En France, les années 1980 et 1990 ont permis un ensemble d’avancées dans la lutte contre la pauvreté, comme la Couverture maladie universelle et le Revenu minimum d’insertion. Ces avancées ont laissé progressivement la place à une lutte contre le « cancer de l’assistanat » qui coûte « un pognon de dingue » aux contribuables1. Depuis quelques années, une batterie de dispositions cherche à renforcer les conditions d’obtention des aides sociales impliquant une dépendance accrue aux institutions par le devoir ou « l’injonction à l’autonomie2 », allant aujourd’hui jusqu’au conditionnement à 15 heures d’activité l’attribution du Revenu de solidarité active.
Ce type de rétrécissement des droits sociaux profite des difficultés qu’ont les personnes concernées à se mobiliser dans la sphère publique3.
Du cens caché à la démocratisation inclusive de la démocratie
Les mobilisations des personnes en situation de pauvreté sont souvent qualifiées d’« improbables4 », et quand elles surgissent de « miracles sociaux5 ». C’est là l’une des conséquences d’un phénomène bien documenté des sciences sociales que Daniel Gaxie6 intitulé le « cens caché7 », c’est-à-dire les processus d’exclusion politique des catégories de population les plus pauvres. La politisation des citoyens et citoyennes, entendue ici comme l’attention accordée au champ politique, et les compétences qui lui sont spécifiques sont en effet liées aux conditions socio‑économiques.
C’est donc la double peine pour les personnes en situation de pauvreté. Au manque de ressources économiques impliquant des processus de « désaffiliation8 » et de « disqualification sociale9 » s’ajoute une marginalisation de la sphère politique les empêchant de faire valoir leurs droits et laissant libre au cours aux « fantasmes politiques » et aux préjugés (oisiveté, profiteur, mauvais gestionnaire, etc.) selon lesquels les « pauvres »seraient responsables de leur situation10.
Il existe bien des expérimentations démocratiques qui œuvrent dans le sens de la représentation politique des personnes en situation de pauvreté. On peut penser aux mouvements des « sans » – pour sans-papiers, sans emploi, sans logement, etc. – qui s’attèlent à réduire les coûts de la participation afin de mobiliser et faire entendre la parole des « sans voix » dans une perspective de protestation11. On peut également noter l’existence d’une « ingénierie participative » associative qui se focalise davantage sur la construction de la voix des personnes en situation de pauvreté au travers de la délibération12.
C’est ce que nous appelons le processus de « démocratisation inclusive de la démocratie ». Dans la perspective de la sociologie pragmatique, il s’agit d’un processus d’approfondissement des critères d’inclusion et d’égalité politique par l’ouverture de nouveaux points d’accès à la vox populi et la conquête de nouveaux droits sociaux à partir de la mobilisation des personnes concernées par ces droits. L’inclusion démocratique répond alors à des normes et des règles spécifiques – une grammaire inclusive13. Il s’agit également d’articuler les sources de légitimité démocratique, qu’elles soient participative, délibérative, représentative, protestataire ou autre. L’objectif est de tirer parti de ces différents modèles pour renverser les phénomènes de « cens caché ».
Ce renversement s’opère par une logique de fermentation, par la démultiplication d’expérimentations démocratiques visant à donner de la voix aux personnes concernées par l’oppression. La démocratisation inclusive de la démocratie implique alors une déconstruction des codes culturels dominants par les opprimé·es, puis une reconstruction de leurs propres codes. C’est ce que nous appelons, au côté d’Antimo Farro14, la dimension culturelle des mouvements sociaux, ces derniers pouvant agir sur le monde politique, mais aussi sur la transformation des normes et des codes de la société.
Les voies de l’inclusion politique
Nous voudrions partager quelques clés de lecture sur le processus de démocratisation inclusive de la démocratie en explorant les expérimentations d’un acteur qui œuvre en la matière, à savoir ATD Quart Monde. Ce mouvement politique repose sur la participation des personnes en situation de pauvreté depuis sa création en 1957 par le père Joseph Wresinski et peut être présenté comme un « pionnier de l’empowerment made in France »15. Le mode d’action d’ATD se situe au croisement des mouvements des « sans » et de l’« ingénierie participative » en articulant les différents modèles démocratiques : tantôt par des dispositifs participatifs et délibératifs, tantôt par la mobilisation militante et l’advocacy16. L’étude monographique d’ATD est ainsi féconde pour appréhender le processus de démocratisation inclusive de la démocratie dans son ensemble : de la mobilisation des personnes en situation de pauvreté jusqu’à leur émancipation politique ; de la co-construction de propositions jusqu’aux avancées sociales dont l’association se revendique.
