Du parent disqualifié au parent citoyen

Max Ebely

Citer cet article

Référence électronique

Max Ebely, « Du parent disqualifié au parent citoyen », Revue Quart Monde [En ligne], 190 | 2004/2, mis en ligne le 05 novembre 2004, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1351

A travers la loi du 2 février 2002, qui organise la participation des usagers et de leurs familles au sein des établissements sociaux et médico-sociaux, les rôles des parents et des professionnels sont contraints à une redéfinition. Le parent d’enfant placé se retrouve dans une position paradoxale : disqualifié par une mesure judiciaire et tenu d’occuper une place de sujet acteur de cette même mesure. Comment passer de la loi à la pratique ? L’auteur répond à trois étudiantes de l’IUP/PSSP de Lorient

Pourquoi avoir choisi d’étudier un tel sujet ?

Max Ebely : J’ai toujours eu ce sujet, cette préoccupation, en moi. Cela fait partie des questions professionnelles qui ont tout le temps parcouru mon expérience de travail depuis plus de vingt ans. J’ai toujours eu la préoccupation de la place des parents. J’ai été alerté en lisant la préparation de la loi du 2 janvier 2002. Je me suis dit : on parle de la participation des parents, je trouvais l’idée intéressante et en même temps, quand j’en parlais aux professionnels, certains disaient : « Le parent, il n’a pas été capable d’élever son enfant et puis il va falloir en plus qu’il mette son nez dans nos affaires ! ». C’est devenu une question pour moi. Pourquoi donc les établissements sociaux, médico-sociaux, les foyers de l’enfance, n’arrivent-ils pas à mettre en place les conseils d’établissements déjà définis dans la loi précédente ? Je tenais là un paradoxe. Avant d’être une question de mémoire de maîtrise, c’était une question professionnelle pour moi.

La question de la parentalité fait aujourd’hui débat. Qu’en pensez-vous ?

M. E. : Le concept de la parentalité est assez récent. Il est né dans les années 70. Avant, on parlait de parenté ou de relations aux parents. Les gouvernements mettent aujourd’hui en évidence la responsabilité des familles. Le gouvernement précédent le faisait en affirmant vouloir aider les parents à prendre toute leur place auprès de leurs enfants. Le gouvernement actuel dit, lui, que si les enfants posent des problèmes, c’est la faute de leurs parents et qu’il faut renvoyer la responsabilité de leurs errements aux parents. Il y a une forme d’évolution entre les deux gouvernements, on emploie le même concept de l’idée de la responsabilité, mais on ne l’utilise pas de la même façon.

Le concept de parentalité apparaît comme un enjeu de notre temps. Y a-t-il une place pour la participation des familles dans les conseils d’établissement ?

M. E. : C’est une obligation de la loi du 2 janvier 2002. Dans la loi précédente, la participation des parents était déjà prévue dans les conseils d’établissements. Actuellement, on parle de conseil de la vie sociale. C’est un peu la même idée. La différence est qu’aujourd’hui, on ne dit pas que les établissements ont l’obligation de mettre de mettre en place un conseil de la vie sociale dans lequel participent les parents, mais de mettre en place un système de participation des parents. Pour moi, les parents, bien évidemment, ont une place, celle de leur parole, pour aller effectivement donner leur avis sur le fonctionnement de l’établissement. De par leur expérience de parents, l’expérience de leurs difficultés, ils ont aussi des choses à apporter auprès des professionnels. Dans le milieu de l’enfance inadaptée, c’est vraiment quelque chose d’un peu révolutionnaire. Il y a très peu d’établissements qui ont véritablement organisé des conseils de la vie sociale avec la participation des parents, et quand cela existe, cela ne marche pas si bien que ça. Non seulement les parents ont une place, mais celle-ci est nécessaire pour éviter la toute puissance éducative, le totalitarisme éducatif, une forme d’hégémonie où l’établissement serait tout puissant, où même l’aide sociale serait toute puissante face aux parents. Les parents, même s’ils sont qualifiés de défaillants, ont des choses à dire et des compétences. La défaillance parentale n’élimine pas, de fait, la compétence parentale.

Vous dites que l’on est passé d’un « service de protection de l’enfance à un service d’aide à la famille » qu’entendez-vous par-là ?

M. E. : Pendant de longues années, la protection de l’enfance était ciblée sur l’enfant, en oubliant qu’il vivait dans un milieu, dans un contexte et dans une famille. On s’est rendu compte que l’on ne faisait pas sans les parents, sans la famille et que pour qu’un enfant grandisse positivement, il fallait aussi tenir compte de sa famille. Si l’on est passé d’un service de protection de l’enfance à un service d’aide à la famille, c’est parce qu’aujourd’hui, on tient compte complètement de la famille dans la prise en charge de l’enfant. C’est l’évolution des textes, on le voit de plus en plus, et la concrétisation de la loi du 2 janvier 2002 le signale bien. Un enfant n’est pas seulement un être, un électron libre, il fait partie de tout un ensemble. Pour que l’enfant aille mieux, il faut que l’ensemble aille mieux.

