Du plus bas vers le plus haut : les acteurs nécessaires à la démocratie

Alex Roy

p. 53-57

Citer cet article

Référence papier

Alex Roy, « Du plus bas vers le plus haut : les acteurs nécessaires à la démocratie », Revue Quart Monde, 239 | 2016/3, 53-57.

Référence électronique

Alex Roy, « Du plus bas vers le plus haut : les acteurs nécessaires à la démocratie », Revue Quart Monde [En ligne], 239 | 2016/3, mis en ligne le 01 février 2017, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6700

« Je vous ferai monter les marches de l’Élysée, de l’ONU et du Vatican ». Joseph Wresinski fait cette promesse le 14 juillet 1956 aux habitants du camp de Noisy-le-Grand. Cette promesse, fondatrice du Mouvement ATD Quart Monde, est destinée à la fois aux plus pauvres et à la société. En effet, la démocratie est incomplète si elle ne représente pas tous ses citoyens. Or, il existe un lien entre exclusion sociale et exclusion de la citoyenneté. L’un des rôles d’ATD Quart Monde est alors de combler cette faiblesse démocratique. La portée de cette promesse est donc symbolique mais aussi stratégique et émancipatrice.

Tant qu’il existe des « sans-voix », la démocratie restera incomplète

« Les personnes en situation de grande difficulté, ça ne rapporte pas grand-chose électoralement, c’est ça le drame et le deuxième drame c’est qu’on puisse en tenir compte »1.

Les personnes en situation de pauvreté sont « inouïes » dans la sphère publique au sens d’inaudibles et de disqualifiées2. Un sentiment de non-reconnaissance sociale et d’invisibilité les freine dans une possible mobilisation citoyenne. Comme le soulignent Jean-Paul Payet et Denis Laforgue3 ou encore Daniel Mouchard4, les individus qui subissent une disqualification ont beaucoup de barrières pour s’organiser collectivement et se faire entendre des institutions.

« Il arrive alors souvent que ces situations d’exclusion engendrent un sentiment d’impuissance, soient progressivement intériorisées, et que celui qu’on empêche d’être citoyen finisse par ne plus vouloir l’être »5.

Ainsi, Joël Roman dénonce la crise de l’intégration politique qui n’arrive plus à produire la société, car une partie en est « exclue ». Selon lui, il faut étendre la notion de citoyenneté afin d’englober toute la société, y compris ceux qui s’en désintéressent. Par ailleurs, l’enquête dirigée par Cécile Braconnier et Nonna Mayer6 montre que si les personnes en situation de grande précarité sont effectivement inaudibles dans l’espace public, elles ne sont pas toutes pour autant exemptes d’opinions politiques. En particulier, cette recherche met au jour les obstacles que les personnes en situation de pauvreté doivent franchir pour aller voter (l’instabilité du lieu d’habitation, l’isolement, le manque d’information, etc.). Dans la démocratie représentative, l’exclusion sociale produit donc une exclusion de la citoyenneté, ce qui remet en cause un de ses principes fondamentaux, à savoir que tous les individus sont égaux en droits.

« Par exemple, nul n’est censé peser sur une décision plus qu’un autre. Or, l’inégalité des ressources financières et sociales entre les individus empêche une participation équilibrée aux processus décisionnels »7.

Toute la difficulté est donc de permettre aux « exclus » de devenir des acteurs. Pour cela, l’empowerment entendu comme une émancipation individuelle, collective et politique permet progressivement de développer l’autonomie des personnes en situation de pauvreté, de prendre conscience du monde qui les entoure, de leur redonner du pouvoir sur leur environnement et de s’organiser collectivement pour changer la société. À l’instar d’ATD Quart Monde, les associations qui visent l’empowerment des personnes en situation de pauvreté, en leur permettant de devenir des acteurs de la société, remplissent alors un manque démocratique.

Les personnes en situation de précarité sont toujours décrites par leurs manques et les militants d’ATD Quart Monde vivant ou ayant vécu la pauvreté, appelés militants Quart Monde, dénoncent souvent ces étiquettes qu’on leur « colle à la peau »8. En exposant cette question à un groupe de trois militantes de Reims, nous sommes alors convenus qu’ils étaient des « acteurs nécessaires » à la démocratie9. En effet, à leur échelle, ces personnes qui vivent ou qui ont vécu la pauvreté et qui deviennent des porte-parole du « Quart Monde », permettent à la démocratie de mieux répondre à son objectif de prise en compte de tous les citoyens.