L’analyse des expérimentations démocratiques déployées par ATD nous permet d’identifier trois voies spécifiques de l’inclusion politique : la démocratie enclavée, la démocratie communicative et la démocratie d’interpellation.
La voie de la démocratie enclavée
Paradoxalement, l’inclusion politique peut prendre la voie de la mise à l’écart de manière collective au sein d’un « contre-public ». Par-là, Nancy Fraser17 désigne des espaces indépendants des catégories de population dominantes dans lesquels les opprimé·es peuvent prendre le temps de trouver le ton ou les mots justes, clarifier leurs souhaits, leurs points de vue et leur identité dans le but d’élaborer et diffuser des contre-discours. Sans cela, le risque est, comme le dit Jane Mansbridge d’absorber « les plus faibles dans un ‘nous’ erroné qui est à l’image des plus forts18 ». En créant un environnement protecteur, ce type d’espaces peuvent être le support d’un processus d’infra-politisation, autrement dit une « émancipation culturelle qui s’exerce par la réappropriation de son expérience de domination dans une optique de ‘résistance subjective’19 ». Cette notion se situe au croisement des travaux de James Scott20 – pour qui il existe un domaine discret (sous les radars des catégories de population dominantes) de résistance ordinaire à l’oppression – et d’A. Farro21 – pour qui l’expression sur l’oppres-sion favorise le développement d’une attitude de résistance par la subjectivation politique. En bref, cette démocratie enclavée mise sur l’exit collectif pour permettre l’empowerment et in fine la voice22.
L’Université populaire Quart Monde (UPQM) se présente comme un contre-public favorisant l’infra-politisation des personnes en situation de pauvreté. Il s’agit d’abord d’un processus de mobilisation. Des volontaires permanent·es ou des militant·es allié·es d’ATD s’engagent dans un processus de disempowerment23 qui implique une mise en retrait des schémas de pensée personnelle et militante. En allant à la rencontre des personnes en situation de pauvreté là où elles vivent, ces entrepreneurs et entrepreneuses de cause24 s’engagent dans une volonté de découvrir l’autre, sa situation de vie, ses contraintes et perspectives. Cette activité peut être qualifiée d’anthropologique dans la mesure où les militant·es prennent des notes en vue de participer à l’activité cognitive du mouvement. L’objectif étant le développement de la connaissance et non celui de l’enrôlement, la mobilisation au sein de l’UPQM peut se faire avec moins de pression, sur le temps long en laissant la possibilité d’une participation intermittente des personnes en situation de pauvreté.
L’infra-politisation se poursuit ensuite dans une quête individuelle pour « se faire reconnaître par les autres comme un acteur, c’est-à-dire comme celui qui agit pour changer un ou plusieurs secteurs de la vie sociale25 », mais aussi de sa vie personnelle. Cette volonté trouve à s’exprimer plus facilement dans la construction d’une identité collective qui vise la défense de spécificités culturelles propres à un groupe, en l’occurrence la figure du « militant·e quart monde ». Au sein de l’UPQM, les personnes en situation de pauvreté peuvent progressivement briser le silence sur leur expérience des inégalités et élaborer des contre-discours par la politisation de cette expérience.
Cette démocratie enclavée telle que pratiquée par ATD Quart Monde détient tout de même quelques limites. On retrouve d’abord la critique classique de l’entre-soi communautaire et de ses effets de polarisation26. Le manque de confrontation au monde extérieur sur le temps long peut amener à négliger les perspectives des autres groupes sociaux, que ce soit pour mieux les combattre ou pour créer des passerelles. Le risque est de constituer une « citoyenneté restreinte et parallèle27 » limitant la capacité de transformation sociale, mais aussi l’empowerment des personnes en situation de pauvreté. Une militante évoque par exemple les difficultés à s’extraire du « havre de paix » de l’UPQM en revenant dans « les galères » de la vie quotidienne avec les regards des autres qui persistent malgré l’émancipation culturelle et politique. En outre, les retombées politiques de l’UPQM étant très limitées, une deuxième limite est celle de l’évitement – non pas de la parole politique28 mais de l’action d’advovacy à l’échelle locale. Si l’empowerment détient une composante réflexive encouragée par la prise de parole, le processus repose également sur une composante active qui nécessite des actions politiques concrètes qui peinent parfois à se développer dans les groupes locaux. La voie d’inclusion politique de la démocratie enclavée peut ainsi se renfermer sur elle‑même.
La voie de la démocratie communicative
Pour répondre aux limites de la démocratie enclavée, voire en opposition à celle-ci, une autre voie de l’inclusion politique propose de favoriser le dialogue entre les groupes disqualifiés et les groupes plus favorisés. Chacun ignore une partie du monde social et arrive dans la délibération avec sa subjectivité, sa partialité, ses préjugés, ses stéréotypes et ses angles morts. On parle alors de démocratie communicative29 en nous référant aux travaux d’Iris Marion Young30 et de José Medina31.
Les dispositifs du croisement des savoirs et des pratiques (CSP) constituent des expérimentations concrètes de la démocratie communicative. Au travers d’une alternance entre groupes de pairs (en fonction d’une appartenance sociale ou professionnelle) et groupes mixtes, ce type d’espaces délibératifs favorise un double processus d’émancipation. D’un côté, les personnes en situation de pauvreté poursuivent le processus d’empowerment qu’elles ont généralement initié au sein d’une UPQM. De l’autre, les professionnel·les d’un secteur spécifique sont absorbés en situation dans un processus de disempowerment. Les interactions entre les groupes sociaux favorisent alors le développement d’un « pouvoir avec » pour porter collectivement des propositions d’amélioration d’une institution (comme des pistes sur l’accès au soin dans le cas d’un dispositif de co-formation financé par un centre hospitalier universitaire que nous avons observé), de propositions politiques (c’est le cas par exemple dans une expérimentation menée avec le Conseil économique, social et environnemental dans le cadre d’un rapport sur les inégalités scolaires) ou des pistes d’analyse scientifique (dans le cadre des projets de recherche en croisement des savoirs comme celui qui a été mené avec l’université d’Oxford sur les indicateurs de la pauvreté32).
Deux militants, Sophie et Jacques, ont ainsi participé à une co-formation en CSP dans le secteur de la justice. Pour Jacques, l’écriture d’un récit de politisation de son expérience relative à un placement d’enfant lui a permis d’« apprivoiser sa violence » dans sa capacité d’expression. La co-formation constitue un point nodal dans son engagement militant : « On a gagné une bataille, car on a construit une alliance avec ces juges », dit-il, mais « il faut aller jusqu’à la victoire. C’est comme ça combattre la misère » (Entretien, 18 février 2016). Sophie évoque quant à elle l’importance qu’a eue pour elle la co-formation pour sortir de son « cocon ATD » : en découvrant les perspectives et les représentations d’un « autre monde » avec ses contraintes administratives et ses enjeux éthiques. C’est une formation politique pour « accepter la différence. À l’université populaire, c’est là que je peux dire le monde dont je rêve, je peux me réfugier à ATD. Avec la co-formation, je peux faire réfléchir les autres dessus. Le monde tel que je voudrais ne sera jamais, mais on peut essayer de tester des choses, d’avoir des idées pour changer les choses » (Entretien, 8 avril 2016). On voit ici que l’engagement au sein d’ATD se construit par le truchement de plusieurs sites d’acquisition de compétences politiques entre des espaces de refuge et des espaces de confrontation avec le monde extérieur.
La démocratie enclavée et la démocratie communicative sont des voies pertinentes pour favoriser l’émergence de la parole des personnes en situation de pauvreté, mais en tant que modèles démocratiques confinés, elles ne répondent pas à l’enjeu de sa diffusion.
La voie de la démocratie d’interpellation
En matière de diffusion dans l’arène publique, une voie de l’inclusion politique est celle de la démocratie d’interpellation, « où la participation émerge d’en bas et de façon autonome des pouvoirs publics. […] Il s’agit de concevoir la construction de l’intérêt général par la confrontation des projets et des intérêts, et par la structuration de collectifs33 ».
Sur ce point, ATD développe une activité conséquente d’advocacy qui consiste à élaborer des propositions politiques et à les défendre dans l’arène publique. Il est à noter que cette pratique est surtout celle des militant·es professionnalisé·es dans la politique. ATD a, depuis le départ, essayé de construire un modèle inclusif de cette pratique d’advocacy, l’objectif étant de « faire monter les marches de l’Élysée, de l’ONU et du Vatican » aux personnes en situation de pauvreté. L’enjeu pour l’association est alors de déjouer les inégalités politiques pour répondre à cette promesse faite par le fondateur, le père Joseph Wresinski, en 1956 aux habitants d’un bidonville à Noisy‑le‑Grand.
Pour ce faire, ATD peut s’appuyer sur toutes les expérimentations démocratiques, de l’Université populaire Quart Monde au croisement des savoirs, permettant la mobilisation et l’empowerment des personnes en situation de pauvreté. Dans un vivier de plusieurs milliers de militants Quart Monde, les organes politiques du mouvement peuvent puiser pour créer des délégations en vue de rencontrer des élu·es ou des institutions nationales et internationales. Ce type d’événements a créé un point nodal dans les trajectoires d’empowerment des militants Quart Monde qui la vivent, favorisant un sentiment de responsabilité, un sens du « nous » dans la fonction de porte-parole des « plus pauvres », un sentiment d’utilité et d’influence sur la société. La volonté de transformation sociale en est considérablement augmentée d’autant plus si cela se termine par une « victoire politique ». C’est ce qu’ont pu vivre deux militants qui ont participé à une délégation pour rencontrer le président de la République François Hollande dans le cadre d’une campagne politique victorieuse pour faire reconnaître la pauvreté comme une source de discrimination en 2016.
Toutes ces avancées sociales auxquelles ATD a contribué activement reposent sur des dispositifs qualitatifs visant à recueillir les témoignages des personnes en situation de pauvreté en organisant notamment des UPQM sur les sujets en question, mais aussi en montant des groupes de travail dédiés. La loi d’orientation sur les exclusions de 1998 reste à ce jour le moment politique le plus important pour ATD, puisqu’elle découle directement de l’écriture d’un rapport écrit par son fondateur Joseph Wresinski au Conseil économique et social et de l’activité d’un grand nombre de groupes de réflexion composés de militant·es Quart Monde et de militant·es allié·es34.
La principale limite de la démocratie d’interpellation est qu’elle nécessite une forme de professionnalisation militante qui dans le cas des personnes en situation de pauvreté se heurte aux inégalités sociales, notamment scolaires.
Un combat permanent
Bien souvent, la question de l’inclusion politique est posée autour de la volonté d’inclure les groupes disqualifiés dans un modèle démocratique spécifique. Les spécialistes de la participation, de la délibération, de la représentation ou des mouvements sociaux repèrent les signes du cens caché dans leurs travaux, ils les documentent et certains vont chercher des solutions à travers l’ethnographie des expérimentations démocratiques qui sont à leur tour critiquées à l’aune du critère de l’inclusion politique.
Pour éviter de tourner en rond dans le cercle vicieux du cens caché, nous défendons une perspective pragmatique visant l’articulation des modèles démocratiques. En posant le caractère intrinsèquement inachevé de la démocratie, Pierre Rosanvallon35 appelle à la pluralisation des modes de légitimité démocratique. La démocratisation de la démocratie implique alors une transformation radicale des processus de prises de décision par l’articulation de différentes sources de légitimité : l’élection, mais aussi la participation, la délibération et l’interpellation. Il s’agit de lutter contre les antinomies inhérentes à chaque modèle dans une recherche de cohérence et d’approfondissement permanent des principes démocratiques. Cela se fait pas à pas, au travers des expérimentations des mouvements sociaux, des associations, des partis politiques et des autres intervenant·es dans la sphère publique tels que les chercheurs et chercheuses. En l’occurrence, « si tous les modèles démocratiques semblent incapables de contrer le cens caché, c’est parce que l’égalité des citoyens est posée comme un postulat ou un pré requis, et rarement comme un objectif à atteindre. C’est seulement en plaçant la question de l’exclusion politique au cœur de la problématique qu’il est possible de construire des modèles de démocratie inclusive36 ». À partir de là, les phénomènes de cens caché peuvent alors être contournés en jouant sur la complémentarité des légitimités démocratiques.
Au côté d’autres organisations militantes, ATD Quart Monde participe d’un mouvement de démocratisation inclusive de la démocratie qui s’appuie sur l’émancipation des personnes en situation de pauvreté pour faire valoir leurs droits dans la sphère publique. De la loi d’orientation sur les exclusions de 1998 à l’instauration de la pauvreté comme un critère de discrimination en 2016, en passant par la Couverture maladie universelle et les lois de 2016 et 2020 sur l’expérimentation – Territoires zéro chômeur de longue durée – il s’agit d’autant d’avancées sociales qui ont pu bénéficier de l’expérience des personnes en situation de pauvreté par l’intermédiaire d’ATD.
Le combat culturel et politique bat son plein à l’heure où la lutte contre l’assistanat se substitue de plus en plus à la lutte contre la pauvreté dans le champ politique. L’unanimité à l’Assemblée nationale pour voter le Revenu minimum d’insertion de 1988 semble bien éloignée de notre époque. Les rétrécissements des droits sociaux qui cherchent toujours plus de contrôle et de conditionnement sur les aides sociales montrent bien à quel point la démocratisation inclusive de la démocratie n’est pas un processus linéaire, mais un combat permanent.
