La grande précarité touche plus de 5 millions de personnes dans la France métropolitaine et d’outre-mer. Depuis des siècles, de nombreuses structures sociales travaillent avec constance et persévérance pour établir un maximum de dignité dans la vie de ces hommes et de ces femmes. À l’instar de la fabrique des inégalités sociales de santé, nous nous posons la question de la fabrique des inégalités sociales dans l’accès au sport. En effet, le sport, fait social majeur, jouissant d’une popularité accentuée par la tenue des prochains Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, véhicule des représentations de jeunesse et d’élitisme. Corps performant, notoriété des champions, économie prospère, le sport, ainsi traversé, ne semble pas s’adresser à tous. À travers son modèle compétitif, il occasionne classement et déclassement, reflétant ainsi le modèle social dominant. Comment les personnes en situation de grande précarité se représentent le sport ? Besoin d’accomplissement, ou besoin fondamental ? L’offre sportive leur est-elle effectivement adressée ? Paré de vertus intégratrices, le sport tient-il ses promesses ?
Têtes de réseaux, acteurs des territoires et témoins s’interrogent sur ce sujet. Sensibles à la dimension humaine, à la fragilité des publics en difficulté, à la lueur des dynamiques sociales et des mécanismes d’exclusion à l’œuvre, ils réfléchissent aux conditions d’accès aux sports et jaugent la capacité collective à mener une conduite du changement.
Le sport, terme aux réalités multiples
Il est devenu banal de reconnaître que le sport est un terme qui recouvre des réalités multiples. Pour s’acquitter des ambiguïtés que révèle l’usage du terme « sport », il convient de rappeler que la littérature scientifique définit le sport bien au-delà du simple cadre de la performance sportive. L’activité physique, un sport au sens commun, mais non normé présente des bienfaits sur le plan physique, mental, social. Face à des personnes en situation de grande précarité, les améliorations sur la vie quotidienne que procurent ces activités sont avérées, comme la reconstruction de l’image de soi, la participation individuelle à un temps collectif de pratique, la remobilisation des segments articulaires (…).
Les témoignages sont éloquents. Si l’hygiène, la satisfaction de se mouvoir et de percevoir son corps apparaissent indéniablement comme des effets positifs, c’est davantage la dimension sociale et affective qui semble donner le plus de satisfaction. Interactions, rires, discussions, sur la base d’un événement ou d’un cycle d’activités étendu dans le temps, l’opportunité de l’activité physique crée du lien social, renforce la confiance en soi. La détermination d’un moment spécifique dans un emploi du temps diffus structure la journée, offre la possibilité de reconnecter la personne à l’horloge des autres. Accéder à une bribe de normalité pour tenter de sortir, par ce bout, d’une marginalité excluante. À travers l’idée de s’éprouver, de vivre entièrement, les témoins disent leur fierté d’accéder à une pratique qui permet de prendre soin de soi et de mieux préparer la vie à venir.
Du côté des institutions, il reste fort à faire pour convaincre en amont les principaux intéressés. Les personnes en grande précarité sont éloignées de la pratique en particulier parce qu’elles n’en perçoivent pas l’intérêt, ou ne lui prêtent aucune priorité, lorsque les situations personnelles exigent de se concentrer sur des préoccupations plus essentielles, voire vitales. « Le sport ce n’est pas pour moi ». La perception des besoins et des priorités témoigne donc d’une place très marginale du sport. Dépasser la vision du « sport », pour persuader les personnes en situation de précarité que l’activité physique n’est pas futile et que ses finalités peuvent les servir elles aussi, est un véritable défi.
Différents freins entravent la pratique
Le frein financier existe et les organisateurs de sport soucieux de le rendre accessible à cette population doivent proposer des tarifs bas. La gratuité renvoie souvent une image dégradante pour la personne et n’offre pas plus de garantie sur la présence et la persévérance des publics. L’inscription dans la durée n’a que peu de chance de remporter l’adhésion des publics, la projection dans leur vie précaire reste cantonnée au quotidien avec des besoins fondamentaux primaires à assurer prioritairement. Les institutions doivent pouvoir imaginer des modes d’intervention qui prennent en compte ces limites et assurer une agilité dans la construction de leur offre.