D’exclus, à acteurs nécessaires à la démocratie

« Finalement, si on est attaché au fonctionnement républicain, le fait qu’on puisse parler les uns avec les autres, essayer de construire ensemble, c’est important que la voix des plus pauvres soit entendue, c’est important pour les plus pauvres et pour ceux qui les entendent »10.

ATD Quart Monde peut être présenté comme un des pionniers français de l’empowerment radical11. En particulier, ce modèle s’oppose à la pratique de l’advocacy qui entend porter la parole des citoyens par le biais d’intermédiaires. En effet, Joseph Wresinski, à l’instar de Saul Alinsky, souhaite redonner du pouvoir d’agir aux individus pour qu’ils puissent, eux-mêmes, porter leur parole auprès des institutions. Les deux modes d’action permettent de répondre au défi démocratique de la prise en compte de tous les citoyens. Si les personnes sont bien intentionnées, la pratique de l’advocacy donne des résultats de manière plus efficace et plus rapide.

En dehors du symbole, quelle est la plus-value de la stratégie Wresinski ? À partir des entretiens de neuf militants Quart Monde qui ont vécu la promesse de Wresinski, nous allons en voir l’intérêt pour les personnes concernées. Dans le projet de société du « croisement des savoirs » d’ATD Quart Monde, la radicalité est effectivement de permettre l’émancipation des personnes en situation de pauvreté en devenant de véritables sujets politiques.

Le processus d’empowerment proposé par ATD Quart Monde se vit à travers deux dispositifs participatifs à savoir l’Université populaire Quart Monde et la coformation. Le premier permet d’entrer dans une dynamique de réflexion et de débat entre membres du Mouvement. Conçu comme une prolongation, le second permet de se confronter au monde extérieur et de concevoir collectivement des solutions pour changer les institutions. Cependant ATD Quart Monde manque d’une troisième étape systématique pour entrer dans une dynamique d’action pour changer la société. Ainsi, premièrement, beaucoup de militants Quart Monde évoquent l’envie d’ « aller plus loin ».

« Ce que je veux c’est rencontrer les gouvernements. Je veux leur apporter ce que j’ai souffert pour qu’ils ouvrent les oreilles. Je veux aller jusqu’au bout »12.

Rencontrer des décideurs est considéré comme étant une étape indispensable pour changer les choses et constitue alors une réponse à un besoin de certains militants dans leur processus d’empowerment. Ensuite, si l’Université populaire Quart Monde et la coformation permettent de développer un certain nombre de compétences citoyennes, la rencontre avec de hauts décideurs les exacerbe. « Pour moi ça a été dur de parler devant plus haut que moi ». Les militants doivent effectivement dépasser leurs peurs et peuvent alors renforcer leur confiance en eux et se revaloriser en prenant conscience de leurs capacités : « une revanche sur la vie ». Pour eux, il s’agit également d’une grande responsabilité, car ils endossent le rôle de porte-parole du Quart Monde.

« Si je ne faisais pas bien mon truc, j’aurais perdu la confiance des autres militants. Je me suis senti responsable de tout le monde ».

Dans un apprentissage de l’action collective, ce type de rencontre donne le sens du « nous » et de parler au nom des autres. Troisièmement, « ça permet d’exister », d’atteindre une reconnaissance à la fois de ses pairs et de la société. En effet, d’une part, il y a une grande fierté d’avoir été choisie par ATD Quart Monde pour représenter le Mouvement et de pouvoir en parler aux autres militants car, selon une militante, cela redonne espoir à ceux « qui ne croient plus en rien [et cela montre] que c’est possible », de rencontrer le Président par exemple. D’autre part, il y a la sensation d’avoir été utile, d’avoir été écouté par les décideurs, voire d’avoir pu les influencer. C’est le cas d’une militante qui a fait partie d’une délégation pour rencontrer François Hollande dans le cadre de la campagne pour instaurer un nouveau critère de discriminations pour origine sociale.

