Pourquoi des enfants quittent-ils leur famille ?

Amadé Badini et El Hadj Ibrahim Zougmoré

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Amadé Badini et El Hadj Ibrahim Zougmoré, « Pourquoi des enfants quittent-ils leur famille ? », Revue Quart Monde [En ligne], 189 | 2004/1, mis en ligne le 05 août 2004, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1255

Pourquoi des enfants quittent-ils leurs familles ? Quelles en sont les conséquences ? Un retour dans leurs familles est-il possible ? Deux personnalités impliquées dans le champ de l’éducation répondent aux questions de Quart Monde.

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Burkina Faso

Quart Monde : Des enfants, en grand nombre, quittent leurs familles et se retrouvent dans les rues. Qu’est-ce qui peut motiver le départ des enfants de leur famille ?

Amadé Badini : Je parlerais d’abord de la rupture symbolique que l’adolescent doit vivre par rapport à ses parents. Le départ de l’enfant de la famille est souvent une manifestation de cette nécessaire rupture. Dans la société mossi, les parents encouragent même l’adolescent à partir... pour mieux revenir. Certains sont offusqués quand leur enfant persiste à rester au village. Partir n’est pas l’expression d’un dysfonctionnement social, c’est une suite logique, un peu comme l’initiation marque aussi une forme de rupture. Le départ, l’émigration temporaire, est la marque d’une certaine maturité, d’une certaine prise de responsabilité. Mais il peut y avoir des causes non symboliques, non positives au départ des enfants.

Dans la société actuelle, on assiste de plus en plus à un éclatement de la famille, et à l’individualisation de la vie sociale. Aujourd’hui, on observe l’émergence de familles monoparentales, notamment dans les zones périphériques urbaines. Traditionnellement, il n’y avait pas de famille monoparentale, parce qu’il n’y avait pas d’homme ou de femme seul ; une femme pouvait devenir mère sans jamais avoir accouché ; être père était une désignation sociale. Un autre facteur d’explication pourrait être le fait que certains parents n’ont pas confiance dans ce qu’ils peuvent offrir à leurs enfants et ils ont peur d’échouer. Quand ils n’arrivent pas à valoriser leur vie, ils favorisent le départ de leur enfant, ils le conseillent, voire l’imposent. C’est un peu la situation de ces femmes qui abandonnent leurs bébés parce qu’elles ne peuvent pas les élever. Au niveau du village, les parents savent que l’enfant, là où il est, n’est pas bien parce qu’il a quitté sa famille, mais ils préfèrent que cette triste destinée ne soit ni à la portée du regard des autres ni de leur propre regard. Ils peuvent même dire que leur enfant a écrit alors qu’il n’en a rien fait. Chaque parent a une idée haute de son enfant, en milieu rural plus qu’en milieu urbain.

Il y a aussi l’image que l’enfant peut avoir de sa propre famille. Il arrive qu’il en ait honte, à tort ou à raison. Certaines familles cumulent les problèmes et favorisent les manifestations pathologiques de l’adolescence. Elles ne peuvent plus offrir un cadre d’épanouissement ad hoc pour l’enfant, ce qui peut l’amener à partir. Il arrive que le père et la mère ne s’entendent pas. Très souvent quand il y a un conflit conjugal, l’enfant est au centre, qu’il en soit la cause ou non. En tout cas, il est posé comme responsable, parce qu’il ne représente pas forcément ce qui unit la famille. L’enfant peut être lui-même source de conflit et l’un des parents va avoir tendance à l’utiliser contre l’autre. Certains enfants choisissent délibérément de partir lorsqu’ils se sentent, à tort, être la cause d’un déséquilibre familial. C’est ce que j’appelle un départ thérapeutique. Dans une situation normale, je ne pense pas qu’un enfant ait envie de partir et les parents ne supportent pas que l’enfant abandonne ses devoirs filiaux. Certains enfants n’ont pas leur place dans la famille et sont condamnés à s’éloigner. C’est, par exemple, le cas des enfants adultérins ou incestueux. Je pense donc que la « pauvreté » de la famille, sur le plan économique, en tout cas au début, n’est pas l’élément déterminant du départ de l’enfant. C’est la famille à problèmes, les crises conjugales, liées elles-mêmes aux crises générales de la société qui provoquent cette réalité d’enfants dans la rue.

