Les pauvres sont « nous »

Christopher Winship

Traduction de Anna Kellerhals et Bruno Tardieu

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Christopher Winship, « Les pauvres sont « nous » », Revue Quart Monde [En ligne], 190 | 2004/2, mis en ligne le 01 décembre 2004, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1373

Une relecture de la pensée de Joseph Wresinski au regard de la philosophie communautarienne. Comment elle peut prendre place dans les approches américaines de la pauvreté, de la société, de la spiritualité.

Les Américains ont habituellement deux manières distinctes de penser la pauvreté. La première, la plus répandue, voit la pauvreté comme un manque, un déficit, d’un individu ou d’une famille - déficit de revenu ou de richesse, de capacité ou d’éducation, de ressources. Dans cette école de pensée, on trouve aussi des gens « de droite » qui soulignent avec insistance que les pauvres sont ce qu’ils sont à cause de leur déficience morale. Chacun de ces diagnostics induit des politiques différentes pour améliorer la situation des pauvres : transfert de revenus, formation professionnelle, programmes éducatifs d’une part ; répression des comportements ne correspondant pas aux normes, d’autre part. Si ces diagnostics diffèrent considérablement, ils partagent cependant une perspective commune : tous considèrent que le problème de la pauvreté réside dans les familles ou les individus concernés. Autrement dit, ceux-ci sont pauvres parce qu’ils possèdent des caractéristiques propres qui les font échouer dans la poursuite d’une réussite économique et sociale.

La deuxième manière de penser la pauvreté, exposée par la « gauche », insiste sur le caractère structurel de la pauvreté. Des individus sont pauvres parce qu’ils sont oppressés par ceux qui ont le pouvoir. Dans la perspective marxiste classique, ils fournissent l’excédent de force de travail nécessaire au bon fonctionnement du capitalisme. Les Noirs et les autres minorités sont proportionnellement beaucoup plus soumis à la pauvreté du fait du racisme et de la discrimination. Contrairement à la première perspective, qui évoque un déficit individuel, la pauvreté est ici la conséquence d’un système économique et social inégalitaire : elle n’existe pas dans l’individu.

Si ces deux explications de la pauvreté, par le manque ou par les structures sociales, sont bien différentes, elles ont en commun de percevoir la pauvreté comme un problème « du dehors ». L’interrogation du père Joseph Wresinski, notamment dans son livre « Les pauvres sont l’Eglise », est de savoir si ces deux manières de comprendre la pauvreté - isolément ou en les combinant - permettent vraiment de la comprendre. Si l’on lit les entretiens du Père Joseph avec Gilles Anouil1, la réponse est résolument négative.

La pitié divise le monde

« Les pauvres sont l’Eglise » est un livre très chrétien, et même spécifiquement catholique. Il nous dit que nous ne pouvons vraiment comprendre le Christ que si nous méditons sur sa décision de vivre comme un pauvre parmi les pauvres. En affirmant que « les pauvres sont l’Eglise », Wresinski nous dit que si l’Eglise est séparée des pauvres, elle n’est plus vraiment l’Eglise. Notre éloignement de Dieu prend source dans notre incapacité à entrer en communication avec les pauvres, à partager leur souffrance, à comprendre que leur blessure est la nôtre, ou plus fondamentalement que les pauvres sont « nous ». Dieu est toujours avec les pauvres. Si nous ne réussissons pas à nous unir aux pauvres, alors nous échouons dans notre relation avec Dieu.

Tout cela peut-il signifier quelque chose pour moi qui suis juif ou même pour un non croyant ? Ce livre serait-il réservé aux seuls catholiques ? Dans une rubrique du Boston Globe (10 avril 2001) James Carroll, auteur bien connu et ancien prêtre catholique, parle d’une valeur aujourd’hui en vogue aux Etats Unis, « la compassion », d’une manière très proche de la pensée de Wresinski. Le message de Carroll est destiné aux personnes de toutes croyances. Il dit que compassion veut dire « souffrir avec ». Elle se distingue de la pitié. La pitié est expérimentée à distance et est offerte de haut en bas. Avoir pitié des pauvres veut dire qu’ils sont à plaindre et qu’ils ont perdu un peu de leur dignité. La pitié divise le monde en sauveteurs et victimes. Ce faisant, on maintient l’inégalité entre les deux. Celui qui manifeste de la pitié en tire souvent davantage bénéfice que celui qui la reçoit.

