Droit de la famille, droit des individus

Jacques Commaille

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Jacques Commaille, « Droit de la famille, droit des individus », Revue Quart Monde [Online], 179 | 2001/3, Online since 01 March 2002, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1772

Le droit de la famille est passé d’une conception volontariste, destinée à promouvoir l’institution, à un droit des individus au sein de la cellule familiale. Une mutation qui s’accompagne de mesures sociales pour compenser la fragilisation des familles. Ce texte est une version abrégée de l’article « Famille : entre émancipation et protection sociale », paru dans la revue Sciences humaines (N°115, avril 2001).

En l’espace de quelques décennies, la famille a connu dans les sociétés occidentales une profonde mutation, passant du statut d’institution garante de l’ordre social à celui d’association d’individus. Le droit occupe une place croissante dans la constitution et la gestion de l’univers privé des individus, pour trois raisons principales.

Les individus aspirent à davantage d’autonomie et les comportements se libéralisent. La plupart des réformes du droit de la famille répondent à cette demande d’indépendance individuelle… Avant, le divorce constituait une perturbation grave risquant de mettre en péril la famille conçue comme une institution remplissant des fonctions essentielles pour la société tout entière : il fallait donc soit l’interdire (ce qui fut le cas pendant longtemps), soit le rendre difficile. En libéralisant les pratiques, la loi du 11 juillet 1975 prend acte de l’aspiration des individus à pouvoir se séparer s’ils l’estiment nécessaire.

La libéralisation s’accompagne d’une demande renforcée de protection contre les « risques familiaux » qui, dans bien des cas, se transforment en risques sociaux : par exemple, l’augmentation du nombre de familles monoparentales a donné lieu à la mise en place de prestations sociales spécifiques, comme l’allocation de parent isolé.

Le droit devient de plus en plus un instrument de gestion des rapports sociaux. La famille s’inscrit pleinement dans ce phénomène, dans la mesure où une régulation négociée se substitue à une régulation imposée. Les liens ne sont plus prescrits, mais consentis, et le droit est l’instrument de gestion de ces liens consentis.

Les transformations de l’institution familiale

Ces mutations ont lieu dans l’ensemble des pays européens, même si elles s’opèrent à des rythmes différents et selon des modalités qui peuvent varier d’un pays à l’autre, en raison de traditions culturelles, politiques, religieuses ou juridiques1.

L’adoption du « Pacte civil de solidarité » (Pacs) en France constitue à cet égard une véritable révolution culturelle, dans la mesure où, jusqu’à cette loi, le Code civil ne reconnaissait que le mariage comme mode de vie en couple.

On assiste à un bouleversement des temporalités familiales : dans le modèle traditionnel, on avait un cycle de vie familiale représenté par les fiançailles, le mariage, la naissance des enfants… A ce schéma inscrit dans la longue durée, se substitue un temps court, une succession de séquences : un même individu pourra être célibataire, puis marié, puis divorcé, puis en concubinage, puis au sein d’une famille recomposée… Un chiffre témoigne de cette mobilité de la structure familiale : en moyenne, près d’un mariage sur trois se solde par un divorce.

La procréation n’est plus la destination principale du couple. La famille a longtemps eu pour vocations premières la reproduction biologique de la société à travers les enfants et sa reproduction sociale à travers ses fonctions d’éducation et de socialisation. Aujourd’hui, c’est une conception hédoniste qui domine : on a des enfants parce qu’on en a envie, et on s’assure la maîtrise de ce choix. Cette disposition a contribué à la baisse importante du taux de fécondité : entre 1965 et 1994, il a chuté de 46% en Europe.

Le statut des partenaires du couple a changé. On avait auparavant une différenciation nette des rôles, avec l’homme pourvoyeur de fonds et la femme à la maison. De nos jours, les deux partenaires travaillent généralement (même si les tâches ménagères restent majoritairement prises en charge par la femme).

Le droit des individus

Au terme de ce processus, au droit « classique » de la famille est venu s’ajouter un droit des individus à l’intérieur même de la cellule familiale : droit des femmes par rapport aux hommes mais aussi droit des enfants…

L’émergence de la question homosexuelle est un autre indice de la remise en cause de l’Etat et de la crise de la régulation par le haut. Elle témoigne du refus grandissant des individus d'une imposition, par les pouvoirs publics, du fonctionnement de leur vie privée. Cette revendication d'autonomie s'est construite au moyen d'une action collective.

Les lois sur l’interruption volontaire de grossesse ont été le résultat de la mobilisation des femmes. Elles ont inauguré un mouvement historique dans lequel la revendication d'ajustement du droit à l’évolution des mœurs se fait sur la base d’un mouvement social qui a sollicité, pour légitimer son action, les principes fondateurs de la démocratie : égalité, liberté.

Ce qui se passe au sein de la famille correspond dès lors à ce que doit être la démocratie politique : un espace qui réunit des individus autonomes, égaux, libres, réflexifs. On assisterait ainsi à un renversement : l’univers privé devient un modèle pour l’organisation de la société politique, alors qu’avant la famille traditionnelle n’était que le support ou la justification de l’ordre social et d’une société politique autoritaire et hiérarchisée.

Un droit pour les classes moyennes ?

