Le langage, un apprentissage pour tous

Rosette Proost

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Rosette Proost, « Le langage, un apprentissage pour tous », Revue Quart Monde [En ligne], 182 | 2002/2, mis en ligne le 05 novembre 2002, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2324

Le changement commence lorsqu’on parvient à parler de sa vie en termes positifs…

Index de mots-clés

Langage

Pendant le programme Quart Monde Partenaire, nous avons eu des remarques disant que les militants utilisent parfois des mots qui ne semblent pas être les leurs. Il ne s’agit pas seulement des mots, du vocabulaire, mais aussi des idées, comme s’ils répétaient quelque chose qu’ils avaient souvent entendu.

La question parfois formulée est : est-ce que le Mouvement ATD Quart Monde n’apprend pas aux militants une « idéologie », c’est-à-dire une manière de voir la misère, d’en parler et de réagir ?

Dans le programme, les militants étaient aidés par deux volontaires, membres de l’équipe pédagogique, pour se préparer aux discussions avec les professionnels, et cela posait parfois question à ces derniers.

Nous avons même entendu dire que ces militants ressemblaient finalement peu aux familles très pauvres rencontrées dans les quartiers ou les services.

Ce problème du langage me fait penser à mon propre fils. Il a deux ans et demi, il décrit son environnement, ses relations, son corps, avec des mots que nous lui avons appris nous-mêmes, son père, sa sœur et moi. Il commence aussi à utiliser des mots qu’il apprend à la garderie. Parfois, nous nous étonnons de ce langage qui n’est pas vraiment le nôtre. Déjà à cet âge-là, il vit un premier conflit dans la manière de voir les choses. Par exemple, il me dit qu’à la garderie, il n’est pas obligé de mettre des chaussons. « J’ai le droit » me dit-il. Son langage correspond à sa manière de voir la vie, qui change du fait qu’il fréquente la garderie et qu’il y entend des adultes évaluer ses actes différemment qu’à la maison. Il a déjà compris qu’il peut faire le choix. Il défend ce qu’il trouve le mieux pour lui.

Dans la vie, ce processus se fait sans interruption. Notre manière de penser, notre langage, notre vocabulaire s’enrichissent au contact d’autres relations, d’autres manières de vivre, d’autres expériences. Par exemple, je me rappelle combien les cours de sociologie et de philosophie étaient difficiles pour moi pendant mes études. Du fait que je ne venais pas du même milieu que les autres étudiants et les professeurs, j’étais confrontée à leur manière de voir la pauvreté et la société qui m’était étrangère. Je passais des heures à chercher dans le dictionnaire la signification de mots employés par les professeurs et inconnus de moi. J’ai utilisé longtemps ce langage qui n’était pas le mien, puis, avec mes propres expériences, petit à petit, au fil des ans, au sein d’ATD Quart Monde, j’ai adapté ce langage que je n’ai pas rejeté parce qu’il me permet de communiquer. Cela m’a permis, par exemple, pendant le programme de comprendre l’exposé de Pierre Maclouf, sociologue, et d’en parler avec les autres militants de mon groupe. En passant par des milieux différents, des connaissances et des langues différentes, ma pensée et mon langage se sont enrichis.

Parler et penser vont toujours ensemble. L’apprentissage passe d’abord par l’écoute, mais pour dialoguer, il faut pouvoir apporter sa propre réflexion avec ses propres expressions. Cela demande un apprentissage permanent et par étapes.

Beaucoup de gens bénéficient, dès la petite enfance, de l’ouverture à d’autres réalités via l’école, les livres, les médias, les voyages… Pour beaucoup de personnes très pauvres, cette ouverture se fait lorsqu’elles rencontrent une association, comme par exemple le Mouvement ATD Quart Monde. Elles voient la vie autrement, elles entendent une autre manière de décrire la vie, ce qui leur permet de réfléchir autrement leur propre vie.

Qui peut se permettre de leur reprocher cela ?

Les militants du programme se retrouvaient devant un défi : à la fois exprimer leur propre vécu et celui de leur milieu, en sachant que c’est un vécu souvent jugé négativement, et aussi apporter une analyse qu’ils ne pouvaient pas faire individuellement parce qu’ils n’ont pas eu dans leur vie les mêmes temps d’apprentissages que d’autres.

Le partage commence dès qu’on est capable d’exprimer des raisonnements sur une réalité et de proposer des solutions. Pour des personnes très pauvres, un profond changement s’opère quand elles peuvent mettre des mots positifs sur leur propre vécu.

Dans ce programme, nous avons certainement contribué à un changement durable, justement parce que nous avons su mettre des mots positifs sur ce que nous avons gagné nous-mêmes dans notre vie en devenant militants du Mouvement ATD Quart Monde.

Rosette Proost

Rosette Proost a participé au programme Quart Monde Partenaire, dans le groupe des « militants du refus de la misère. »

CC BY-NC-ND