Carroll argumente en disant que la compassion comprend la souffrance avec les pauvres en termes d’égalité. De plus, elle implique que des changements doivent avoir lieu dans notre rapport avec eux. Ce qui détermine le champ du changement ce n’est pas ce que nous sommes capables de faire ou ce que nous voulons donner, mais plutôt ce que les pauvres eux-mêmes demandent. Si nous avons de la compassion, nous nous mettons en position d’égalité avec les pauvres. Et, pour parler en termes de philosophie politique, nous comprenons qu’eux et nous, nous sommes dans la même sphère morale. C’est ce que je considère être le centre du message de « Les Pauvres sont l’Eglise ». Si nous pensons que nous-mêmes et les pauvres nous vivons des vies différentes, dans des sphères morales séparées, c’est notre propre perspective morale qui est en défaut.

Le risque de devenir justiciers...

Quelle importance revêt le fait de ne pas comprendre que les pauvres sont « nous » ? Quelle est l’importance d’un défaut de vraie compassion ? La compassion est un élément crucial dans la justesse de nos relations avec les pauvres.

Si nous ne sommes concernés par les pauvres que parce que nous voulons essayer de remédier à leurs déficits (à quelque niveau que ce soit), nous risquons sérieusement de nous considérer comme leurs supérieurs. Nous sommes ceux qui donnent, ils sont ceux qui reçoivent. Nous nous engageons parce que « noblesse oblige ». En aidant les pauvres de cette façon nous affirmons notre propre valeur morale, mais en même temps nous dégradons la dignité morale de ceux que nous voulons aider.

Si nous prenons la pauvreté comme un problème d’inégalité structurelle ou une injustice politique, nous prenons le risque de croire que ce sont les autres et pas nous-mêmes qui sont responsables de la situation des pauvres. Nous courrons un sérieux risque de devenir des justiciers. C’est là un des deux problèmes clé que Wresinski perçoit dans les mouvements révolutionnaires de gauche. Wresinski insiste sur le fait que Dieu est tout aussi présent chez les riches que chez les pauvres. Le statut moral des pauvres ne doit pas être exalté par une diabolisation des riches. Wresinski pense également que les révolutions peuvent très rarement aider les pauvres. Ce sont plutôt les révolutionnaires qui en profitent.

Si on ne fait que feuilleter « Les Pauvres sont l’Eglise », il est facile de croire que les pauvres dont parle Wresinski, - ceux qui sont dans l’extrême pauvreté, les exclus sociaux - sont malheureux et dociles. Ils vivent une vie simple, dans la misère, et nous devrions éprouver pour eux de la sympathie comme nous en éprouvons face à des chiots abandonnés et misérables. Ce serait là se méprendre fortement sur la pensée de Wresinski ! Il ose témoigner du fait qu’à plusieurs reprises certains des échanges avec les gens dans la misère avec lesquels il vivait et travaillait se sont terminés par des coups de poings. La violence domestique est là, la vie est très difficile sur tous les plans, et partager la vie avec eux est aussi très difficile.

... ou de diaboliser les pauvres

Si l’on se transpose dans un contexte américain, les pauvres dont Wresinski parle - au moins par certaines définitions - sont ceux qu’on a appelés la « Under Class » (la classe inférieure.) Après la polémique créée par le Rapport Moynihan en 1965 qui s’inquiétait du nombre croissant des enfants africains américains nés hors mariage, il est devenu politiquement incorrect pour les universitaires de gauche de parler des difficultés de comportement parmi les pauvres. C’était systématiquement rejeté comme une manière de « blâmer la victime ».