Ne croyez-vous pas que le fait de mettre la famille au centre du dispositif peut entraîner une diminution de l’intérêt porté à l’enfant ?

M. E. : C’est le cœur du débat, aujourd’hui encore. Mettre la famille au centre du dispositif, cela ne veut pas dire ne pas mettre l’enfant au centre du dispositif. Il a grandi dans une famille, plus ou moins solide, plus ou moins boiteuse. Mais en tout cas, elle est sa famille et il devra faire avec, on est dans une famille pour toute la vie. Il doit composer avec elle, avec ses défaillances, ses difficultés. Il n’y a pas de diminution de l’intérêt porté à l’enfant, il y a par contre un recalage. Aujourd’hui, on ne dit pas : il y a une mauvaise famille et un enfant à protéger, on dit : il y a une famille en difficulté et un enfant à protéger, à aider à garder le lien avec sa famille.

Comment appliquer une mesure unique de participation, notamment les conseils d’établissements, face à des situations et des comportements différents de parents (les différents cas de placements, par une mesure judiciaire, placement volontaire) ?

M. E. : Il faut bien comprendre que lorsque l’on parle de participation des parents, il ne s’agit pas de leur demander un avis sur leur enfant dans le cadre du conseil d’établissement. Ils auront à traiter de la globalité du fonctionnement, des thèmes qui vont concerner l’ensemble de l’établissement et non des situations particulières. Sinon, les parents seraient envahis par leur propre problématique. La réalité c’est que chacun vient avec son expérience de parent en tant que représentant de parents. C’est une notion importante d’être représentant des autres parents pour travailler sur le fonctionnement de l’établissement. Même si les parents, au départ, n’ont pas choisi le placement de leur enfant, on s’aperçoit qu’ils ont envie d’aller donner leur avis. Certains parents ont envie de collaborer parce que le conseil d’établissement est vécu comme un espace qui va leur redonner un statut de citoyen.

Qu’entendez-vous par “ parents disqualifiés » ?

M. E. : Etre parent c’est avoir un certain nombre de compétences parentales, des qualifications parentales. Un parent disqualifié, c’est un parent à qui on dit : « Vous n’êtes plus en capacité d’être parent, vous n’avez plus les compétences à être parent, vous êtes disqualifié dans votre fonction parentale ». A un moment donné, on ne lui reconnaît plus les compétences à être parent. A force d’avoir entendu que l’on était un mauvais parent, on finit par l’accepter. Le phénomène de disqualification n’est pas qu’un phénomène de professionnels. Les parents qui sont confrontés au juge des enfants, se sentent jugés, ils n’ont plus aucune valeur. Les professionnels oublient parfois que c’est quelque chose d’extrêmement fort dans une vie de parent que l’on puisse un jour vous dire : « Vous ne pourrez plus vous occuper de votre enfant et on va le confier à d’autres, à un établissement ». Alors, bien sûr, il y a plusieurs attitudes. Certains parents vont se révolter parce qu’ils en ont la capacité ; d’autres, on le sait, ont moins de capacités à la révolte et aussi moins de capacités intellectuelles parce qu’ils ont le sentiment de ne pas maîtriser le langage comme les professionnels. C’est vraiment une relation complètement dissymétrique ou le parent se sent disqualifié et finit l’accepter : « On est des mauvais parents, de toute façon on ne vaut rien ».

Comment les intégrer aux instances de participation ? Est-ce que ces parents disqualifiés ont besoin d’un apprentissage plus fort que les parents ayant fait un placement volontaire ?

M. E. : Les parents ayant choisi le placement ne sont pas plus costauds que les autres. Dans la collaboration, ils ont peut-être compris que l’aide pouvait être nécessaire, ils sont donc prêts à collaborer plus facilement. Avec des parents qui sont en opposition au placement, il faut plus de temps. Quand je dis apprentissage, il faut que le parent commence à faire confiance au professionnel, et que le professionnel admette le parent comme ayant des compétences. C’est l’enjeu de demain. Mais ce n’est pas si simple que cela. Ce n’est pas parce que l’on a décrété que les parents vont participer, que tout va bien se passer : les parents ne sont pas habitués à cela, on leur a généralement laissé peu d’espace de parole. Aujourd’hui, un professionnel devra composer avec une famille, pas dans un rapport « celui qui fait, celui qui ne fait pas », pas dans un rapport « celui qui est mauvais et celui qui posséderait les clés du mieux être de l’enfant », mais dans une collaboration où l’enfant, la famille et le professionnel ont à définir un projet. Il faut faire en sorte que les parents aient réellement la possibilité d’occuper leur place au sein du conseil d’établissement sans que cela ne les mette encore plus en difficulté. Il serait terrible que cet espace les stigmatise encore plus dans leurs difficultés. L’apprentissage du professionnel c’est de faire en sorte que le parent occupe tout l’espace de sa parole, c’est lui laisser la possibilité de s’exprimer.

Vous dites : « Dans cette volonté d’organiser des lieux d’échange, se réactualise le paradoxe à être à la fois sujet défaillant désigné par les services sociaux et la justice et sujet compétent pour exprimer son avis, son savoir-faire. De nombreux professionnels ne dépassent pas ce qui leur semble une opposition, voire une aberration ». Mais ne craignez-vous pas que le ébat concernant la participation ou non des parents dérape ?