Et quelle est la part d’éducation qui revient à la famille ? Quelle est la part que les parents peuvent contrôler ? La rue et l’école ne s’intègrent pas à la famille, la rue et l’école sont même institutionnellement plus fortes que la famille, alors la part des parents est plus proche des dix pour cent. Nous le vivons en ville et de plus en plus en campagne parce qu’avec les moyens de communication qui irradient même les villages les plus reculés, un parent voit son enfant réagir et il se demande où il a pu apprendre cela. L’enfant lui-même ne saura pas le dire parce que cela vient de manière insidieuse. Le parent ne peut pas connaître la motivation de tel ou tel comportement et cela contribue à fragiliser la famille dans sa responsabilité d’éducation. A tel point qu’aujourd’hui, si tu as un enfant qui est bien, on te dit : « Il faut rendre grâce à Dieu ». Ce n’est donc pas toi l’auteur de cet enfant réussi ! La famille n’a plus suffisamment de repères, elle se cherche. Et l’enfant se cherche doublement : il se cherche à travers celui qui se cherche.

Il y a alors une prédisposition à l’instabilité et on va même accuser certaines familles de fuir leurs responsabilités.

Quart Monde : Quelles sont les conséquences de ce départ ? Que peut être le destin de ses enfants ?

Amadé Badini : Une première possibilité est que l’enfant intègre une autre famille. Les enfants adultérins ou incestueux sont souvent recueillis par la famille de leur mère, qui est biologiquement liée à eux mais socialement indépendante. C’est le cas d’un « Yagènga » (neveu). Il peut s’épanouir, grandir, mais quand il va vouloir fonder un foyer, on va lui dire de partir. Il va s’installer en dehors de la cour de la famille de sa mère. Les frères de la mère doivent l’accueillir, parce que comme on dit : « Si ton bras est pourri, tu ne vas pas le couper et le jeter ». Cela veut dire qu’il faut assumer une partie de soi qui est mauvaise mais qui fait partie intégrante de soi. Les départs de ces enfants sont obligés, mais ils ne les mènent pas forcément dans la rue.

Certains se retrouvent dans la rue car dans certains cas, cette responsabilité de la famille maternelle, sa solidarité peut ne pas fonctionner. L’enfant vient et son oncle maternel va lui dire : « Ecoute, j’ai mes propres enfants, j’ai des difficultés. Tu as fait deux mois ici, tu n’as pas été aux champs, je ne peux pas te supporter ». De réprimandes en réprimandes, l’enfant se sent rejeté comme il s’est senti rejeté par sa propre famille. Alors, il se retrouvera dans la rue, parce que l’instinct de vie le pousse à se battre.

Le mouvement du village vers la ville fait que la solidarité traditionnelle ne fonctionne plus. Parfois même dans les villages, cette solidarité a du mal à se réaliser parce qu’elle apparaît comme l’exploitation de votre bonne situation. L’enfant adultérin ou pris dans le tourbillon des conflits conjugaux de ses parents ne trouve plus le refuge classique qui existait.

Avant, il y avait une certaine éducation collective qui atténuait les crises internes des familles, du point de vue de leur incidence sur le comportement de l'enfant. L’enfant ne s’identifiait pas à son père seul, mais à tous les gens de sa génération.

Un homme pouvait être un mauvais père, mais comme le frère ou un autre oncle de sa génération était là, cela compensait.

L’exode rural exprime aussi cette contradiction entre le milieu d’origine et celui vers lequel on tend. L’enfant a des réticences face au monde traditionnel, il n’arrive pas à accepter la vie qui se présente à lui. Car quoi qu’on dise, l’éducation est très coercitive.

Quart Monde : Comment peut-on comprendre que ces enfants n’acceptent pas les centres d’accueil ?