La publication de « The Truly Disadvantaged » (Les vrais désavantagés) en 1987 par William Julius Wilson2 a changé cela. Celui-ci défendit l’approche du Rapport Moynihan et son accent mis sur les ménages monoparentaux. Si Moynihan était inquiet parce que le pourcentage des enfants africains américains nés hors mariage approchait trente pour cent, deux décennies plus tard, lors de la publication de Wilson, il atteignait presque soixante dix pour cent. Pour Wilson, la pauvreté n’était pas simplement due à l’appauvrissement économique : elle était aussi liée aux naissances hors mariage, au chômage de longue durée, à la dépendance des services sociaux, au crime… Bref le comportement même des personnes vivant la misère faisait aussi partie du problème. Le terme de Under Class est maintenant fort critiqué. Il est généralement considéré comme stigmatisant et diabolisant le pauvre (voir par exemple Michael Katz, « The Under Class Controversy », controverse à propos de la notion de classe inférieure). Il induit que le pauvre a un déficit moral et par conséquent ne dispose pas d’une entière dignité humaine. Selon les termes de Katz nous voyons les pauvres comme « les autres ».

La tentation du désaveu

Une des contributions les plus fortes du père Wresinski est sa capacité à reconnaître combien la vie de ceux qu’il appelle le « Quart Monde » peut être chaotique et pas angélique, tout en affirmant simultanément leur dignité humaine totale. Et même, dans certains passages, il suggère que la dignité des pauvres dépasse la nôtre.

Comment pouvons-nous reconnaître le chaos dans la vie des personnes du Quart Monde sans les voir comme « les autres »3 ? En nous voyant nous-mêmes comme semblables à eux ! Pour le père Joseph et pour beaucoup de ses volontaires, cela signifie vivre avec les pauvres et se sentir un des leurs. La personne pauvre est comme ce membre de votre famille, difficile à vivre, qui gène tout le monde, qui n’a jamais réussi dans sa vie. C’est ce fils ou cette fille ou cette sœur ou ce parent que la famille est toujours tentée de désavouer. Mais, si nous comprenons profondément que cet individu est un membre de notre famille, alors nous savons que nous sommes obligés de l’accepter tel qu’il est. L’argument de Wresinski est - même s’il n’use pas spécifiquement de cette analogie - que nous avons en effet « désavoué » les pauvres. Pour notre propre intégrité morale nous devons les «  re-avouer » et permettre qu’eux aussi puissent nous « re-avouer ».

L’argument de Wresinski est celui d’un iconoclaste. Pour lui, si nous regardons les pauvres comme des gens « en dehors de nous » - que ce soit à cause de l’une ou l’autre forme de déficience ou de leur oppression structurelle par d’autres – nous ne pourrons jamais vraiment entrer en relation avec ceux qui vivent l’extrême pauvreté, avec le Quart Monde. C’est seulement si nous comprenons que les hommes du Quart Monde sont moralement nos égaux et si nous les acceptons comme de vrais membres de la société (c’est-à-dire aussi comme voisins, comme amis) que nous pourrons peut-être commencer à traiter les problèmes de l’extrême pauvreté. C’est là une proposition radicale. Elle suggère que faire la charité, payer davantage d’impôts, voter correctement, les défendre sur le plan politique ne suffit pas. Un vrai changement ne sera possible que si nous changeons fondamentalement nos relations avec les pauvres.

L'homme : un réseau de relations

Sur un plan philosophique aussi, la position de Wresinski est radicale. C’est le rejet d’une conception libérale du sujet, venant des Lumières, où chacun est un individu autonome. Dans cette philosophie les pauvres sont des individus (ou des familles) qui ont échoué, soit à cause de leurs propres déficiences, soit à cause des actions injustes menées par d’autres individus. Dans un cas comme dans l’autre, pour réduire la pauvreté, il faut changer des individus.

Dans l’analyse de Wresinski la pauvreté représente l’échec de la société. Les pauvres sont simplement (et tragiquement) ceux qui doivent porter les conséquences de cet échec. Par certains aspects l’analyse de Wresinski repose sur une théorie communautarienne de la pauvreté. La philosophie communautarienne, en contraste avec le libéralisme philosophique traditionnel, définit l’homme non pas comme une entité autonome mais comme le centre d’un réseau de relations. Il en résulte que des individus sont pauvres non pas à cause de leurs caractéristiques propres mais à cause de leur relations (ou de leur manque de relations) avec les autres membres de la société. Ceux qui sont pauvres, les exclus de la société, sont dans cette situation parce qu’on les appelle « les autres ».