« En fait, sur le coup, quand on ressort, on a cette sensation d’avoir été écoutés, qu’on nous a entendus. Mais c’est surtout de voir ce qui est arrivé après : la loi qui est passée au Sénat. […] J’étais contente dans le sens où tu te dis : j’y étais, j’ai participé ».

Enfin, ce type de rencontre avec de hauts décideurs peut renforcer l’engagement militant et l’envie d’ « aller [encore] plus loin pour que ça change pour de vrai ». Certains militants développent donc l’envie de s’engager dans des actions politiques concrètes ou de prendre des responsabilités dans le Mouvement, ce qui ne trouve pas forcément écho dans les pratiques de leurs groupes locaux.

Si les rencontres au sommet profitent aux militants Quart Monde, ce qui pourrait suffire à ATD Quart Monde, le Mouvement y trouve également son compte. Pour un ancien président d’ATD Quart Monde, il s’agit d’une arme politique et stratégique qu’ils utilisent quand les enjeux sont forts. Ainsi, ATD Quart Monde n’a pas recours à ce mode d’action de manière systématique et utilise régulièrement l’advocacy. En effet, ce type de rencontre demande un investissement important en termes de préparation afin d’assurer la crédibilité des personnes. Pour éviter que les militants servent d’alibis, qu’ils puissent véritablement dire ce qu’ils pensent et vaincre leurs peurs, il faut organiser un grand nombre de réunions, voire de répétitions. Stratégiquement, le mode d’action de « faire monter les marches » peut porter ses fruits, comme le confirme ce parlementaire que la rencontre avec un militant Quart Monde a « vraiment scotché ».

« Ce témoignage-là était très important, on n’était plus dans l’administratif, on n’était plus dans les mesures immédiates à prendre, on était dans l’humanisme »13.

Mais quelle est la différence entre une rencontre avec un volontaire d’ATD Quart Monde qui connaît la vie des gens ou avec une personne qui a vécu la pauvreté ?

Cette question a été posée à des militants Quart Monde, des responsables d’ATD et à un parlementaire. La réponse réside d’une part dans le langage, « On n’utilise pas les mêmes mots », et d’autre part dans le registre de l’émotion : une « réalité brutale », « poignante », « qui vient des tripes ». Ainsi, la rencontre avec un militant Quart Monde semble avoir une portée d’efficacité stratégique en termes d’influence des pouvoirs publics, car cela aurait plus d’impact sur les décideurs politiques que la pratique de l’advocacy. Si ce dernier mode d’action continue d’être couramment utilisé par ATD Quart Monde, il se dessine tout de même une tendance vers la coconstruction des revendications politiques, comme ce fut le cas dans la campagne Quelle école pour quelle société ?, menée entre 2011 et 2013. Pour permettre aux « exclus » de devenir de véritables acteurs nécessaires à la démocratie, la pratique de l’advocacy semble insuffisante. La coconstruction des revendications politiques, la promesse de Wresinski de « faire monter les marches » et enfin la coresponsabilité dans les prises de décisions internes, sont autant de pistes pour atteindre cet objectif.

Pour conclure, les personnes en situation de pauvreté qui vont en délégation à l’Élysée, à Matignon, à l’Assemblée nationale, au Sénat ou encore à l’ONU ou au Vatican, sont des acteurs nécessaires à la démocratie. L’exclusion de la citoyenneté d’une partie de sa population remet en cause un de ses fondements, à savoir l’égalité en droits. Ces acteurs nécessaires remplissent donc un rôle symbolique en comblant un manque démocratique. Mais cette stratégie Wresinski de « faire monter les marches » dispose également d’une portée d’influence politique et permet surtout aux personnes concernées d’exacerber leurs capacités citoyennes. Cependant, les rencontres avec des décideurs, aussi « hauts » soient-ils, restent une étape dans un processus d’empowerment. En amont, tout un travail d’émancipation individuelle et collective est nécessaire, rendu possible dans l’action d’ATD Quart Monde par les Universités populaires Quart Monde et les coformations. En aval, ou en parallèle, il semble également nécessaire de proposer des prises de responsabilité au sein du Mouvement et de s’engager dans des groupes d’action politique.