Amadé Badini : Le problème est l’intervalle de transition entre leur départ de la famille et le moment où ils découvrent qu’il existe un centre pour les recueillir. L’enfant va s’habituer à une forme de vie caractérisée par le faux sentiment de liberté et le faux sentiment de victoire sur l’adversité, parce que chaque jour qui passe, et dont il ne meurt pas, constitue une victoire qui finit par cimenter en lui une personnalité seconde. Quand il va se retrouver dans un centre, il va se retrouver face à des contraintes : un minimum de discipline, d’organisation - ne serait-ce que de s’asseoir, de venir manger à telle heure - de service rendu. Psychologiquement, ces enfants ne sont pas d’emblée prêts à accepter le centre parce qu’il apparaît comme une deuxième famille. Il faut donc s’attendre à ce qu’il y ait d’abord une réaction de rejet, sinon de méfiance, que l’enfant doit gérer.

Il arrive que, prenant conscience que la vie libertaire est un mirage, l’enfant qui est dans la rue change, accepte le centre et cette acceptation est déjà le signe d’un succès de l’action thérapeutique. Si la vie au centre devient positive, il a des chances de réintégrer sa famille d’origine.

Le regroupement des enfants dans des centres est un problème. Il y a quelques années, alors qu’on envisageait de créer un centre pour prendre en charge des orphelins du sida, j’ai dit qu’il ne fallait surtout pas le faire, parce ces centres créent une fausse réalité sociale. Ils développent chez les enfants des identités qui n’existent pas. J’ai proposé que les enfants soient identifiés, aidés dans leur famille avec le parent qui survit ou avec ceux qui seront pris comme tuteurs, suivis médicalement, scolairement, et même matériellement en apportant un appui aux familles.

Quart Monde : Quels sont selon vous les facteurs qui rendent si difficiles le retour des enfants dans leur famille ?

El Hadj Ibrahim Zougmoré : Lorsqu’un enfant se trouve dans la rue, quelle qu’en soit la raison, il acquiert de nouvelles habitudes qui l’amènent à penser, dans un premier temps, que la rue est un bienfait facile. Il prend goût à une certaine liberté. Mais tout au long de son séjour dans la rue, il se rend compte que ce n’est pas un gagne-pain facile. L’habitude d’une certaine liberté acquise dans la rue ne peut plus se vivre quand il retourne en famille parce qu’il y a des règlements dans celle-ci. Alors il est partagé entre l’idée de retourner en famille ou de rester dans la rue parce qu’il constate à tout moment que dans les deux milieux, il y a des contraintes. Je pense que c’est pourquoi il a de la peine à retourner en famille.

Les enfants ne restent pas non plus dans les centres. Le centre n’est pas exactement comme la famille, mais il a aussi une organisation et une réglementation qui sont gérées par des gens qui viennent de familles « normales », et qui ressemblent à celles d’une famille. Leur capacité à supporter la contrainte a changé. Pour que l’enfant retourne durablement dans la famille, il faut qu’il accepte d’abandonner certaines habitudes, qu’il accepte certaines contraintes qui peuvent lui permettre d’améliorer son avenir. Sa capacité à supporter la contrainte est négativement influencée par ce qu’il voit et croit comprendre. Il est facile aujourd’hui en ville de croire que les gens ont acquis facilement des biens. Il est facile d’observer, au village, des gens qui partent en Côte d’Ivoire, en reviennent très vite et qui peuvent tout de suite se payer un vélo. Ce n’est pas comme autrefois quand tout le monde cultivait dans le village : il fallait travailler de nombreuses années au Ghana avant de pouvoir se payer un vélo ou une bonne couverture. Quand les enfants voient que les gens se hissent tellement plus rapidement, ils se disent que rester cultiver avec leur père, même dix ans, sans pouvoir se payer un vélo ni même pouvoir avoir une bonne culotte, ce n’est pas supportable. Il faut pouvoir s’habiller bien et le plus vite possible. Le premier élément de fragilisation, c’est la diminution du pouvoir économique. J'ai l’impression que la capacité, la possibilité, aujourd’hui, d’amener l’enfant à écouter ses parents dépend du pouvoir économique. Plus vous avez la possibilité de prendre efficacement en charge vos enfants, plus vos enfants vous écoutent. Si pendant les fêtes, vous ne pouvez pas habiller vos enfants, vous devenez systématiquement un parent faible à leurs yeux. Si votre enfant est déscolarisé parce que vous n’avez pas pu payer la scolarité, il ne vous écoute plus, vous ne pouvez plus le maîtriser.

