Autonomie et appartenance

Pierre Maclouf

p. 28-29

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Pierre Maclouf, « Autonomie et appartenance », Revue Quart Monde, 179 | 2001/3, 28-29.

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Pierre Maclouf, « Autonomie et appartenance », Revue Quart Monde [En ligne], 179 | 2001/3, mis en ligne le 05 mars 2002, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1774

Redécouvrir, au-delà des aspirations à la réalisation de son propre bonheur, les fondements d'un engagement mutuel solidaire, construit ou reconstruit par deux personnes, permettant dans la durée d'établir ou de sauvegarder des filiations assumées sinon délibérément choisies.

Depuis 1'époque où, voici un siècle, Emile Durkheim1 distinguait entre « famille conjugale » et « parenté », la famille n'a jamais cessé d'être un sujet de débat moral, politique et social. Ces différentes dimensions sont particulièrement imbriquées les unes dans les autres aujourd'hui.

Discussions sociologiques

La discussion qui se dessine dans le domaine de la sociologie de la famille n'est pas complètement indépendante du débat politique, mais elle est relativement décalée par rapport à lui.

D'un côté, de nombreux travaux de sociologues poursuivent leur opération de « désenchantement du monde », de mise à distance des idées reçues : il n'existe pas « une » famille, mais des formes diverses d'assemblage des individus, composées de manières très différentes, et auxquelles on donne le nom de «famille». Dans ces « familles » (il faut désormais le dire au pluriel), les individus s'estiment de moins en moins obligés, les uns vis à vis des autres, par des liens inconditionnels de solidarité. La famille contemporaine s'émancipe par rapport à la parenté, mais l'individu « s'autonomise » vis-à-vis de la famille.

La recherche de « l'autonomie » est devenue un maître mot. Si la famille s'avère être un obstacle au bonheur, à la quête de réalisation de soi, elle peut être défaite, puis refaite, autrement, ailleurs, avec d'autres associés. Les comportements s'orientent ici en fonction d'un temps court, celui du bonheur. Ce sont ces comportements qu'étudie un premier courant de recherche2.

D'autres chercheurs, à l'inverse, insistent sur la puissance des liens de filiation, sur la force de la parenté qui ne se ramène pas à la relation conjugale. Selon eux, l'appartenance familiale n'est pas entièrement voulue, elle est aussi déterminée. Subie ou choisie, la filiation s'inscrit alors dans une longue durée3.

Faut-il dire que l'une de ces positions serait « moderne » et l'autre, « traditionnelle » ? La seconde est souvent accusée d'exprimer une conception figée d'un modèle familial unique, de plus en plus éloigné de la réalité des comportements. On rétorquera, de l'autre côté, que, si la première de ces conceptions, celle qui se veut « moderne », découle d'observations vérifiées, elle risque aussi, faute d'une position claire sur les fondements du fait familial, de glisser insensiblement du constat à une nouvelle norme, dévalorisant les engagements durables et les liens inconditionnés.

Il me semble que, en partant de notre travail, se dessine une possibilité de déplacer ce débat stérile en ce sens qu'il semble ne pas relever de l'objectivité mais du conflit de valeurs.

L'apport de notre recherche

Revenons à notre objet de recherche (le projet familial et le temps chez les très pauvres) et à notre matériau.

Les personnes que nous avons rencontrées vivent de manières très diverses. Les unes sont mariées, d'autres non : ces dernières vivent ou bien en concubinage, ou bien en situation de « monoparentalité ». Les enfants présents dans ces ménages (que ces derniers soient mariés ou non), peuvent être issus de plusieurs unions. Derrière ces situations visibles, il y a souvent eu des ruptures graves, liées à des conduites considérées comme peu « normales », voire « déviantes », par les institutions.

Voilà donc des conditions concrètes de vie qui sont loin de préconisations moralisatrices. Pourtant, il ne fait aucun doute, pour ces mêmes personnes, qu'elles constituent des familles. Au sein de celles-ci, elles affirment l'importance des liens avec leurs partenaires. A aucun moment ces personnes n'imaginent vivre sans famille. Le projet familial n'est jamais séparé d'une idée de la solidarité. L'amour, le désir de mettre au monde puis de porter dans ce monde des enfants, sont la trame de leur projet.

Nous retrouvons ici une proposition déjà faite par certains chercheurs : prendre comme objet de recherche non pas le « démariage », mais le « mariage », l'alliance durable, en tant que projet aujourd'hui ; non pas l'horizon de la réalisation immédiate de soi, mais la construction durable de filiations choisies.

Pour cela, allons plus loin : nous sommes conduits à une autre conception de la famille. Elle pousse à réfléchir sur les fondements de ce groupement solidaire qui, certes, engage et oblige la personne mais qui est aussi, simultanément, un groupement construit par elle, voulu et toujours reconstruit dans le temps.

1. Sociologue français (1858-1917).
2. On pense ici en particulier aux travaux de L.Roussel (La famille incertaine, Paris, O.Jacob, 1989) et de F. de Singly (Le soi, le couple et la
3. Ce second courant est représenté notamment par I.Théry (Couple, filiation et parenté aujourd’hui : rapport à la ministre de l’Emploi et de la
1. Sociologue français (1858-1917).
2. On pense ici en particulier aux travaux de L.Roussel (La famille incertaine, Paris, O.Jacob, 1989) et de F. de Singly (Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996).
3. Ce second courant est représenté notamment par I.Théry (Couple, filiation et parenté aujourd’hui : rapport à la ministre de l’Emploi et de la Solidarité et au garde des Sceaux, Paris, O.Jacob, 1998). A signaler aussi la position très originale de J.-H. Déchaux, Le souvenir des morts : essai sur le lien de filiation, Paris, PUF, 1997.

Pierre Maclouf

Professeur de sociologie à Paris 1, Pierre Maclouf met ici en perspective la réflexion engagée au sein du programme Quart Monde/Université (cf. Quart Monde n°170 et « Réflexions de parents » dans ce numéro).

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