Je voudrais faire comprendre cette position communautarienne à partir d’un exemple. L’économiste africain américain Glenn Loury, qui a longtemps été néo-conservateur, parle beaucoup comme d’une tragédie du nombre immense de jeunes hommes noirs qui, en Amérique, sont en prison pour de longues peines à cause de délits mineurs de drogue. Loury ne prétend pas qu’il faille simplement les en faire sortir car, de fait, ils ont enfreint la loi. Ce qui le révolte, c’est que la société dans son ensemble accepte tranquillement cet état de fait. Il affirme que s’il s’agissait de jeunes de familles blanches de la classe moyenne, cette proportion énorme ne serait pas tolérée un seul instant. Nous chercherions des solutions autres que l’emprisonnement systématique. C’est précisément parce que notre société voit les jeunes Noirs comme « les autres » qu’il est politiquement acceptable de traiter le problème de leur participation au trafic de drogue par la prison.

Le refus de l'isolement social...

Wresinski comprend la situation des pauvres selon une perspective profondément catholique. Son message, cependant, n’est pas uniquement pour les catholiques, mais pour nous tous. Il nous appelle à comprendre la pauvreté d’une façon radicalement différente, non seulement comme une destitution et une oppression, mais aussi comme un isolement social. Cet isolement est créé par nous tous, par chacun de nous, à un point tel que nous vivons séparés des pauvres et que nous ne comprenons pas que leur sort est le nôtre.

Dans le Judaïsme, ceux qui vivent dans l’extrême pauvreté sont décrits comme « les étrangers ». Le grand sage juif du Moyen Age, Maimonides, dit dans la Mishnech Torah, sa présentation systématique de la loi juive (Law of Virtue 6 : 3-4) :

« Aimer l’étranger qui vient se réfugier sous les ailes du Shekinah (Dieu) est la réalisation de deux préceptes positifs. Premièrement, parce qu’il est inclu parmi les voisins ( que nous sommes obligés d’aimer) et deuxièmement parce qu’il est un étranger et la Torah dit « Tu dois aimer l’étranger » (Deut. 10 :19). Dieu nous a chargés de l’amour des étrangers, comme il nous a chargés de l’amour de lui-même, quand il est dit : « Tu aimeras le Seigneur, notre Dieu. L’Unique et Saint, qu’il soit béni. Aime les étrangers comme il est dit : « Et il aime les étrangers ». (ibid.10 :18 ».

Wresinski et Maimonides sont, me semble-t-il, profondément d’accord sur ce que Dieu nous demande pour notre relation avec les pauvres.

1 Gilles Anouil, The poor are the Church, a conversation with Fr Joseph Wresinski, founder of the Fourth World Movement , Bayard Twenty-Third

2 Voir une interview de William Julius Wilson dans Quart Monde n°161: « Classe, race, pauvreté aux Etats-Unis »

3 Les personnes dans la misère sont les premières conscientes de ce fait. Une maman disait récemment à un volontaire : « On sait bien que nos jeunes

1 Gilles Anouil, The poor are the Church, a conversation with Fr Joseph Wresinski, founder of the Fourth World Movement , Bayard Twenty-Third publications, 2002, (USA)

2 Voir une interview de William Julius Wilson dans Quart Monde n°161: « Classe, race, pauvreté aux Etats-Unis »

3 Les personnes dans la misère sont les premières conscientes de ce fait. Une maman disait récemment à un volontaire : « On sait bien que nos jeunes ne sont pas des anges... mais ce ne sont pas des diables non plus ! » Hommes et femmes aux prises avec leurs responsabilités morales comme... nous tous

Christopher Winship

Professeur de Sociologie à Harvard University (Cambridge, USA), Christopher Winship a écrit la préface de l’édition américaine de l’ouvrage de Joseph Wresinski « Les pauvres sont l’Eglise » (Gilles Anouilh The poor are the Church, a conversation with Fr. Joseph Wresinski, founder of the Fourth World Movement. Bayard, Twenty-Third Publication, 2002, USA). Le texte ci-joint en est une traduction

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