M. E. : Quand j’ai interviewé certains professionnels, j’ai eu comme réponse : « 0n ne va quand même pas demander leur avis aux parents alors qu’ils ne sont pas capables d’être parents ! ». Il y a là une culture professionnelle qui doit évoluer. Je pense que l’école est aussi responsable de cela ; elle doit, dans les informations, intégrer l’idée que la compétence des parents n’est pas un vain mot mais quelque chose de concret. Faire évoluer les mentalités est très complexe. Aujourd’hui le professionnel est contraint de se rendre compte que lui tout seul, avec tout ce qu’il sait faire, avec toutes ses connaissances, ses compétences, rencontre lui aussi des difficultés avec les enfants dont il a la charge.

Pensez-vous que les formes de participation des usagers et de leurs familles à la vie de l’établissement puissent déboucher sur une remise en question des fonctions, du rôle des travailleurs sociaux ?

M. E. : Je ne pense pas que cela remettra en question les rôles et les fonctions des travailleurs sociaux, cela va les repréciser. On va être obligé de redéfinir leur fonction. Il est intéressant de se poser à nouveau la question et de se pencher sur son métier et sa fonction, parce que l’on prend vite des habitudes. Les lois ont aussi comme vertu de redonner du sens aux pratiques, elles ne bouleversent pas forcément les fonctions, elles les réinterrogent.

Comment pensez-vous que les professionnels puissent adapter leur travail au droit des usagers et de leurs familles à la consultation des dossiers prévu par la loi de 2002 ?

M. E. : Si tout allait bien ils n’auraient pas à s’adapter. Normalement quand un professionnel écrit, il devrait pouvoir être lu par la personne sur qui il écrit. C’est ma déontologie, une éthique professionnelle : on ne peut pas se permettre d’écrire sur quelqu’un sans que la personne ne le lise. Dans ma pratique, j’ai toujours été vigilant là dessus : quand je faisais un rapport sur des personnes, je le leur faisais lire. Si elles n’étaient pas d’accord, je ne modifiais pas, mais au moins, elles savaient à quoi s’en tenir sur ce que j’écrivais. Il ne faut plus rester dans du descriptif, voire du jugement, de l’autre ou de la famille ou de l’enfant. Les professionnels savent décrire. Par contre, ils ont du mal à poser des hypothèses de travail.

Que vous a apporté votre étude sur le plan personnel et sur un plan professionnel ?

M. E. : Sur le plan personnel, c’est de l’avoir menée à bout ! J’ai sacrifié beaucoup de mon temps personnel pendant les deux années de maîtrise mais en même temps, il y a un plaisir à lire, à rechercher. Ce fut un enrichissement. Dans ma pratique, faire ce mémoire m’a permis de solidifier, de donner encore plus de sens et de cohérence à des choses que je présupposais. Je remercie encore les parents d’enfants placés de m’avoir aidé à faire cette recherche. Et je leur reconnais d’autant plus de compétences. Ils avaient vraiment des choses à dire très intéressantes. Je n’y allais plus en tant que professionnel mais en tant qu’apprenti chercheur, qui allait demander de l’aide. C’est eux qui allaient m’apporter la matière.

Avez-vous réussi à vous positionner en tant que chercheur et à mettre de côté votre statut de professionnel ?

M. E. : J’ai bien réussi à me situer en tant que chercheur avec les parents. Je me suis présenté à eux en précisant ma profession. A ce moment-là, j’étais chef de service du foyer de l’enfance de Morlaix, je présentais l’institution qui accueillait leur enfant, je n’avais pas une place innocente. Ils ont très vite accepté que je sois chercheur. J’avais choisi de les voir à leur domicile, je trouvais que c’était leur univers, un endroit où ils étaient eux en position dominante. J’ai ainsi réussi à être en position de chercheur. Quand on écrit un mémoire et que l’on est un professionnel qui a plus de vingt ans d’expérience, il faut prendre de la distance, ce qu’Armelle Mabon1 appelle « le pas de côté »

1 Maître de conférences à l’IUP/PSSP et responsable du cycle diplôme supérieur en travail social à l’Institut régional de travail social de Bretagne
1 Maître de conférences à l’IUP/PSSP et responsable du cycle diplôme supérieur en travail social à l’Institut régional de travail social de Bretagne

Max Ebely

Ancien moniteur éducateur, devenu éducateur spécialisé, puis chef de service pendant dix ans dans deux foyers de l’enfance en Bretagne (Brest et Morlaix), Max Ebely, 43 ans, est actuellement responsable d’équipe au centre départemental d’action sociale de Pleyben. Il a récemment réalisé un mémoire de maîtrise à l’Institut universitaire professionnalisé / Politiques sociales et santé publique (IUP/PSSP, Lorient), s’intitulant Du parent disqualifié au parent citoyen. (Propos recueillis par Mannaig Anizan, Myriam Guegan et Solenn Guenehec)

CC BY-NC-ND