Les relations entre les institutions et les personnes

Pierre Maclouf

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Pierre Maclouf, « Les relations entre les institutions et les personnes », Revue Quart Monde [En ligne], 182 | 2002/2, mis en ligne le 05 novembre 2002, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2323

Comment dans leur logique les institutions peuvent-elles atteindre les personnes qui sont très loin d’elles ? A première vue, elles entretiennent avec celles-ci une grande distance.

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Pratiques sociales

L’institution est un ensemble de règles mais aussi un appareil, un dispositif qui a des « ressortissants » ou des « clients » qu’elle va classer dans des catégories prédéfinies de manière abstraite (par âge, par exemple, ainsi les 18-25 ans.) Souvent l’institution existe par la durée, elle marque une permanence dans le temps alors que la personne surgit d’une manière beaucoup plus immédiate. L’institution et la personne ne sont pas dans les mêmes durées. La première existe déjà avec ses règles et ses classifications quand la personne la rencontre.

L’institution recèle également des ressources. Elle vise une certaine universalité. Elle est un recours possible pour faire valoir quelque chose, en raison de sa permanence et de son objectivité.

L’institution enfin s’incarne, vit, dans un groupe d’hommes et de femmes, sans se confondre avec lui : il y a une Justice et pas seulement des juges ; il y a une Ecole et pas seulement des enseignants ; il y a une Eglise catholique et pas seulement des prêtres et des fidèles. Mais en même temps, l’institution n’existe que si ses règles, son but, sont portés par des hommes qui les mettent en œuvre, qui leur donnent une force contraignante, qui vont agir en direction d’autres hommes. Les hommes d’ailleurs ont une marge de manœuvre par rapport aux institutions.

« Même dans les institutions les plus bloquées il existe des interstices de liberté. Chacun peut faire bouger les choses bien davantage qu’il ne s’y autorise généralement. C’est pourquoi je me refuse aux considérations générales. Je crois au génie de la rencontre. Il existe toujours une porte quelque part. »1.

La personne c’est d’abord la singularité, une substance individuelle qu’on ne peut pas réduire à d’autres substances. La personne c’est aussi une totalité, c’est la possibilité de me penser, moi, comme unité, de dire un « je » qui traverse mes diverses expériences. La personne a une raison qui lui est propre et qui n’appartient qu’à elle.

La personne c’est ce qui nous constitue comme sujets parlant à d’autres sujets, refusant d’être objectivés, d’être réduits à n’être que des membres d’une catégorie par exemple (« plus de soixante ans », « RMIste »…)

La personne se développe dans la durée et c’est même la durée continue d’une existence qui fait la personne.

Domination, contestation, interaction

D’abord, on peut dire que les relations entre institutions et personnes sont empreintes de domination, de contrôle, d’assujettissement, d’encadrement, de refoulement. L’institution exerce son emprise sur la personne.

On peut aussi voir ces relations, non pas simplement comme une domination de personnes qui ne peuvent pas parler, mais comme un conflit ou une lutte. Si les personnes sont insatisfaites, elles vont le manifester, l’institution va leur répondre d’une certaine manière, et elles vont réagir en contestant ou en se retirant.

On peut aussi voir ces relations comme des interactions. Mais il y a une sorte de distance entre l’institution, qui est là comme un fait objectif, et la personne qui est un sujet. Comment va-t-il pouvoir y avoir une interaction, une action conjointe, un « agir ensemble », avec une institution qui se réfère à une logique fondatrice, à un principe de base qui précède la personne ? L’institution se pense selon une démarche d’offre et va à la rencontre des gens. La personne au contraire se définit par la subjectivité. Elle se met en face de l’institution avec sa raison.

Objectivité, subjectivité

Cette opposition entre personne et institution ne doit pas être trop forcée, parce que l’institution est un groupe d’agents professionnels qui ont eux aussi une subjectivité. Les nouvelles politiques publiques les considèrent comme des acteurs et aujourd’hui les institutions sont pénétrées par cette logique de la subjectivité. D’autre part la personne n’est pas qu’émotions et subjectivité, elle a aussi une objectivité, qui résulte de l’ensemble des relations avec d’autres.

