L'exclusion sociale des petits cultivateurs

Constantina Safiliou-Rothschild

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Constantina Safiliou-Rothschild, « L'exclusion sociale des petits cultivateurs », Revue Quart Monde [En ligne], 177 | 2001/1, mis en ligne le 01 septembre 2001, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1610

Pourquoi et comment des petits cultivateurs sont-ils menacés d'exclusion dans les pays européens ? L'auteur rend compte d'une recherche effectuée en 1998 auprès d'un millier d'entre eux (702 femmes et 322 hommes) dans cinq pays (Grèce, Suède, Finlande, France, Pays-Bas). Extraits d'une contribution à la Conférence européenne sur l'exclusion sociale en milieu rural, Clermont-Ferrand 19-20 octobre 2000.

On peut considérer qu'il y a, à l'égard des petits cultivateurs, trois types d’exclusion sociale :

– l’exclusion « économique » relative à l’emploi, à la rémunération du travail, au statut professionnel, aux possibilités de subventions, de prêts et de revenus alternatifs.

– l’exclusion « institutionnelle » relative aux organisations professionnelles, à des services et des ressources comme l'information ou l’apprentissage agricole.

– l’exclusion « interpersonnelle » relative aux relations familiales et sociales.

Les petits cultivateurs souffrent plus ou moins de ces diverses exclusions dont les conséquences ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes.

Ainsi certaines femmes peuvent ne pas être trop affectées d’être exclues d'une activité agricole dans la mesure où elles ont une activité alternative et conservent, grâce à leur mari, un standing social satisfaisant. Mais d'autres femmes peuvent se sentir frustrées si leur travail agricole et leurs contributions à la gestion de la ferme ne sont pas socialement reconnus.

Les hommes, pour qui l’identité agricole est en général très importante, supportent difficilement la perte de leur statut, la marginalisation, l’isolement social. En Grèce, par exemple, ils craignent d'être obligés d’abandonner un jour l’agriculture ou de devenir des ouvriers agricoles pour le compte de grands fermiers. Aux Pays-Bas, ils sont humiliés quand une demande de crédit leur est refusée, quand ils sont rejetés par des collègues ou des organisations. En Suède, ils se sentent désarmés face à la politique, à la bureaucratie, à la paperasserie. L'un d'eux disait avec beaucoup d’éloquence : « Nous sommes devenus des gens qui profitent des aides au maximum au lieu de produire au maximum. »

Dans les cinq pays, les petits cultivateurs ont tous une perception pessimiste de leur situation. Ils pensent que les changements à venir et les nouvelles réglementations travailleront contre eux, qu'ils auront beaucoup de difficultés à survivre.

Les grandes exploitations favorisées

Divers mécanismes, directs et indirects, contribuent à les exclure de la participation aux programmes subventionnés par l’Union européenne. Mais cela n'apparaît pas clairement car les statistiques ne mesurent pas l’échec des petits cultivateurs et les interprétations nationales de la politique agricole commune n'en font guère état. Par exemple, des instituts de crédit n'accordent pas de prêts aux petits cultivateurs comme on le constate aux Pays-Bas.

En Finlande, la politique agricole ne soutient pas les investissements de développement des exploitations plus petites que la moyenne. Il y a ainsi des conditions attachées à la taille des exploitations mais aussi à l'âge des exploitants. Des subventions existent pour des agriculteurs jeunes, au début de leur carrière, si la taille de leur exploitation dépasse la moyenne. Certaines conditions prennent aussi en considération l’aptitude des agriculteurs et le fait qu'ils travaillent ou non à plein temps. Les propriétaires de petites fermes sont donc exclus. S'ils veulent s'agrandir ou se moderniser, ils sont obligés de financer eux-mêmes leurs investissements.

Aux Pays-Bas et en Suède, les petits cultivateurs sont très souvent délaissés par les organisations agricoles et les coopératives de production. Toutefois, faute de sentir leur soutien, des petits cultivateurs s’en excluent eux-mêmes volontairement.

En Grèce, ils ont moins de possibilités d’accéder à une formation agricole que les grands fermiers, à cause des préjugés existants concernant leur âge et leur éducation. Très souvent en effet ils n’ont qu’une instruction primaire. La formation agricole n’y est possible que pour des jeunes de moins de 30 ans. S'il est crucial de bien préparer la nouvelle génération d’agriculteurs, il est inacceptable de négliger complètement les fermiers plus âgés dans un pays où la majorité des agriculteurs ont 40 ans ou plus et n’ont jamais reçu de formation. Ceux-ci représentent actuellement le noyau dur de l’agriculture et demandent eux-mêmes une formation agricole.

Travailler hors de la ferme ?

Les hommes, les femmes et les enfants adultes des ménages pauvres ont besoin d’un emploi rémunéré pour pouvoir survivre. Ce constat a des implications importantes. Même en Suède, pour pouvoir survivre, un ménage agricole doit compter sur la rémunération de l’homme et de la femme. Or une petite ferme ne peut pas fournir un travail à plein temps pour deux personnes. Il est crucial que l’un d’eux puisse trouver un emploi rémunéré à l'extérieur pour la prévention du chômage et de la pauvreté. Dans les pays du sud et de l'est de l'Europe, ce sera plutôt dans l'agriculture car un grand pourcentage de la population y est employée. En Grèce par exemple 17,5% des personnes salariées le sont dans le secteur agricole où travaillent 51% des hommes et 66% des femmes habitant en milieu rural.

S'il est important que l'un des deux conjoints ait un travail en dehors de la ferme, ce sera soit l'homme soit la femme selon le marché de l’emploi et les représentations sociales locales. En Suède, c’est en premier lieu la femme qui travaille en dehors, dans d’autres pays, c’est plutôt l’homme. Lorsque le mari travaille à l'extérieur de la ferme, la femme éprouve des difficultés pour se faire pleinement reconnaître comme fermière et avoir accès aux services et aux ressources disponibles.

L’exclusion propre aux femmes

A l’intérieur du ménage, l'exclusion des femmes est marquée par le fait qu'elles ont peu part aux décisions concernant le fonctionnement de la ferme si leur mari est un agriculteur à plein temps. Au niveau institutionnel, il leur est difficile de devenir membre des coopératives et autres organisations agricoles, de bénéficier d'une formation, de participer à des programmes subventionnés par l’Union européenne. Mais quand leur mari a un emploi à l’extérieur, elles peuvent participer activement à la gestion de la ferme, surtout lorsqu’elles sont propriétaires ou officiellement en charge de l'exploitation. En Finlande, une femme propriétaire du terrain ou copropriétaire avec son époux peut participer aux décisions concernant la gestion de l’entreprise et être pleinement reconnue comme fermière responsable. En Grèce, les maris n’abandonnent pas volontiers leur statut social de fermier, même si n'exerçant plus ce métier, c'est leur épouse qui accomplit tout le travail.

En Suède et en Finlande, où l’égalité des sexes a été encouragée par une politique volontariste, la majorité des femmes agricultrices sont, à l'instar des hommes, membres des organisations agricoles. Mais c'est moins vrai pour les femmes de petits cultivateurs.

Une petite ferme gérée par le mari est considérée comme une entreprise agricole à plein temps, que la femme travaille en dehors ou reste chez elle. Si la femme gère la ferme parce que son mari travaille en dehors, la ferme est considérée comme une exploitation à temps partiel. En Grèce, en Suède et aux Pays-Bas, une ferme est classée à temps partiel si l'homme passe plus de 50% de son temps dans un travail extérieur : on ne prend pas en compte le travail de l’épouse. Or, en Grèce, 75% des paysans sont de petits cultivateurs avec moins de 5 hectares et la plupart des hommes ont une occupation hors de leur ferme. Le revenu individuel des femmes dans l’agriculture n’y est pas pris en considération : il n'est qu'un revenu complémentaire de celui de leur mari.

On doit aussi considérer que des femmes ont des enfants à élever pendant une période de leur vie sans tellement bénéficier de soutiens sociaux, que d'autres préfèrent travailler à l'extérieur.

Le sentiment d'une exclusion

Partout, les petits cultivateurs se sentent menacés, souffrent d'un manque de considération voire d'une négligence de la part de l’Etat et des organisations professionnelles. Beaucoup d'entre eux ont le sentiment que « tout le monde » essaie de les éliminer. Aussi ont-ils des regards très négatifs envers les politiques agricoles nationales et européennes, même si quelques-uns sont un peu plus positifs envers l’Europe qu’envers leur propre Etat.

En Suède, 56% des femmes de petits cultivateurs interrogées se sentent intégrées dans l’agriculture, 23% partiellement et 8% exclues. En Finlande 58% se sentent intégrées, 33% partiellement et 9% exclues. En Grèce, 52% se sentent intégrées, 15% partiellement et 27% exclues.

Aux Pays-Bas, l’intégration des femmes au sein de leur ménage est meilleure qu'au plan institutionnel ; elles ressentent donc davantage encore leur exclusion de la profession agricole.

Dans tous les pays, plus les femmes ont reçu une formation agricole et plus elles sont engagées dans le travail fermier (seules ou en relation avec leurs maris), plus elles ont la chance d’échapper à l’exclusion, d’être reconnues comme fermières par leurs maris et par la communauté locale.

Quelques mesures possibles

En Europe, il serait important d’adopter des mesures pour supprimer les accès aux subventions conditionnés par la taille de l'exploitation. Des possibilités d'investissement devraient être offertes aux petits cultivateurs et la commercialisation de leurs produits sur le marché devrait être protégée. Cela leur apporterait une aide substantielle, améliorerait leur qualité de vie et leur intégration. Les coopératives agricoles et les syndicats paysans devraient faire preuve d'une préoccupation égale pour les grands et les petits agriculteurs, et davantage défendre les intérêts spécifiques de ces derniers à l’occasion de négociations avec les gouvernements.

Un autre domaine d'intervention serait la formation agricole des petits cultivateurs. Une formation technique dans l’agriculture leur donnerait une qualification professionnelle plus grande, les rendrait plus sûrs d'eux-mêmes et les aiderait à être socialement plus reconnus. En Grèce et en Europe de l’Est notamment, les moyens financiers pour la formation agricole doivent être augmentés et mis à la disposition de tous, et pas seulement à celle des jeunes et des agriculteurs ayant déjà une formation de base. Pour les femmes en particulier, les cours d’économie ménagère ne doivent pas être financés sur des fonds destinés à la formation agricole. Cette dernière doit avoir lieu au niveau des villages pour qu’elle soit plus facilement accessible aux petits cultivateurs.

Constantina Safiliou-Rothschild

Constantina Safiliou-Rothschild est professeur et chercheur au Centre national de recherche sociale à Athènes (Grèce)

CC BY-NC-ND