Dans une famille où le papa travaille et pas la mère, si le père ne montre pas aux enfants que l’argent qu’il gagne appartient aussi intégralement à leur mère ou s’il ne fait pas attention de donner ce pouvoir économique à la mère, à la longue, la maman devient la risée de ses enfants. C’est la personne qui met le plus sur les enfants qu’ils écoutent, c’est cette personne qui est crainte. Je l’observe partout, que ce soit dans un milieu intellectuel ou non. Même entre frères, celui qui a les moyens et qui s’occupe le plus des petits frères est le plus écouté et respecté. Les besoins des gens ont augmenté et les moyens de les satisfaire ne sont pas proportionnels à ces besoins. Comme chaque enfant a beaucoup de besoins à satisfaire, c’est la personne qui peut satisfaire le maximum de ses besoins qui est pour lui le bon éducateur, c’est elle qui dit la vérité.

Avant, l’éducation traditionnelle faisait en sorte que l’enfant croyait en beaucoup de choses de manière divine, disons même de manière fataliste. Un enfant qui avait son parent pauvre l’acceptait parce qu’autour de lui, il voyait beaucoup de familles et cela ne posait pas de problèmes. La communication unilatérale (du parent vers l’enfant) était privilégiée par rapport à la communication bilatérale (parents-enfants, enfants-parents). Un père appelait son enfant, lui donnait des conseils, des instructions et celui-ci devait l’accepter. Sinon, on pensait que son avenir était compromis. L’éducation traditionnelle était dure, bien réglementée, les bêtises n’étaient pas permises et il fallait avoir un comportement convenant à la réglementation sociale. Comme l’enfant ne devait pas lever la voix devant le parent, en général, il acceptait.

De plus, ce que le père disait à son enfant, c’était exactement la même chose que ce que cet enfant pouvait entendre ailleurs. Il n’était pas éduqué par sa seule famille, mais par presque toute la société. Lorsqu’un enfant volait dans un quartier, si c’était à l’insu des parents et qu’un voisin l’apprenait, ce dernier avait la possibilité de le corriger. Quand le père venait, il remerciait le voisin qui avait traité son enfant comme le sien. Aujourd’hui, ce n’est plus la même chose. Un proverbe dit : « Quand vous êtes bien, vous êtes l’enfant de toute la famille. Quand vous êtes mauvais, vous n’êtes pas l’enfant de toute la famille ». Autrement dit, aujourd’hui, dans les grandes villes surtout, quand vous corrigez l’enfant du voisin, ce dernier va directement vous dénoncer à la gendarmerie.

Maintenant, la communication est devenue forcément bilatérale. L’enfant qui va à l’école a des contacts avec d’autres personnes que les parents ne connaissent pas. Il entend des choses que les parents n’ont pas entendues. La communication, la modernisation lui ont donné un niveau de compréhension des choses plus élevé. Alors aujourd’hui, les enfants tendent à répondre à leurs parents qui se trouvent parfois désarmés parce que leurs enfants vont annoncer des choses qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas. Par exemple, l’enfant connaît beaucoup plus de choses sur la sexualité, les moyens de planification familiale qu’il a apprises de ses amis ou à l’école et il rit des conseils des parents qui ignorent tous ces aspects. Cela peut amener certains parents à démissionner.

L’enfant se trouve face à une vie moderne mais il ne peut pas la maîtriser faute des moyens nécessaires. Ce que le parent propose - la réserve, la persévérance, la patience, accepter les souffrances - constitue pour lui des contraintes. Si les enfants pouvaient utiliser ces connaissances, ils pourraient améliorer les conditions de vie. Mais l’utilisation des connaissances exige des moyens et la vie à la maison est décalée de leur connaissance.

Amadé Badini

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El Hadj Ibrahim Zougmoré

Amadé Badini, professeur et chercheur en sciences de l’éducation à l’université de Ouagadougou a participé à plusieurs rencontres organisées à la Cour aux cent métiers de cette ville. El Hadj Ibrahim Zougmoré, ami de la Cour depuis des années, est formateur en prévention et sensibilisation des populations au ministère de la Santé, au Burkina Faso.

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