1 Entretien parlementaire, 23 mars 2016.

2 « Choses du public et choses du politique. Pour une anthropologie des inouïs », D. Boullier, dans M. Carrel, J. Ion et C. Neveu (dir.), Les

3 « Qu’est-ce qu’un acteur faible ? Contributions à une sociologie morale et pragmatique de la reconnaissance », J.-P Payet et D. Laforgue, dans J.-P.

4 « Les mobilisations des ‘sans’ dans la France contemporaine, l’émergence d’un ‘radicalisme autolimité’ », D. Mouchard, Revue française de science

5 « Exclusion et citoyenneté », J. Roman, dans R. Puyelo (dir.), Penser les pratiques sociales, Toulouse, Éd. ERES, 2001, p. 246.

6 Les inaudibles : sociologie politique des précaires, C. Braconnier et N. Mayer (dir.), Paris, Presses de Sciences Po, 2015.

7 Agir en démocratie, H.Balazard, Paris, Éd. l’Atelier, 2015, p. 12.

8 En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, ATD Quart Monde (dir.), Ivry-sur-Seine, Éd. l’Atelier/Quart Monde, 2013.

9 Entretien, militantes Quart Monde, 10 février 2016.

10 Entretien, ancien président d’ATD Quart Monde, 15 avril 2016.

11 « Joseph Wresinski : pionnier de l’empowerment radical made in France », A. Roy, Mouvements, 2016, vol. 1, n° 85, p. 87‑94.

12 Toutes les citations de ce paragraphe proviennent d’entretiens avec des militants Quart Monde qui ont participé à des rencontres avec des décideurs

13 Entretien, parlementaire, 23 mars 2016.

1 Entretien parlementaire, 23 mars 2016.

2 « Choses du public et choses du politique. Pour une anthropologie des inouïs », D. Boullier, dans M. Carrel, J. Ion et C. Neveu (dir.), Les intermittences de la démocratie. Formes d’action et visibilité citoyenne dans la ville, Paris, Éd. L’Harmattan, 2009.

3 « Qu’est-ce qu’un acteur faible ? Contributions à une sociologie morale et pragmatique de la reconnaissance », J.-P Payet et D. Laforgue, dans J.-P. Payet, F. Giuliani et D. Laforgue (dir.), La voix des acteurs faibles : De l’indignité à la reconnaissance, Rennes, Presse universitaire de Rennes, 2008, p. 9‑23.

4 « Les mobilisations des ‘sans’ dans la France contemporaine, l’émergence d’un ‘radicalisme autolimité’ », D. Mouchard, Revue française de science politique, vol. 52, n° 4, 2002, p. 425‑447.

5 « Exclusion et citoyenneté », J. Roman, dans R. Puyelo (dir.), Penser les pratiques sociales, Toulouse, Éd. ERES, 2001, p. 246.

6 Les inaudibles : sociologie politique des précaires, C. Braconnier et N. Mayer (dir.), Paris, Presses de Sciences Po, 2015.

7 Agir en démocratie, H.Balazard, Paris, Éd. l’Atelier, 2015, p. 12.

8 En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, ATD Quart Monde (dir.), Ivry-sur-Seine, Éd. l’Atelier/Quart Monde, 2013.

9 Entretien, militantes Quart Monde, 10 février 2016.

10 Entretien, ancien président d’ATD Quart Monde, 15 avril 2016.

11 « Joseph Wresinski : pionnier de l’empowerment radical made in France », A. Roy, Mouvements, 2016, vol. 1, n° 85, p. 87‑94.

12 Toutes les citations de ce paragraphe proviennent d’entretiens avec des militants Quart Monde qui ont participé à des rencontres avec des décideurs politiques (janvier à avril 2016).

13 Entretien, parlementaire, 23 mars 2016.

Alex Roy

Alex Roy est doctorant en sociologie urbaine, École Nationale des Travaux Publics de l’État (ENTPE), laboratoire Environnement, Ville et Société (EVS), composante Recherches Interdisciplinaires Ville, Espace, Société (RIVES), Unité Mixte de Recherche 5600 (UMR).

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND