Faisant suite à notre précédent dossier consacré aux enfants placés, celui-ci aborde les projets familiaux, c’est-à-dire la dynamique même qui unit un homme et une femme pour assumer ensemble leur destin, bâtir un avenir commun, transmettre à leurs enfants et à d’autres le meilleur d’eux-mêmes. Un défi pour chaque couple et plus encore pour ceux qui n’ont ni lieu ni communauté où ancrer et développer leur projet familial. Ceux-ci ne pourront pas relever ce défi sans solidarités sociales et sans ambition politique.
Pour cause de misère et/ou d’insécurité, certains adultes sont amenés à quitter leur terre natale, espérant trouver ailleurs paix, travail, instruction, formation. Ce sont, dit-on, des réfugiés. Si d’aucuns parviennent non sans difficultés de toutes sortes à s’insérer dans un nouvel environnement, il en est d’autres qui rejoignent la cohorte de familles autochtones, elles-mêmes en errance dans leur propre pays, sans logement ni travail ni revenus sûrs, en quête d’un hypothétique « chez soi » qui leur rendrait possible une histoire avec d’autres. Privées de vie sociale, ces familles sont en grande souffrance. C’est pour leur offrir un espace où reprendre force que la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand a été créée voici déjà trente ans et qu’elle continue aujourd’hui à susciter autour d’elle une communauté solidaire.
Pour mener à bien ses projets, toute famille a besoin de soutiens, de points d’appui, de relations. Celles qui connaissent la misère, non seulement en ont un besoin encore plus grand, mais elles aspirent en outre à une reconnaissance d’une autre nature. C’est pourquoi le fondateur du mouvement ATD Quart Monde a demandé à ceux qui voulaient s’associer à la réalisation de leurs projets de « faire communauté » avec elles, c’est-à-dire de les rejoindre non comme des assistants, des enseignants, des tuteurs, des prestataires de services, mais d’abord comme des citoyens, voire comme des frères. Car il s’agit d’inventer avec elles et avec d’autres les moyens adéquats pour donner les meilleures chances d’avenir à leurs enfants, comme le montre Francine de la Gorce.
Les enjeux sont de taille. Ces convictions sont en effet loin d’être partagées. Elles se heurtent à des préjugés et à des soupçons fort tenaces. Par exemple, les plus pauvres seraient incapables de projets personnels du fait qu’ils sont dans la nécessité de survivre : vu de l’extérieur, cela ne saurait constituer un projet de vie. Et ils seraient plus ou moins inaptes à assumer des responsabilités parentales, sociales, associatives… A cause des changements qui ont modifié le modèle familial traditionnel de nos sociétés occidentales, valorisant davantage le destin individuel, certains s’interrogent aujourd’hui sur la pertinence d’une promotion de la famille en général et de la famille pauvre en particulier. Néanmoins, la fragilisation des liens familiaux, voire leur recomposition, oblige les Etats à intervenir de diverses façons pour compenser les pertes de sécurité engendrées par cette évolution et les charges induites par l’éducation des enfants. Or empêcher ou freiner l’appauvrissement n’est pas encore combattre l’exclusion.
La finalité à poursuivre n’est-elle pas de permettre à tous les parents d’exercer leurs droits fondamentaux et d’assumer librement leurs responsabilités ? Ce numéro illustre, sous des angles divers, de quelle façon le défi des projets familiaux peut être appréhendé.
Maryvonne Caillaux nous permet de faire un bout de chemin avec une famille, au cours duquel nous comprenons à quel point les conditions de vie peuvent entraver la mise en œuvre d’un projet et la nature d’un accompagnement possible.
Sophie Razanakoto, assistante sociale, s’interroge sur le degré de liberté laissé aux familles pauvres et Maria Maïlat, anthropologue, s’indigne de la façon dont on peut transgresser le caractère sacré du lien de filiation qui est précisément au cœur du projet familial.
Jacques Commaille, d’un point de vue juridique et Pierre Maclouf, d’un point de vue sociologique, éclairent les tensions actuelles qui se font jour entre projet individuel et projet familial. De son côté, Eugène Notermans rappelle pourquoi Joseph Wresinski ne pouvait pas concevoir une promotion individuelle qui ne prendrait pas en compte la réalité familiale.
Marie Jahrling, Christian Scribot, Françoise Vedrenne et Paulette Vienne affirment que les parents très pauvres ont, comme tous les parents, le projet de se construire un futur. Cristallisé autour de leurs enfants, celui-ci leur fournit un point d’appui pour s’insérer socialement.
Michel d’Haene à Roubaix, Annick Cabannes à Clamart et Louise Vanier à Montréal décrivent chacun l’action entreprise pour soutenir les projets familiaux des personnes rencontrées par l’organisme dans lequel ils sont engagés.
Sur un plan plus global, William Lay et Olivier Gerhard relatent le combat entrepris par des mouvements associatifs pour que l’Union européenne se dote d’une politique familiale. Tandis qu’Alain Touraine, dans un apport plus prospectif, en appelle à des modes d’intervention sociale qui fassent droit à une reconnaissance mutuelle. Si les politiques et l’action sociale sont nécessaires, le vrai projet familial des familles en grande pauvreté n’est-il pas d’abord d’exister aux yeux des autres ?