Cette hypothèse, pour séduisante qu’elle soit, appelle néanmoins une objection : les inégalités demeurent au sein de notre société, et tous les individus ne disposent pas des mêmes ressources pour prendre leur part dans ce processus de démocratisation de la vie personnelle2. Certains vont être davantage exposés aux risques sociaux induits par cette libéralisation, et moins bien armés pour leur faire face. C’est le cas des familles monoparentales, qui sont presque toujours constituées de femmes seules en charge d’enfants et qui sont doublement pénalisées : en raison de leur situation familiale, mais aussi à cause des inégalités persistantes dont sont victimes les femmes.

En privilégiant des formes négociées de résolution des conflits familiaux (divorce par consentement mutuel, médiation), les réformes ne font en réalité qu’accentuer ces disparités. Dans les classes moyennes et supérieures, les partenaires disposent des ressources qui leur permettent de négocier.

A l’inverse, dans les catégories sociales défavorisées, très souvent les gens ne sont pas en mesure de fonctionner selon cette modalité : une femme se trouvant en situation de dépendance parce que n’ayant pas d’activité ou de qualification professionnelle sera démunie pour entrer dans un processus de règlement négocié. Dans ce type de situation, on aura souvent tendance à attendre l’intervention d’une autorité (le juge) pour essayer d’obtenir de la protection sociale. Les statistiques sont à cet égard éclairantes. La proportion des couples qui divorcent par consentement mutuel est beaucoup plus importante parmi les classes moyennes et supérieures. En revanche, la proportion de divorces pour faute est supérieure parmi les classes populaires.

Les formes « alternatives » de régulation des différends familiaux comme la médiation apparaissent donc comme une illusion, car elles conviennent mieux à certaines catégories sociales qu’à d’autres. En outre, elles relativisent la place du droit, en faisant du juge une sorte de tiers, un accompagnateur du processus de négociation, plutôt qu’une autorité qui doit produire une décision en référence à un texte.

Du droit civil au droit social

Le curseur de la mobilisation juridique se déplace vers les effets sociaux de cette autonomisation. Ainsi, en matière de divorce, la loi était faite de telle façon qu’elle portait d’abord sur les causes de la désunion : qui a commis la faute ? Quelle faute ? Aujourd’hui, la loi vise à jouer sur les conséquences : elle va donc chercher à organiser la garde des enfants, le droit de visite, la répartition des charges financières.

L’évolution du droit de la famille révèle donc un paradoxe fondamental. D’un côté, le droit consacre le retrait de la régulation étatique et l’autonomisation des personnes ; d’un autre côté, on demande à l’Etat d’assurer davantage de protection, sous forme de droit social. En conséquence, la politique familiale comme instrument de promotion de la famille décline, en faveur de ce que l’on peut considérer comme une politique sociale : il y a une socialisation de la politique familiale. Ainsi les caisses d’allocation familiale, qui avaient pour mission initiale de gérer les prestations familiales universelles, sont de plus en plus amenées à distribuer des aides sociales de type RMI.

Le droit civil, entendu dans son sens traditionnel, participe d’une forme de codification, tendant à établir un corps de principes directeurs quant au comportement des individus. Ce droit a tendance à décliner au profit d’un droit répondant à des revendications d’acteurs collectifs, et devient de ce fait une sorte de juxtapositions de règles qui s’accumulent au gré de la conjoncture politique et des mouvements sociaux. Parallèlement, ces mouvements sociaux cherchent à restaurer une normativité fondée sur des principes fondamentaux.

Le processus d’internationalisation a sans doute contribué à accélérer ces phénomènes. Les acteurs collectifs porteurs de changements travaillent et s’expriment au niveau supranational. A cet égard, la Convention internationale des droits de l’enfant 3 qui prend en considération l’enfant comme individu, indépendamment de sa famille, est un événement marquant. De même, au sein de la communauté européenne, et même s’il n’y a pas de politique familiale commune à proprement parler, on observe une convergence des politiques nationales : on ne peut plus ne pas tenir compte de ce qui se passe dans les autres pays de l’Union européenne.

Liberté individuelle et intérêt général

En définitive, la question de la famille apparaît comme un espace de tension entre trois grands pôles : émancipation, institution, protection.

L’aspiration à l’autonomie et à l’individualisation (émancipation) est très forte. Mais elle se heurte à une autre logique : celle du souci du bien commun (institution), qui porte l’idée que l’univers privé ne regarde pas que les individus, mais concerne la société tout entière.

Le troisième pôle est celui de l’exigence de gestion publique des risques sociaux (protection). Il est en tension avec la logique d’émancipation. Mais il s’affronte aussi avec le pôle institution, qui doit faire face à l’autonomisation des comportements privés, alors que cette dernière nécessite une mobilisation croissante des ressources publiques.

La famille nous ramène donc au cœur d’une question fondatrice de nos sociétés : comment concilier la volonté de liberté des individus avec l'intérêt général ? Le droit est l’expression même de ce dilemme.

1 . J. Commaille et F. de Singly (dir.), La Question familiale en Europe, L’Harmattan, 1997.

2 . J.Commaille et C.Martin, Les enjeux politiques de la famille, Bayard, 1998.

3 . Cf. Quart Monde, L’enfant civilisateur (n° 167, octobre 1998).

1 . J. Commaille et F. de Singly (dir.), La Question familiale en Europe, L’Harmattan, 1997.

2 . J.Commaille et C.Martin, Les enjeux politiques de la famille, Bayard, 1998.

3 . Cf. Quart Monde, L’enfant civilisateur (n° 167, octobre 1998).

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