Evidemment, entre les institutions et les personnes, il existe au départ une disparité de connaissance, de représentation, de regard sur l’autre, avec des jugements de valeur associés. Ces décalages se nourrissent de cadres de référence différents, personnels ou institutionnels.

Mais, le programme Quart Monde-Université nous l’a montré, on peut partager ce qui nous sépare, à condition que les cadres de référence soient explicités, et que chaque acteur accepte de se mettre à distance de son propre cadre de référence. Les cadres de référence formels de l’universitaire et du professionnel sont des cadres objectifs, mais en même temps, il existe un rapport subjectif du chercheur ou du professionnel à ceux-ci, et c’est ce rapport-là qu’il faut « mettre sur la table. » Cela veut dire que le partage passe par le détour d’une objectivité mise en commun. Il serait très dangereux de dire que l’objectivité est du côté des professionnels et que la subjectivité est du côté des personnes démunies.

Dans la relation entre personnes et institutions, il y a aussi une absence de symétrie, parce que l'institution distribue des ressources et la personne en demande.

Cependant l’institution a aussi besoin des ressources des autres. De même que le chercheur a besoin du « terrain », de même les buts de l’action institutionnelle ne peuvent, la plupart du temps, être atteints que par une coopération de la part des personnes. La Justice a besoin que les parties et les témoins disent la vérité et ne causent pas d’entrave ; l’Eglise a besoin de la fidélité de ses membres ; la politique de la Ville a besoin de l’implication des associations… Cette interdépendance est à assumer dans une absence de symétrie.

Mais en même temps, l’institution vise à l’universalité. Elle garantit qu’il n’y a pas de faveur indue faite à un groupe plutôt qu’à un autre. L’institution a besoin de cette régularité, tandis que les besoins des personnes sont hétérogènes.

Action en commun et risques

Il faut dépasser la distinction selon laquelle l’institution serait logique et les personnes irrationnelles.

L’institution elle-même peut se révéler irrationnelle, ce dont témoigne l’incapacité des pouvoirs publics à tirer les leçons des « catastrophes naturelles » ou encore l’empilement des dispositifs d’insertion depuis vingt ans sans qu’ils aient été pensés de manière cohérente.

Les personnes, quant à elles, développent parfois des actions « non logiques » mais qui ne sont pas forcément irrationnelles. C’est le cas de cette famille qui disparaît le jour où on va lui offrir les moyens de résoudre son problème… C’est une action illogique mais qui n’est pas irrationnelle : cette famille a des raisons d’agir ainsi, raisons qu’il faut comprendre.

Agir en commun c’est faire se rencontrer ce qui est logique et ce qui ne l’est pas. Cela comporte des risques propres. Des professionnels risquent d’oublier qu’ils sont membres d’une institution. Des personnes vont peut-être se mettre dans un rapport compliqué avec leur environnement. Comment ces risques peuvent-ils être résolus ?

Ils peuvent l’être par ce qui s’appelle la confiance. Il n’y a pas de situation à risque vivable sans confiance et contrôle, confiance entre les acteurs, contrôle externe pour réduire les déséquilibres éventuels entre eux. Mais la relation de confiance n’est pas non plus sans danger.

Par exemple, le professionnel ou le chercheur va chercher un rapport de connivence avec les personnes démunies pour gagner ou garder leur confiance. Or il n’est pas là pour ça ! On ne peut faire comme si on était tous égaux et oublier qu’on ne l’est pas dans la société. On peut y remédier si chacun assume son statut et est conscient de son interdépendance dans une certaine distance.

Ce problème des relations entre personnes et institutions est très important. Je crois qu’on peut arriver à un changement social radical, profond, qui implique l’engagement des uns et des autres, mettre en œuvre un projet de transformation sociale ne passant pas par la stérilité de l’affrontement mais par les tensions réciproques assumées dans l’interdépendance.

1 Eva Joly, Notre affaire à tous, Paris, Les Arènes, 2000
1 Eva Joly, Notre affaire à tous, Paris, Les Arènes, 2000

Pierre Maclouf

Sociologue, enseignant à Paris-Dauphine, Pierre Maclouf a participé au programme Quart Monde - Université (cf. Quart Monde n° 170 et 179.) Il a développé sa réflexion lors de la journée conclusive du programme Quart Monde Partenaire au Conseil économique et social le 7 février 2002.

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