Yondre F., Freedman J., « L’accueil des migrants par le sport : l’Europe à la croisée de philosophies politiques différenciées », Culture e Studi del Sociale, 6(2), 2021, p. 245-263.

12 Penin N., « Les dés pipés du développement d’activités physiques en quartiers prioritaires de la politique de la ville », Jurisport, 225, 2021, p. 42-47.

13 L’idée est de pouvoir pratiquer à moins de 15 min de son domicile.

14 Voir https://www.erudit.org/fr/revues/crs/2012-n53-crs01212/1023195ar/

Gilles Vieille Marchiset

Sociologue, Gilles Vieille Marchiset est professeur des universités et directeur du laboratoire Sport et Sciences sociales de l’Université de Strasbourg.

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