Le choix du lieu de pratique peut constituer un second frein. Il est important de considérer la distance qui sépare les publics de leur lieu de vie habituel. L’accès aux transports reste le plus souvent compliqué. Un moyen de transport assurant le ramassage est nécessaire si le lieu ne se situe pas à proximité, avec la garantie pour les usagers de pouvoir regagner leur espace de vie. Passée la problématique de la distance, il reste que, distant ou pas, un lieu n’est pas neutre, il peut être paré de symboles brouillant les représentations et la permission que les personnes se donnent d’y entrer.
La tenue vestimentaire peut constituer une entrave. La représentation commune du sportif, de ses habits spécifiques, de ses baskets peut provoquer d’emblée un renoncement. De plus, lorsque la personne doit changer de tenue ou prévoir de se doucher, d’autres difficultés liées à la pudeur et à l’hygiène apparaissent. Sur le plan logistique, gel douche, vêtement de rechange, sac d’affaires à transporter, des détails pour tout un chacun peuvent devenir des obstacles à l’accès à la pratique. Sur le plan symbolique et affectif, les canons de la propreté, rasage ou épilation, ongles propres et coupés, corps « lisse » (…) peuvent affecter l’image de soi au point de renoncer à se mettre dans des situations embarrassantes. Ainsi lorsque les organisateurs de sport comptent s’adresser à une population en grande précarité, ils ne peuvent ignorer la charge symbolique à laquelle sont confrontées ces personnes et ils doivent prévoir le respect de l’intimité pour lever les différents freins évoqués.
Prendre conscience d’un ailleurs possible
Partir loin, créer une rupture avec son environnement, quitter sa condition pendant une semaine est une option qu’ont choisi des associations pour enclencher une révolution dans leur vie. Ces projets sont donc de nature différente ; il ne s’agit pas de chercher à installer un habitus de vie sain dans une vie difficile, mais bien de provoquer une prise de conscience d’un ailleurs possible, de créer les conditions pour changer d’état d’esprit et engager dans un nouveau projet de vie ces personnes. Le plus souvent, les résultats sont éloquents ; déclic radical suivi d’une prise en main de soi : la remobilisation fonctionne et les bénéficiaires passent le témoin haut et fort pour encourager les suivants.
Vivre ensemble des événements sportifs pour profiter de la capacité du sport à rassembler au-delà des différences est une action efficace. Bien qu’éphémère, la mobilisation événementielle, en occultant les barrières sociales, peut offrir l’occasion à certains de prendre conscience de leur capacité à faire société avec les autres. Quand bien même cette initiative n’offrirait aucune prise de conscience, elle sème tout de même le souvenir d’avoir vécu un moment social avec « les autres », dans la joie et l’émotion partagées. Si ces initiatives sociales comportent en elles-mêmes peu d’outils d’évaluation des effets primaires ou secondaires escomptés, les témoignages des publics semblent conforter les bienfaits attendus.
La nécessité d’un travail de concert entre associations
Les modalités pour rendre accessible le sport aux personnes en situation de grande précarité sont assez diversifiées. Elles doivent forcément tenir compte des caractéristiques de ces publics. Les associations dont la mission est déjà d’offrir des conditions de vie dignes connaissent les limites à prendre en compte et les conditions à mettre en place pour se donner de meilleures chances de réussite. Sûrs des bienfaits de l’activité physique, les organisateurs de sport doivent travailler de concert avec les groupements de solidarité pour mieux s’adresser aux publics sans commettre de maladresse, sans porter atteinte à la liberté et à la dignité des personnes. La collaboration des deux types d’associations permettra de trouver de chaque côté, des spécialistes du sport et de l’activité physique adaptée d’une part et des situations de vulnérabilité humaine d’autre part. Ainsi dans le meilleur des mondes, l’héritage des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 portera bien ses fruits.